La nomination de Xavi à la tête du FC Barcelone était l’occasion de traduire cette rare interview. Nous sommes en janvier 2012. Le football espagnol est alors la référence planétaire et Pep Guardiola est encore l’entraîneur du club blaugrana. A l’époque, le quotidien AS avait eu la bonne idée de revenir aux sources du succès catalan en interviewant Laureano Ruiz (né le 21 octobre 1937), “le technicien qui, dans les 1970, a semé les graines du Barça de Guardiola” selon Martí Perarnau, proche de l’actuel entraîneur de Manchester City et auteur des indispensables Herr Pep et Pep Guardiola : La Métamorphose.
Don Laureano, quel a été le meilleur joueur sur les plus de 26 000 que vous avez entraîné sur ces 60 dernières années ?
Sans aucun doute, Johan Cruyff.
Avez-vous d’autres noms qui n’ont pas brillé au haut niveau ?
Jonathan Valle. Un joueur extraordinaire qui avait la faculté de passer et de marquer. Il est arrivé à l’âge de 18 ans au sein de l’équipe première du Racing (de Santander) et à domicile, en à peine 20 minutes de jeu (pour ses débuts pros), il avait été à l’origine de cinq occasions. A l’extérieur, il ne faisait pas les déplacements. Un jour, lors d’un Racing-Málaga, il est rentré après la pause car l’équipe perdait. Il a mis deux buts, causé un penalty et le Racing a gagné 4-1. À la fin du match, Juande Ramos m’a dit : “D’où vient Jonathan ? Il a gagné le match à lui seul.” Le dimanche suivant, il n’était pas du voyage… D’autres n’ont pas brillé à cause de blessures comme Coromina, d’autres parce qu’ils ne vivaient pas une vie d’athlète de haut niveau, comme Corral.
Comment êtes-vous arrivé à Barcelone ?
C’était en 1972. J’avais entraîné le Racing en première division et comme on venait de gagner la finale des U13 contre le Barça, ils m’ont signé. Je voulais progresser en tant qu’entraîneur et c’était le bon endroit. On était autodidactes parce que jusque dans les années 1950, il n’y avait pas de football de jeunes, et avant, quand on avait 13 ans, nous, les gamins, on ne pouvait jouer que dans la rue.
Avec qui avez-vous travaillé ?
Oriol Tort s’occupait des U12-U13, Olivé des U16-U17-U18, moi des autres catégories et Alcoy du Barcelona Atlético, un club rattaché à l’époque. Quand je suis arrivé, c’étaient des royaumes de taïfas. L’idée de chaque technicien s’incarnait. J’ai d’abord implanté le modèle de jeu chez les U16-U17-U18 puis dans toutes les catégories de jeunes.
La philosophie précédente se résumait sur une affiche du secrétariat technique qui disait : “Si vous venez proposer un jeune de moins de 1,80m, faites demi-tour”.
Oui. Ils disposaient de joueurs solides qui avaient une carrière continue. Mais le football s’apprend balle aux pieds, pas en courant. Si vous voulez apprendre l’anglais, vous courez ou vous parlez anglais ? Un jour, je commence un entraînement avec ballon et Rinus Michels arrive. On faisait un petit match et il me demande : “Ils font quoi ?” Et je lui ai dit : « C’est pour travailler l’utilisation du ballon tout en travaillant le physique, et pour les questions tactiques, je suis là. S’ils ne savent pas passer, ça ne sert à rien qu’ils courent. » Ensuite ils ont dit qu’il valait mieux que les garçons touchent peu le ballon pour arriver affamés en match.
Vous avez incorporé le rondo, quelque chose dont vous êtes fier d’avoir créé.
