« Quand on dit : ‘Ben Arfa joue comme dans la cour d’école’, ça veut dire qu’il fait du marquage-démarquage. C’est pas plus con. Les gosses de 10 ans le savent déjà. Le problème, c’est que (…) parce qu’ils vont vite ou parce qu’ils sont plus costauds, certains joueurs oublient d’être intelligents. (…) La première qualité d’un joueur c’est d’être intelligent. Jouer avec des cons, c’est impossible. » Cette citation issue de Football à la Française, de Thibaud Leplat, résume la quête d’un entraîneur atypique dans le paysage footballistique français. Telle une comète, sa carrière au plus haut niveau fut courte et constamment préoccupée par l’idée de travailler avec des collaborateurs « intelligents », joueurs, staff et dirigeants compris. La Grinta a décidé de revenir sur le travail remarquable de Raynald Denoueix au sein de la Real Sociedad. Comment a-t-il transformé une équipe proche de la relégation en une participante à la Ligue des champions ?
Note au lecteur : Etant donné que nous sommes dans l’analyse de matchs assez anciens, la qualité de la vidéo et donc des images sélectionnées n’est pas toujours optimale. Merci de votre clémence. Remercions tout de suite le support footballia.net (et YouTube ici) sans qui rien ne serait possible. De plus, cette analyse s’appuie sur la lecture de quelques ouvrages ou articles que nous rappellerons à la fin du papier.
LA PENSÉE DE RAYNALD DENOUEIX : CE QUI SE CONÇOIT BIEN S’ÉNONCE CLAIREMENT
Raynald Denoueix a tranché. Pour lui, le football c’est d’abord et surtout un sport compétitif et gagner est la seule chose qui compte. Le spectacle ne fait pas partie de sa définition du football, ainsi le « beau » est quelque chose de subjectif. Le rôle du spectateur est secondaire. Une rétrospective historique permettrait de remettre en cause ce point, mais ce n’est pas l’objet de cette analyse. Ceci étant dit, qu’est-ce qui le différencie d’un Allegri ou bien d’un entraîneur français à l’image souvent écornée de « pragmatique » ? Pourquoi paraît-il si isolé dans le paysage des entraîneurs français eux-mêmes, s’il pense comme eux ? Parce que sa vision de ce sport est alors avant-gardiste en France pour l’époque : il voit le football comme quelque chose de global, de systémique, où tout est relié, ou rien ne peut être divisé. Le tout n’est pas égal à la somme des parties pour Raynald Denoueix. C’est cela qui le sépare de la pensée cartésienne privilégiée par beaucoup. Ainsi, il pourfend l’idée qu’au football « il faut d’abord bien défendre ». Il n’y a plus de priorité pour lui, puisque chaque phase de jeu est liée l’une à l’autre. De fait, bien défendre c’est bien attaquer. Ainsi, « bien jouer » au football selon l’entraîneur breton c’est proposer une organisation-animation la plus complète possible afin de développer une supériorité à chaque match dans toutes les phases de jeu en s’appuyant d’abord et avant tout sur les joueurs à disposition. Le résultat est clair pour lui : « bien jouer c’est gagner ! ».
Si l’on devait « ranger » la pensée de Denoueix par rapport aux grands débats sur le jeu qui traversent le cerveau de tous les entraîneurs, il représenterait une catégorie à lui seul. En effet, deux autres catégories se distinguent: tout d’abord ceux pour qui le « spectacle » fait partie de la définition du football. Pour Bielsa, Cruyff, Sarri, Sacchi, Pocchetino, Klopp, Roberto De Zerbi, Sampaoli, Jorge Valdano, entre autres, l’entraîneur doit créer une émotion auprès du spectateur qui dépasse le tableau d’affichage. Ils ont montré que l’on pouvait pratiquer un football construit, esthétique et qui gagne. Enfin, il existe une troisième « école » d’entraîneurs, ceux pour qui seul le résultat compte quels que soient les moyens mis en place pour l’obtenir, peu importe que l’on joue mal ou que l’on joue bien. L’une des pratiques communes associées à cette école consiste à tout séparer, diviser, comme par exemple séparer le résultat du jeu pratiqué.
