Rino Della Negra était fils d’immigrés italiens, joueur du Red Star, résistant, bon-vivant. Il a été fusillé à 20 ans sur le Mont Valérien (Hauts-de-Seine) par le régime de Vichy. Les supporters organisés du Red Star ont révélé cette figure et participent à la mémoire de Rino Della Negra, tout comme ce livre majeur plongeant en détail dans la vie de « Rino ». Rencontre avec l’historien et supporter du Red Star Dimitri Manessis, co-auteur du livre Rino Della Negra. Footballeur et partisan paru aux éditions Libertalia en février.
Qu’est-ce qui vous a motivé à écrire sur Rino Della Negra ? Pourriez-vous nous raconter la genèse du livre co-écrit avec l’historien Jean Vigreux ?
Dimitri Manessis : En 2016 je suis arrivé à Paris, après être passé par Grenoble et Dijon. A Paris, je commence à suivre le Red Star. Lors de la saison 2017-2018, les supporters vendent une écharpe où est inscrit « Tribune Rino Della Negra ». Je savais d’autant plus qui était Rino car quand les supporters vendaient l’écharpe, ils prenaient le temps d’expliquer aux acheteurs ce que signifiait le nom inscrit sur l’écharpe. J’ai trouvé l’écharpe bien, et le fait qu’ils prennent le temps d’expliquer qui il était également. Je porte cette écharpe lors d’un séminaire à Dijon, qui était organisé par Jean Vigreux, mon directeur de thèse. À la fin de la journée, il me demande de lui expliquer ce qui est inscrit sur l’écharpe. Il est super intéressé. Le lendemain il m’appelle très enthousiasmé en me disant qu’il n’y avait pas de travail scientifique considérable sur Rino et il me propose d’écrire un livre. Cette double entrée en tant que résistant et de footballeur nous a vraiment intéressé. À l’origine, j’étais censé m’occuper davantage de la partie jeunesse et football, et de la dernière partie consacrée à la mémoire. Jean devait travailler sur la partie Résistance, procès et exécution. Cette répartition du travail n’a pas duré très longtemps. On l’a quasiment écrit à quatre mains et deux cerveaux. Ça a été un super travail collectif.
Le livre est très documenté, avec une bibliographie importante, des annexes présentant des clichés et des documents… Comment avez-vous mené votre recherche ? Ça a dû être émouvant de rencontrer les proches de Rino Della Negra et d’être confronté en réel à sa vie.
On a voulu faire notre travail d’historien. On a fait la liste des sources, des centres d’archives qu’il faudrait visiter. On a travaillé sur la bibliographie aussi, il fallait qu’on soit au point sur les écrits sur la résistance, sur le sport, sur l’immigration. Sur toutes ces thématiques qui se croisent à l’intérieur de lui. On a cherché des témoins. On a eu la chance de croiser deux personnes qui ont beaucoup compté dans l’élaboration de ce livre : Gabrielle Crouin, de son nom de jeune fille Simonazzi, qui est une amie de jeunesse de Rino Della Negra, qui a aujourd’hui 99 ans et qui nous a accueilli très gentiment, qui nous a raconté beaucoup de souvenirs et nous a montré beaucoup de photos. Et la rencontre avec Yolande Della Negra, la belle-sœur de Rino, qui a épousé son frère après la guerre, qui nous a donné accès aux archives familiales. Là ça a été des moments très forts, parce qu’on a pu trouver des documents très riches, très divers – photos, dessins, papiers…- et puis au milieu de tout ça, alors que la famille et les proches pensaient que ce document était perdu, on a retrouvé l’original de la dernière lettre de Rino à ses parents (avant d’être fusillé). Quand on tombe sur un document comme ça, ce qui se passe est très fort. Cette lettre a été retrouvée par Hedi Maazaoui qui travaille à la Maison des Sciences de l’Homme de Dijon et qui s’était occupé de la numérisation des archives que la famille m’avait confiées. Quand Hedi Maazaoui s’est penché sur ses documents, il a ouvert un vieux journal syndical en langue italienne et un papier a glissé. Hedi Maazaoui nous a appelé à ce moment-là, et on a pu l’authentifier avec des photographies de la lettre originale. La famille pensait l’avoir égarée.
Comment le nom de Rino Della Negra est arrivé en tribune ?
Les supporters ont connu Rino grâce à un article d’un historien qui s’appelle Claude Dewaele, qui a « exhumé », on peut dire, le passage de Rino Della Negra au Red Star, là aussi au tout début des années 2000. C’est vraiment une période charnière dans la mémoire de Rino, où elle rebascule du côté de Saint Ouen et du Red Star. À travers des « retrouvailles », si je puis dire, de Claude Dewaele, qui ont tout de suite été saisies par les supporters.