Je l’ai inventé en 1957 à Santander comme solution tactique à un problème global : les attaquants se démarquent toujours dans l’axe, en cherchant à aller au but. Dans le rondo, il y avait deux défenseurs, deux attaquants et un joker qui aidait ces derniers. Ça provoquait des démarquages sur le côté, parce que dans l’axe, en supériorité numérique, tu facilites la tâche de la défense. C’est toujours un deux-contre-un sur le côté. Ça fait partie de ce que j’appelle le “football-football”, un concept qui encourage le joueur à maîtriser toutes les alternatives dans la prise de décision en fonction de chaque situation de jeu : dribble, passe, dégagement…
« Dans le football, vous pouvez être gras comme Puskas, chétif comme Messi, n’avoir qu’un pied comme Maradona ou réussir sans être un super athlète comme Xavi et Iniesta. »
Le talent footballistique s’apprend-il ou naît-on avec ?
Personne n’est né en sachant jouer. Il n’y a que 10% de joueurs qui réussissent grâce à leur talent. Cruyff était un grand joueur parce qu’il vivait à côté d’un terrain de football et qu’il y passait des heures. S’il avait été né dans un milieu musical, il aurait été un grand musicien.
C’est donc 90% de travail…
90% des joueurs de première division ont les mêmes qualités que 60% des joueurs de seconde division, 30% de la Segunda B (3e division) et 10% de la Tercera (4e division). Dans le football, vous n’avez pas besoin d’avoir une qualité particulière comme en basket ou il faut être grand ou en boxe, où il faut être courageux et avoir une grande allonge. Dans le football, vous pouvez être gras comme Puskas, chétif comme Messi, n’avoir qu’un pied comme Maradona ou réussir sans être un super athlète comme Xavi et Iniesta. C’est un sport démocratique.
Je suis surpris que vous privilégiez le travail au talent.
Je ne priorise pas, je pondère. J’ai commencé les camps d’été pour les gamins en 1983. On invitait de grands joueurs et on leur posait la question suivante : “Combien d’heures passiez-vous à jouer au football durant votre enfance ?” Kubala avait dit huit heures, Cruyff six et Laudrup cinq. Savez-vous ce que Maradona et Messi ont répondu ? Toutes ! Le talent, ça se travaille.
Comment expliquez-vous le succès mondial du modèle que vous avez mis en place au Barça dans les années 70 ?
Le vrai football a commencé en 1930, car au cours des 70 années précédentes, c’était du rugby. Ricardo Zamora (ndlr : ancien international espagnol considéré comme l’un des meilleurs gardiens de tous les temps) me racontait qu’à 17 ans, lorsqu’il jouait à l’Espanyol (Barcelone), un avant-centre le rendait fou parce que dès qu’il avait le ballon, il le prenait pour marquer. Et ça finissait en but parce qu’il valait mieux le porter. C’est comme ça qu’il a inventé la ‘zamorana’ (ndlr : consistant à renvoyer le ballon avec le coude ou l’avant-bras pour éviter le contact de l’attaquant) pour éviter le problème. Puis le football s’est assoupli et les règles ont réduit le facteur physique.
Il a quand même fallu 35 ans au modèle pour qu’il réussisse.
C’est arrivé quand les générations élevées à ce modèle ont émergé. Xavi remporte des titres depuis une décennie. Et avec l’Espagne, il a fallu résoudre une erreur dès le début : les Allemands et les Anglais ont toujours été plus puissants, alors essayez de les battre par la puissance… Mais Luis Aragonés a misé sur la technique, l’habileté et Del Bosque a ratifié ce modèle.
Le remplaçant de Pep ? Il doit être de la maison pour maintenir le modèle. Xavi est son successeur naturel.
Une équipe a-t-elle inspiré le modèle de jeu que vous proposez ?