Libre à chacun de se « positionner », mais vous l’aurez compris, s’intéresser aux idées de Raynald Denoueix c’est aller vers toujours plus de nuance dans notre appréhension de ce sport. Il n’existe pas que deux visions du monde qui s’opposent parmi les entraîneurs. Ce qui compte, au fond, n’est pas d’être « étiqueté » « pragmatique » ou « romantique », mais de s’intéresser à la définition du football de chacun et à la pensée qui se développe sur ce socle (diviser le football ou le voir comme un tout ?). Raynald Denoueix représente un « monde » à lui seul. C’est ce « monde » qu’il s’agit d’explorer maintenant à travers l’analyse de la Real Sociedad de 2002-2003.
COMPOSITION ET ANIMATION
Lorsque Raynald Denoueix arrive à la Real Sociedad le club n’est clairement pas programmé pour jouer le haut du classement et encore moins les places qualificatives pour la Ligue des champions : « Quand je suis arrivé, la Real Sociedad était mal financièrement donc on n’a quasiment pas recruté. Sauf Karpin qui est revenu parce qu’il était en fin de carrière et ne trouvait pas de club. (…) Concernant Darko (Kovacevic), j’ai dit au président : » je veux le garder pour jouer dans l’axe » il n’avait rien joué la saison précédente, il s’était fait opérer du ménisque » (source : FuriaLiga). Le Français s’appuie sur les forces en présence et sur quelques jeunes joueurs du club tels Xabi Alonso ou Boris. C’est un diagnostic de départ cohérent sur les forces en présence qui lui permet de mettre en place une organisation-animation intelligente sur le pré. Celle-ci tourne autour d’un 4-4-2 à plat. Associés à leurs partenaires, certains réalisent l’une des plus grandes saisons de leur carrière : Kovacevic, Nihat, De Pedro, Rekarte et Xabi Alonso, qui lui, en réussira beaucoup d’autres. Durant l’année, il effectue très peu de rotations tant et si bien que, malheureusement, ces joueurs terminent épuisés.
LA REAL EN PHASE OFFENSIVE : L’EXPRESSION D’UN LANGAGE COMMUN
Au regard des matchs réalisés par les Basques deux attitudes sautent aux yeux : d’abord, la capacité des joueurs à s’associer à travers des cheminements très simples dans toutes les phases de jeu, ensuite, la liberté créative et l’intelligence situationnelle de chacun. Par exemple, la phase de sortie de balle est caractérisée par la volonté de ne pas s’affoler afin de tout faire pour ne pas rendre le ballon à l’adversaire après sa récupération à cause d’un excès de précipitation lié à un défaut d’analyse. Ceci dit, les sorties de balle sont variées mais ne revêtent pas l’aspect quasi « scolaire » du football de haut niveau d’aujourd’hui. Si Johan Cruyff a bouleversé le football espagnol, Guardiola n’a pas encore rencontré Ricardo La Volpe et la révolution n’a pas encore vu le jour en Espagne à cette époque. Mais déjà, un petit homme au grand destin, sublime la phase de sortie de balle du côté du Pays Basque :
(Le latéral gauche basque a récupéré le ballon. Xabi Alonso décroche devant ses défenseurs pour demander la sphère.)
(Laissé seul par la première ligne du Celta Vigo, Xabi Alonso peut contrôler, se retourner et attaquer presque sans danger l’espace libre devant lui. Quand il effectue ce déplacement, les défenseurs lui donnent presque systématiquement le ballon.)
(Une passe verticale de Xabi Alonso pour Karpin qui a quitté son aile pour se recentrer aura suffi à briser le bloc adverse. L’international russe dispose de temps pour se retourner et attaquer les 40 mètres adverses.)
Xabi Alonso, 21 ans, s’impose déjà comme une pièce essentielle de l’effectif. « Les premières fois que je t’ai vu jouer c’était sur cassette et en tribunes, alors que je préparais mon arrivée à la Real Sociedad (…) Prendre les infos, faire le tri, décider et réaliser. Tout ça avec intelligence. Tu étais le prototype même du milieu de terrain et tu étais déjà le cerveau de l’équipe. Après quinze jours d’entraînements, il était évident pour moi que tu allais devenir un très grand joueur. » Dans cette lettre sous forme d’hommage écrite par Denoueix à Xabi Alonso, l’entraîneur français souligne déjà le rôle clé du numéro 4 dans l’équipe. Et effectivement, la classe du jeune basque saute aux yeux :
(Un premier circuit est tenté côté gauche pour sortir le ballon. Cependant, la zone est bien fermée par le Real Madrid qui propose au moins 4 joueurs face aux 3 Basques.)
