En terminant second des éliminatoires de la zone Amérique du Sud devant l’Argentine et derrière le Brésil, l’Uruguay, débarque en Russie. Emmené par son « professeur » de 71 ans, le petit pays coincé au milieu de ces deux géants montre un visage paradoxal entre continuité et voyage dans le temps.
2011. Dans la folie du Monumental de Buenos Aires, le match n’est qu’à son amorce mais le geste est calme : crochet du droit, Verón s’efface, tir du gauche et poteau rentrant. Plus d’une heure après, dans le même flegme, de la tête Luis Suárez lance Diego Forlán vers le 3-0. Les deux hommes courent au poteau de corner les bras levés, Muslera s’effondre au sol, le stade explose, les klaxons et les pétards contrastent avec les larmes qui coulent sur les visages des supporters uruguayens, un an après sa quatrième place au Mondial sud-africain et quelques jours après l’élimination de l’Argentine aux tirs au but (1-1, 5 tab à 4), l’Uruguay s’offre sa 15e Copa América dans le grand stade de la sélection rivale. Un record. El Uru n’a plus d’égal, mais aujourd’hui le peuple crie l’envie et le besoin d’un nouveau titre, pour une ligne de plus au palmarès. Ou pour honorer son histoire.
Ciel et soleil
Lorsque le ballon est à l’honneur d’une compétition, il faut constamment compter sur lui depuis qu’il a été placé au rang de mythe en 1930. Lui, c’est le Sol de Mayo à seize rayons, le plus titré de son continent. Durant l’été, lorsqu’il est posté de manière dominante dans le ciel bleu clair, il devient une attraction. Et cette année encore, pas mal de choses ont changé. Le décor est différent : il quitte l’organisation américaine pour la grandeur russe. Et la scène aussi : il passe d’un tournoi continental avec une dizaine de conviés à un tournoi mondial avec plus de deux-cents au départ. Mais peu importe le lieu et le nombre d’invités, car sa présence se fait toujours remarquer. D’abord, puisqu’il est attendu. Pendant une grande partie de l’année, il se cache et se fait oublier. Il vit uniquement par des lueurs disséminées en Europe et en Amérique du Sud. Mais à l’approche de l’été, il refait entièrement surface. Les souvenirs et les petites histoires resurgissent. Une fois dans le ciel, l’envie qui domine, c’est bien celle que les émotions durent davantage que quelques semaines, quelques rencontres. Parfois il apporte du bonheur : Copa América 2011. Parfois il déçoit : Copa América Centenario. Mais au final, le plaisir de l’observer est toujours éclatant. Et puis, car il se montre omniprésent. Les années passent, les conditions changent, la couleur de ces rayons, talents, s’obscurcie vers le gris, mais même avec le temps, il séduit encore. Ce Sol de Mayo, c’est la sélection uruguayenne. Dans le ciel, elle est reconnue pour taper fort. Très fort. Aujourd’hui, elle a aussi appris à caresser la peau.
Mémoire et lumière
L’histoire de la Celeste est bien la preuve que le football de ce petit pays de seulement 3 millions d’habitants ne peut être réduit à la « garra charrúa », entendre sa volonté de sacrifice, symbole du sauvetage de la main par Suárez en quarts de finale contre le Ghana et de sa morsure sur l’épaule de Chiellini quatre ans plus tard. Mais, ces dernières années l’Uruguay offre un football amer comme la première gorgée d’un maté mal préparé, ‘qui renonce à la joie, atrophie la fantaisie et interdit l’audace’ comme l’écrit dans ces vers Eduardo Galeano écrivain uruguayen décédé en 2015, et auteur du livre ‘El fútbol a sol y sombra’. Sortie en quarts de finale au Chili pour la Copa America 2015 et dans les phases de groupe l’année suivante aux Etats-Unis pour la Copa América Centenario, la sélection de Tabárez présente un jeu de renoncement regroupé autour de l’immortelle défense : Muslera, Godin, Giménez et le double-pivot Arévalo Ríos/Álvaro González. Un football à l’ombre, qui ne rayonne pas mais qui martèle, à la manière d’un Atlético Madrid. En 2014, à quelques jours du Mondial brésilien, Diego Lugano s’était exprimé sur le site de la FIFA : « Pour nous, un match du Mondial est bien plus qu’un match de football. C’est une part de l’identité de notre société, de notre pays ». Car si le deuxième plus petit pays des États sud-américains après le Suriname porte sur ses larges épaules deux Coupes du Monde (1930 et 1950), il respire depuis toujours l’esprit de survie, descendance morale des Charrúas (Indiens), résistants face à l’invasion des colons européens. Mémoire.
‘Un peuple sans mémoire est un peuple sans futur’, jugeait l’écrivain Américain Todd Strasser. Alors que Diego Godin, Maxi Pereira et Caceres, symbole d’une défense inflexible joueront certainement leur dernier Mondial, Coates (27 ans), Guillermo Varela, Diego Laxalt (25 ans) et Gastón Silva (24 ans) sont les boulons remplaçants d’une mécanique huilée à une identité machiavélique. Devant, le jeune Céltico Maxi Gómez (21 ans, 17 buts en 35 apparitions) est la preuve que l’Uruguay ne sera jamais en panne d’attaquant expert devant les buts. Mais si la Céleste frissonne, c’est qu’en plus d’un renouvellement tranquille, elle a trouvé une direction. En mémoire à Álvaro Recoba et Enzo Francescoli, créatures techniques d’une époque passée, elle a rompue avec les milieux obsédés par la destruction. Walter Gargano, Arévalo Ríos et Álvaro González ne sont plus de son style. Aujourd’hui, quelques années se sont écoulées. Et ses goûts ont changé. Les enfants de la nouvelle école préfèrent faire bouger la balle avec l’intérieur du pied. Et c’est ce qui l’a fait vibrer. De Boca Juniors et la Sampdoria à l’Inter et la Juve, de Nahitan Nandez et Lucas Torreira à Matias Vecino et Rodrigo Bentancur, la Céleste accumule les talents aux pieds doux. Mais aussi Lodeiro (29 ans) et Federico Valverde (19 ans) non-retenus dans la liste des 23. S’il est plein d’espoir sur le papier, le groupe emmené par Óscar Tabárez en Russie semble lire son destin entre deux philosophies. Physique et appliqué, son Uruguay se sensibilise à la patte technique de son milieu de terrain et réunit une large panoplie tactique : des tacles appuyés de la défense centrale dressée au dévouement Colchonero, à la profondeur de Suárez et des milieux élégants avec et sans ballon. Dans une guerre théâtrale aux autres nations sud-américaines, l’Uruguay de Tabárez a offert un beau spectacle, fait de différents temps. D’une part, dans une scène de souffrance face au Brésil, où elle délaisse le cuir (38% de possession), elle opère en transition, tire plus au but que la Seleção (12 tirs à 8) et attrape le match nul (2-2). Et démontre le savoir-faire de sa charnière Godín/Giménez dans la réduction des espaces. D’autre part, dans une scène de domination contre la Bolivie, ces hommes prennent l’initiative dans le jeu. Les milieux Bentancur et Vecino démontrent leurs sciences, italienne du positionnement et latine de la conservation du ballon. Nuancée et fascinante, la Céleste se dévoile dans une opposition de styles de jeu. En ce temps-là, son histoire s’écrit à travers mémoire et destinée, force et audace, devoir et plaisir.