La Hongrie et le Honved Budapest, que je suis allé voir en 1956 à San Mamés en Coupe d’Europe. L’Athletic avait gagné et le Honved avait attaqué. Un ailier avait le ballon et quand il était proche de la ligne de but, il la rendait en retrait au latéral, ce dernier la donnait au central qui trouvait lui-même le milieu de terrain qui la passait au latéral opposé… Ils étaient menés mais jouaient derrière parce qu’ils étaient convaincus de pouvoir gagner en jouant court, et brusquement, ils surprenaient l’adversaire par une passe verticale. Ils ne cessaient jamais de jouer. Comme le FC Barcelone actuel. J’aimais le Real Madrid de Di Stéfano et le FC Barcelone de Kubala, mais ils n’étaient pas si techniques, ni non plus les Pays-Bas de Cruyff, qui alignait des combattants. Et le Brésil de 1958, 1970, 1982…
Et le FC Barcelone actuel (de 2012, ndlr) ?
En attaque, c’est aussi fort que les équipes précitées, mais défensivement, c’est supérieur. Quand Guardiola a pris en charge l’équipe, il a dit au groupe : ‘Plus nous défendons, plus nous attaquerons’. Attaquer en nombre, toujours plus. Et dès la perte du ballon, ils vous encerclent. C’est l’équipe qui marque le plus de buts après l’avoir récupéré dans le camp adverse. A propos de Pep…
Dites.
Je suis revenu à Barcelone cinq ans plus tard pour donner un cours et diriger la Escola contre le Barça. Ils ont gagné avec deux buts sur corners sur des séquences enseignées à mon époque. Je suis allé voir l’entraîneur, Domingo Roca, et il m’a dit que deux gamins lui avaient suggéré. L’un d’eux était Guardiola. Il l’avait copié des U15.
Bielsa peut-il remplacer Pep ?
J’aime bien Bielsa mais son successeur devrait être de la maison pour maintenir le modèle. Xavi est son successeur naturel.
Que pensez-vous de Mourinho ?
Il ne trouve pas de solution. Le Real Madrid a une grande équipe, mais les faits montrent que Mourinho a de bonnes connaissances. Rien de plus.
Faut-il imposer son système ou s’adapter aux joueurs ?
Le bon entraîneur impose son système. Il le travaille. Et puis il y a les modes suivies par la majorité. Ce fut d’abord le WM, puis le 4-2-4, le 4-4-2 et maintenant le 4-3-3.
Que pensez-vous du niveau des entraîneurs aujourd’hui ?
Maintenant, ils ne travaillent pratiquement plus parce que le travail est fait par leurs assistants. Ils renoncent au marquage individuel pour ne pas fragiliser leur système, ils défendent en ligne et 90% proposent la même chose.
Ils défendent en ligne, c’est-à-dire…
Défendre ainsi, c’est une offrande pour le porteur. C’est une idiotie parce qu’un dribble ou un une-deux vous déséquilibre. Beaucoup résolvent ces situations en mettant cinq défenseurs au lieu de quatre. Erreur. Jouer en ligne est aussi inutile avec quatre joueurs qu’avec huit. Si vous en mettez cinq, vous retirez un joueur du milieu et donnez à l’adversaire la liberté de recevoir le ballon, de se tourner et de faire la passe.
Vous avez quelque chose à ajouter ?
Les “fautes tactiques” sont une erreur. Il est incroyable qu’on puisse applaudir une démonstration d’impuissance qui se résulte par un carton jaune et un joueur qui joue le reste du match avec le couteau sous la gorge. Ou bien l’aberration des corners courts (à deux) qui ne se justifient que si vous créez une situation de supériorité pour que ça débouche sur une frappe. Le jouer à deux pour centrer ensuite, c’est enlever un joueur de la surface.
L’Espagne gagnera-t-elle un autre Mondial ?
Ce ne sont pas toujours les meilleures équipes qui gagnent la Coupe du monde. Il y a des sélections dont on se souvient et qui n’ont pas de palmarès : le Brésil de 1950, la Hongrie de 1954, les Pays-Bas de 1974, le Brésil de 1982…
Dites-moi, qu’est-ce donc le football ?
Le football, c’est tromper, jouer en première intention et savoir se placer.
Merci, don Laureano.
On a déjà fini ?
vision très lucide, on verra ce que ça donne cette saison avec Xavi