(La Real Sociedad décide alors de sortir de la densité. C’est à ce moment là que Xabi Alonso, entouré en rouge, entre en scène par un décrochage plus bas dans l’axe. Pendant ce temps l’Espagnol, a scanné l’ensemble du terrain.)
(Xabi Alonso a reçu le ballon, s’est retourné et face au bloc du Real Madrid regroupé à gauche, il renverse à l’opposé pour le latéral libre qui va pouvoir attaquer l’espace devant lui.)
Ces quelques séquences viennent appuyer toute l’importance du numéro 4 de la Real Sociedad dans le jeu de son équipe.
Plus rarement, il arrive que les défenseurs centraux se responsabilisent dans la relance à l’image de Kvarme dans la séquence ci-dessous :
(Alors que le défenseur central danois aurait pu donner le cuir à Xabi Alonso à ses côtés, il décide de gagner des mètres balle au pied, faisant ainsi sortir un opposant pour mieux libérer le joueur de la Real entre les lignes.)
(Cette situation illustre à merveille le pouvoir de la fixation pour faire avancer le jeu : attirer l’adversaire permet de donner du temps au partenaire derrière la ligne de pression après qu’il ait été servi d’une bonne passe diagonale. Ensuite, ce nouveau porteur amène à lui un autre adversaire ce qui libère un autre espace dans son dos. C’est ici que l’action se poursuit.)
(Comme annoncé, Karpin est servi dans la zone libérée par le latéral adverse près de la ligne de touche. Toute l’équipe de l’Atlético est fragmentée grâce à ce premier effort réalisé par le défenseur central et la Real Sociedad progresse aisément dans le camp adverse.)
(L’action s’achève par un dédoublement à l’intérieur, malheureusement insuffisant pour inquiéter la surface adverse, en raison du déchet technique du joueur russe dans la transmission.)
Dans cette phase de jeu, le gardien de la Real Sociedad est très peu impliqué dans son jeu au pied. Le portier favorise le jeu long directement sur Kovacevic, dominant dans les airs. L’équipe de Denoueix dispose de qualités certaines pour faire circuler le ballon sur la largeur. Dans l’animation de ce 4-4-2, ouvrir des lignes de passes ailleurs que dans les couloirs apparaît comme une priorité : l’idée est de pouvoir trouver les attaquants Nihat et Kovacevic dos au jeu ou de trois quart afin de faire avancer la balle et le bloc jusqu’à la surface adverse. Sur ce point, la Real Sociedad nous prouve encore qu’il est presque impossible de développer un football protagoniste sans que les attaquants s’impliquent dans la construction du jeu :
(Le latéral en possession tente de ne pas s’enfermer contre la ligne : c’est pourquoi il cherche un appui avec Nihat dans l’axe. Celui-ci positionné de trois quart choisit de remiser sur De Pedro.)
(De Pedro cherche à son tour le second attaquant de l’équipe qui peut, grâce à son positionnement jouer pour Nihat qu’il voit prendre la profondeur ou simplement contrôler, se retourner pour jouer à l’opposé.)
(C’est la seconde option qui sera choisie avec une passe profonde pour le joueur à l’opposé lancé dans une zone libre.)
Nous aurions pu mettre en avant d’autres images tant ces séquences sont nombreuses dans le jeu de la Real Sociedad. Même pour sortir le ballon de leur camp, les joueurs de Denoueix sollicitent souvent leurs partenaires de l’attaque qui décrochent pour se rendre disponibles en tant qu’appuis. Surtout, ce duo d’attaque est redoutable dans sa capacité à alterner jeu en appui et jeu en profondeur. Nihat, joueur remarquable de cette équipe avec 23 buts au compteur à la fin de la saison sait parfaitement s’adapter aux déplacements de son collègue serbe :
(Alors que Karpin réalise quelques pas d’ajustement, Xabi Alonso trouve une ligne de passe pour le trouver derrière les milieux de terrain. Nihat et Kovacevic dans l’axe préparent des courses pour combiner)
(Sur le temps de passe précédent, la complémentarité entre les offensifs se dégage ici nettement. Alors que Kovacevic fixe la charnière, Karpin se prépare à distiller la sphère dans le dos de son vis-à-vis pour Nihat, lancé dans son dos.)
Le joueur turc est tout à fait capable de contrôler le cuir dos au jeu et d’utiliser les miettes d’espaces que l’adversaire lui laisserait pour contrôler le ballon en se retournant afin d’aller fixer, dribbler pour éliminer balle au pied. Tout est lié à la compréhension mutuelle de cette paire dont chaque élément joue « pour l’autre » :
(Dans cette séquence, les 2 attaquants sont mobiles et viennent s’insérer pour créer une combinaison. Ici, ce n’est pas la quantité de joueurs mais la qualité des déplacements qui permettra de créer un décalage à partir d’un 4 contre 4.)
(Rekarte cherche « au loin » le joueur le plus avancé, Kovacevic dos au jeu par une balle par-dessus.)
(Le signal est lancé pour des déplacements combinés de grande qualité : Karpin vient face à Kovacevic pour recevoir sa remise en une touche pendant que Nihat par dans son dos pour recevoir la passe d’après qui sera profonde.)
(L’espace est ouvert dans le dos de la défense et la remise réussie par l’international serbe permet de continuer l’action.)
(Le décalage se termine par cette passe parfaite de Karpin en profondeur pour Nihat lancé en direction du but.)
L’intelligence collective et la compréhension mutuelle à l’oeuvre dans ce cheminement sont très intéressantes à voir quand on connaît la difficulté que cela représente de créer de tels automatismes. Malgré le déchet technique prégnant notamment dans les dernières passes, la Real Sociedad applique régulièrement un principe crucial pour Denoueix, un principe très facile à écrire ici mais beaucoup moins simple à réaliser sur le terrain : « jouer juste pour aller marquer ». Cette équipe basque est d’autant plus difficile à lire sur le terrain qu’elle est capable de varier les registres d’attaque. Si l’adversaire s’attend trop souvent à des décrochages, Kovacevic et Nihat ne se gênent pas pour prendre plusieurs fois de suite la profondeur. Avec Aranburu et Xabi Alonso, ils savent qu’ils peuvent être servis dans les meilleures conditions :
(Aranburu cherche Kovacevic par du jeu long par-dessus.)
(Alors que la défense de l’Atlético de Madrid ne s’aligne pas et tente de couvrir la profondeur elle reste impuissante sur cette séquence. La coordination entre l’appel et la passe associée à la qualité technique du relayeur basque rend impossible la récupération du ballon. Kovacevic prend un temps d’avance.)
(Le temps d’avance obtenu par l’attaquant de la Real Sociedad ne sera jamais repris. Kovacevic se présente seul face à Burgos et le crucifie.)
Le grand nombre de séquences mises en avant ici laisse entendre la qualité du jeu intérieur de la Real Sociedad, incarné par ses attaquants. Mais les côtés ne sont pas délaissés bien au contraire. L’aile gauche, occupée par De Pedro, est une zone d’attaque privilégiée des Basques. À travers la création de triangles et de losanges, ils peuvent déstabiliser n’importe quelle équipe :
(Le ballon circule au sein d’un premier triangle qui vise à attirer les milieux adverses.)
(La vision de la sphère circulant au sein de ce triangle a l’effet escompté : elle fait sortir l’adversaire et crée un intervalle pour la pointe haute du triangle entouré en noir.)
(Une passe bien sentie en une touche de balle permet d’éliminer toute la ligne de 4 de l’Atlético de Madrid.)
L’inclusion des attaquants au sein de ces triangulations permet la création de nombreuses supériorités numériques. Ces cheminements sont surtout à l’oeuvre sur le côté gauche dans le but de créer de l’espace côté droit. Un renversement permet alors de trouver Karpin à l’opposé qui peut ensuite faire l’étalage de sa qualité de centre au-dessus de la moyenne. Fixer à gauche pour renverser à droite et mettre Karpin (moins mobile) dans les meilleures conditions est une clef de l’animation basque. L’étude de l’animation de l’axe et des couloirs de la Real Sociedad laisse observer l’importance des passes diagonales très chères à Marcelo Bielsa dans la réussite des actions. Cette équipe gagne des mètres dans les blocs défensifs adverses en ne négligeant pas ce détail qui peut paraître anodin. Dans ce contexte, les latéraux disposent d’une grande liberté pour dédoubler et participer à la phase offensive. Tant et si bien qu’on les retrouve parfois à la passe décisive aux abords de la surface adverse :
(Configuration d’attaque placée menée par le milieu relayeur basque. On y voit Karpin rentrer légèrement intérieur pour libérer l’espace au latéral Rekarte. Nihat est devant le ballon mais la ligne de passe est fermée par Makélélé.)
(Alors que le latéral droit prend possession du cuir, Karpin entame une course dans l’espace libre couloir et emmène Makélélé avec lui. Rekarte l’a compris et voit s’ouvrir à lui la zone axiale.)
(le numéro 14 est parti du couloir pour rentrer intérieur, s’appuyer sur Aranburu et décide de continuer son implication offensive en se plaçant dans le demi-espace droit, aux côtés de Nihat.)
(L’intégration du latéral pose un grand problème au Real Madrid. Le défenseur Helguera se retrouve avec 2 joueurs à gérer tandis que Makélélé ne sait pas qui choisir entre le latéral et Karpin excentré. Ce temps latent est suffisant pour jouer un 2 contre 1 en faveur de la Real Sociedad.)
(Une déviation plus tard, Nihat peut s’insérer dans l’espace entre les 2 joueurs par un très bon contrôle orienté.)
(Le tacle en retard du défenseur du Real Madrid n’y changera rien : Nihat trouve le soupirail d’Iker Casillas et marque le troisième but de son équipe.)
Combien d’entraîneurs en 2002-2003 laissaient tant de liberté à leurs latéraux pour s’exprimer sur le front de l’attaque ? Très utiles dans leurs dédoublements pour centrer, ils se retrouvent aussi à l’intérieur pour distribuer quelques passes bien senties. Les latéraux sont véritablement protagonistes dans leur phase offensive. À ces combinaisons autour de la surface s’ajoutent une qualité de frappe lointaine hors du commun incarnée notamment par 3 joueurs : Kovacevic, Nihat et Xabi Alonso. La paire d’attaquants culmine à 43 buts à elle seule et la Real Sociedad termine deuxième meilleure attaque et deuxième au classement général derrière les Galactiques. Cette complémentarité ne se reverra jamais plus par la suite comme le confie Denoueix à Thibaud Leplat dans son livre : « La première année, je l’ai fait jouer avec Nihat devant et les deux ensemble ont mis plus de vingt buts. La deuxième année, c’état moins bien parce que Darko a vu que Nihat en avait mis un de plus que lui et il ne voulait plus courir pour en faire bénéficier l’autre. C’est terrible, ça. »
Ainsi, il ne s’agit pas de contredire l’importance d’une défense solide pour aller loin dans n’importe quelle compétition. Cependant, ce long chapitre vise à rappeler qu’une grande majorité d’équipes qui gagnent présentent une phase offensive très élaborée, capable de créer le doute en permanence chez l’adversaire. À partir d’un 4-4-2 à plat a priori « basique », la Real Sociedad nous montre toute l’étendue des possibilités. Tous ces possibles existent grâce aux joueurs capables de penser et d’exécuter ces combinaisons.
SOLIDARITÉ ET SIMPLICITÉ : DEUX INGRÉDIENTS POUR MAÎTRISER LA PHASE DÉFENSIVE ET LES TRANSITIONS
« Tu vois quand je te dis que le jeu, c’est le plaisir de se comprendre avec des références communes, eh bien, l’une de ces références, c’est la défense en zone : se couvrir, couvrir l’espace, couvrir les distances entre nous. Les seuls référents, ce sont toujours le ballon et le but. Quand je suis arrivé à la Real, j’ai eu des discussions avec des défenseurs qui avaient été internationaux comme Aranzabal, qui jamais, n’avait entendu parler de la défense en zone. Il avait 28 ou 29 ans. Bon… Si tu fais un marquage individuel, tu ne sais jamais ce que tu vas faire parce que c’est l’adversaire qui va t’emmener où il veut et ouvrir comme ça des espaces. » Dans Football à la française, Raynald Denoueix prend position et explique l’un des principes majeurs de son animation sans le ballon. Sauf exception, (notamment contre le Real Madrid), ses joueurs proposent un 4-4-2 médian en défense placée :
(Ce plan large permet de percevoir l’organisation en défense placée médiane : l’espace laissé à l’adversaire se situe dans les couloirs. La ligne d’attaque et les 2 milieux de terrain se concentrent sur la fermeture de l’axe.)
(Un bon coulissage sur le temps de passe adverse suffit à provoquer la passe négative de l’adversaire.)
(La première ligne en 2 + 4 est toujours très efficace pour bloquer l’avancée du jeu adverse dans l’axe. Ici, le milieu de l’Atlético tente quand même de s’y engouffrer.)
(La passe à l’intérieur du jeu de l’Atlético est sanctionnée par la défense de la Sociedad. Karpin vient resserrer autour de son partenaire et celui-ci est pris dans l’étau.)
Dans ce moment de jeu, il est fréquent de voir l’un des membres de la dernière ligne suivre le décrochage des attaquants adverses. La défense en zone est donc légèrement adaptée pour la dernière ligne car les compensations sont plus simples à réaliser qu’une communication parfois approximative et hors tempo durant le match. Cette adaptation est aussi visible sur les corners défensifs où quelques hommes se situent dans les zones-clés, alors que la majorité des coéquipiers adoptent un marquage individuel. En bref, ce 4-4-2 médian présente peu d’amplitude sur la largeur et une bonne compacité sur la profondeur.
Toutefois, le football étant un tout, ce comportement collectif doit être associé à une attitude précise en phase de transition défensive : c’est surtout lorsque l’équipe perd la balle dans l’axe ou quand l’adversaire prépare une attaque placée depuis le centre que les joueurs basques optent pour le repli en bloc médian :
(Perte de balle de la Real Sociedad plein axe alors que beaucoup de joueurs sont investis dans la phase offensive.)
(Alors que l’Atlético Madrid prépare une offensive, les deux milieux centraux basques tentent de fermer l’axe et de ralentir la progression adverse pendant que De Pedro initie un repli.)
(Le placement des 2 milieux de terrain de la Real suffit à contraindre l’adversaire à jouer sur le couloir. Bonne nouvelle pour De Pedro, qui, a l’espoir de revenir à temps aider ses coéquipiers. A l’opposé, Karpin, souvent en difficulté dans ce temps de jeu n’est pas encore visible à l’écran auprès de ses coéquipiers.)
(De retour dans sa zone, le numéro 10 de la Real Sociedad décide d’harceler le porteur pour l’empêcher d’avancer. Cela fonctionne puisque l’Atlético arrête déjà de progresser.)
(L’idée d’enfermer l’adversaire dans l’axe pourrait se concrétiser ici. Cependant, un repli trop tardif de Karpin et une distance de marquage trop importante suffiront à l’Atlético pour aller chercher le côté opposé.)
Ce comportement collectif est très souvent validée par une récupération du ballon, même si cette séquence vise aussi à mettre en avant une lacune : la difficulté pour Karpin de reproduire des courses de repli ce qui peut annuler le bénéfice du plan. C’est pourquoi, lorsque le bloc basque réussit à s’installer haut sur le terrain, l’idée est d’y rester et de presser le porteur dans certaines zones du terrain notamment les couloirs :
(Perte de balle de la Real Sociedad aux abords de la surface adverse et proche du couloir droit.)
(Alors que le défenseur de Bilbao souhaite sortir de la densité depuis le côté, les deux joueurs les plus proches du porteur initient des courses de harcèlement. Même en cas de volume de course assez faible, le fait d’être proche de la ligne de touche peut très vite récompenser un tel comportement.)
(Alors que Bilbao cherche à s’extraire du côté, le latéral droit Rekarte ainsi que Karpin se mobilisent pour essayer de gagner un 2 contre 2. Xabi Alonso reste proche de ses coéquipiers en individuel sur une solution courte et Aranburu entame une course de repli, préparant un éventuel échec.)
(Alors que Bilbao est en supériorité numérique sur cette image avec un 6 contre 4 à jouer, c’est les joueurs de Denoueix qui vont récupérer la sphère. La vivacité dans les courses, la capacité à s’aider de la ligne de touche pour enfermer l’adversaire, favorisent la réussite de ce pressing à la perte. Ici le ballon sera contré et les joueurs de Bilbao contraints à rester dans leur camp.)
Le protagonisme de Raynald Denoueix fondé sur le bon sens est bien visible en phase défensive : son quatuor offensif, relativement âgé, n’est pas capable de presser haut partout sur le terrain. Faut-il l’y obliger ? Faut-il renoncer définitivement à l’idée ? Pas pour l’entraîneur français qui décide simplement d’aménager ce concept dont il connaît l’efficacité globale pour relancer de nouvelles offensives et simplement marquer un but de plus que l’adversaire. C’est pourquoi, il s’appuie sur un allié présent à tous les matchs quel que soit le contexte : la ligne de touche. De surcroît, si l’on se place dans une dimension micro, celle du joueur, il est plus simple de convaincre Karpin, 34 ans, de courir vers l’avant que de faire la même chose sur 25 mètres à l’arrière. La situation expliquée précédemment le montre bien.
Par ailleurs, subir une attaque en bloc bas n’est pas un échec en soi pour lui. Il s’appuie sur une grande solidarité collective pour défendre sa surface. Kvarme, Jauregi ou Schurrer, les défenseurs centraux habituels sont aussi très à l’aise lorsqu’ils ont le jeu face à eux. Si leurs qualités physiques ne sont pas évidentes, leur sens de l’anticipation et du placement permet d’aller gagner de nombreux duels. Mais surtout, cette phase de jeu est liée à la transition de la défense vers l’attaque en position basse durant laquelle la Real Sociedad reproduit un schéma presque toujours identique : toucher Nihat pour qu’il remonte la balle au pied grâce à sa vitesse.
(Sur une attaque du Celta Vigo, Kvarme gicle dans le bon tempo pour subtiliser le ballon à l’adversaire.)
(Deux touches de balle plus tard et malgré la proposition de Kovacevic en appui, c’est Nihat qui sera servi en profondeur d’une belle passe verticale.)
(Nihat réussit son contrôle et entame une course pour attaquer un espace vide en direction du côté droit.)
(Malgré la bonne volonté des joueurs du Celta personne n’est capable de rattraper le joueur turc pourtant balle au pied. Il avale donc l’espace qui se présente devant lui alors que Kovacevic se positionne entre les défenseurs centraux.)
(Le centre ne donnera rien, Kovacevic ayant décidé de plonger au 2ème poteau alors que Nihat se prépare à centrer au premier.)
Cette séquence est très redondante dans le jeu de la Real Sociedad. Nihat est l’un des joueurs les plus rapides de l’équipe et tout le monde s’appuie sur lui pour déstabiliser l’adversaire en transition. Même Westerveld, le portier, utilise fréquemment la force et la précision de son jeu à la main pour trouver l’international turc lancé dans un espace libre. Or, une équipe bien préparée peut s’appuyer sur cette observation pour bloquer les transitions basques et les prendre à leur propre jeu. Là encore, c’est la variété et la prise de responsabilité collective qui permet de trouver des solutions pour continuer à créer du danger chez l’adversaire. En respectant une idée simple qui consiste à mener les attaques rapides dans les couloirs, d’autres joueurs peuvent parfois diriger la contre-attaque avec succès :
(Suite à un coup-franc rapidement joué, le Real Madrid fait reculer la Real Sociedad. Celle-ci propose une nouvelle fois une défense en 4 + 2 dans cette situation qui vise à ralentir et protéger l’axe ballon-but. Cette temporisation permet aux partenaires à l’image de De Pedro de se replier.)
(L’équipe du Real Madrid prend du temps, ce qui permet au bloc basque de se positionner.)
(L’étau se referme autour des Galactiques et la Real Sociedad s’apprête à récupérer le ballon plein axe dans les pieds de Makélélé.)
(Kovacevic est trouvé en relais dos au jeu et lance une attaque rapide qui va se développer dans le couloir.)
(Le latéral remonte le ballon, De Pedro se projette dans le couloir gauche et les 2 attaquants accompagnent la remontée du cuir. A noter que le Real Madrid est clairement assez faible dans cette phase de jeu.)
(Après avoir suffisamment fixé Conceiçao, Aranzabal donne le cuir à De Pedro. Deux espaces béants sont facilement identifiables et vont être attaqués par le numéro 10 et le numéro 9 basque.)
(Le 2 contre 2 en zone de finition tourne à l’avantage de la Real Sociedad suite à ce bijoux de centre repris de volée par Kovacevic dans le petit filet. Cela fait 2-0 à la surprise générale.)
Que retenir du modèle de jeu de Raynald Denoueix en phase défensive et en transition? Des principes simples mais parfois négligés : s’appuyer sur les forces et les faiblesses des joueurs, présenter un positionnement cohérent de l’ensemble du bloc à toutes les hauteurs (haute, médiane, basse), s’aider de la ligne de touche pour provoquer l’erreur chez l’adversaire et le contrer par les côtés. Tout cela s’appuie surtout sur une solidarité et une complémentarité à toute épreuve.
CONCLUSION
L’analyse de la Real Sociedad de Raynald Denoueix e nous rappelle que même en rejetant la force esthétique de ce sport il est possible de créer un modèle de jeu qui, finalement, va ravir le spectateur. Ce modèle de jeu est fondé sur le « bien jouer ». Encore faut-il préciser l’expression. Si « bien jouer c’est gagner » comme Raynald Denoueix l’affirme, un examen profond de son propre modèle de jeu permet de préciser cette remarque trop limitée : lorsque l’on observe son équipe s’animer, on observe que bien jouer c’est donner la possibilité aux joueurs de résoudre les problèmes posés par l’adversaire tout en imposant ses forces dans toutes les phases de jeu du football.
De plus, si le football est un sport complexe et incertain, l’entraîneur d’origine bretonne, nous invite, ni à découper le football en petits morceaux au risque de diluer toute sa dimension globale, ni à le « surcomplexifier » en concepts au risque de ne plus se faire comprendre par le joueur. Sa référence c’est le bon sens. Le langage de sa Real Sociedad est accessible à tous.
Revenons à la conversation entre Thibaud Leplat et Raynald Denoueix. Lorsque le philosophe l’interroge sur le temps et la difficulté à construire un projet de jeu, voici ce que répond l’éducateur : « Il y a un très bon entraîneur qui s’appelait Flaubert qui disait ‘le succès n’est pas un objectif c’est la conséquence’, c’est la manière qui va t’amener au résultat. À partir du moment où les gars sont capables, qu’ils veulent se comprendre, qu’ils veulent jouer l’un pour l’autre et que leur idée commune c’est de la donner et pas de la prendre, tu montes des exercices, des jeux, tu t’entraînes et à la fin ça marche ! Ça marche ! «
POUR ALLER PLUS LOIN :
1/ LEPLAT, Thibaud, Football à la Française, chez Solar. L’essentiel des citations provient de cet ouvrage !
2/ GUILLOU, Thierry, Football et formation : une certaine idée du jeu, Chez l’Harmattan. Beaucoup d’éléments sur la pensée de Denoueix sont rappelés dans ce livre.
3/ https://www.furialiga.fr/2018/04/28/raynald-denoueix-bien-jouer-cest-gagner/ Entretien passionnant des collègues de Furia Liga.
4/ https://www.francefootball.fr/news/Raynald-denoueix-ma-lettre-a-xabi-alonso/801750 La lettre de Raynald Denoueix à Xabi Alonso à la fin de la carrière du basque.
5/ La vidéo introductive a été montée en s’appuyant sur du contenu disponible ici en intégralité : https://www.youtube.com/watch?v=65fbLMxeY8I + https://www.youtube.com/watch?v=ZDnUPKgDYRk
6/ Raynald Denoueix et le FC Nantes par la chaine FootballTactique : https://www.youtube.com/watch?v=sbQ1hKt3mWI