C’est un symbole dans lequel peuvent se reconnaitre des gens qui luttent sur des bases antiracistes, antifascistes, internationalistes, de solidarité avec les migrants, d’attachement au projet social de la résistance
On sait quel temps Rino a passé au Red Star ?
La chronologie est très importante. On savait que Rino Della Negra avait été réfractaire au Service du Travail Obligatoire (STO) au début de l’année 1943. On a pensé que s’il devenait clandestin à ce moment-là, c’est qu’il devait jouer au Red Star avant, donc sur la saison 42-43. On s’aperçoit qu’il signe et joue au Red Star pour la saison 43-44. C’est-à-dire que Rino, depuis le début de l’année 43, il était clandestin, il avait quitté le domicile familial, il vivait avec des faux papiers, et en plus, il avait rejoint la résistance armée. Il menait des actions de résistance dans les rues de Paris et de la banlieue. C’est sous son vrai nom qu’il est recruté par le Red Star. On a vérifié un paquet de fois toutes ces sources, toutes ces informations, mais ce sont les bonnes dates ! C’est ce qu’on peut appeler de l’insouciance, ou le culot de la jeunesse de la part de Rino, mais en tout cas cet apparent paradoxe lui a peut-être permis, là aussi paradoxalement, d’échapper à la surveillance policière. Il avait beau apparaître dans la presse sportive de l’époque sous son vrai nom, il avait beau aller au stade sous son vrai nom, Rino Della Negra est un des très très rares de ce qu’on a appelé plus tard le « groupe Manouchian » à ne pas avoir été repéré en amont de son arrestation par la surveillance policière.
On a réussi à reconstituer sa présence à au moins 7 matchs de Coupe ou de championnat. En tout cas c’est sur une période très courte, car il signe fin août / début septembre 1943 et il est arrêté le 12 novembre 1943. Ce sont des entraînements qu’il prend sur son temps libre de partisan, puisque Rino ne travaille pas, il est clandestin, il a des faux papiers, il est directement rémunéré par la résistance qui lui donne de quoi tenir le coup et quelques tickets de rationnement. Tous les témoignages le désignent comme un garçon très aimable, comme un très bon joueur, mais également comme quelqu’un de très discret, et on peut évidemment deviner pourquoi.
Qu’est-ce que représentait signer au Red Star à l’époque ?
À l’époque le Red Star était un des grands clubs de la région parisienne. Le club a brillé dans l’entre-deux-guerres, et avant l’arrivée de Rino puisqu’il gagne sa cinquième Coupe de France en 1942 face à Sète. C’est un club dans lequel il y a encore des grands noms et qui est très prestigieux. C’est un club qui doit pourtant affronter la politique vichyste en matière de sport. Comme on l’évoque dans le livre, Vichy déteste le football et déteste le sportif professionnel. Vichy va démanteler toutes les équipes de football professionnelles dont le Red Star, et va les rassembler dans des sortes d’équipes de province. On voit à la fois le côté élitiste et les références à l’Ancien régime de la part de Vichy. C’est assez intéressant d’étudier sa politique sportive pour essayer de comprendre l’idéologie qu’il y a derrière le régime de Vichy. Le Red Star en fait les frais. L’équipe professionnelle du Red Star, officiellement, n’existe plus. Il y a un Red Star qui se maintient, celui dans lequel joue Rino Della Negra, et dans lequel jouent un certain nombre de joueurs professionnels comme le capitaine de l’équipe Léon Foenkinos mais qui officiellement a un statut amateur. C’est ce qui explique peut-être en partie pourquoi la présence de Rino au sein du Red Star a été parfois un peu refoulée, parce que ce n’était pas l’équipe professionnelle à proprement parler, mais c’était le Red Star, une équipe très prestigieuse. On peut imaginer la joie d’un jeune comme Rino d’être recruté dans cette équipe.
Aujourd’hui, le Red Star a l’image d’un club engagé, antiraciste et antifasciste. Est-ce qu’il avait déjà cette image à l’époque ou quand est-elle arrivée ?
Le club n’est pas encore associé à l’époque à la banlieue rouge et à une culture proche du parti communiste. Saint-Ouen devient communiste lors de l’après-guerre. Toute une histoire se crée entre la politique, le club et la population qui est très ouvrière à l’époque. Le stade Bauer lui-même, quand il s’implante, s’implante sur une friche qui va devenir industrielle. Il y a des tas d’entreprises, notamment de la métallurgie, qui s’implantent tout autour du stade et le public qui va au stade est un public d’ouvriers. Cela étant, dans les années 30 ou 40, il a une image, certes d’être suivi par un public ouvrier, mais pas une image spécialement progressiste ou engagée. Le club n’a pas été fondé dans une démarche socialiste, il a été fondé par Jules Rimet, grand nom du football français s’il en est, mais plutôt catholique social, c’était quelqu’un qui était plus dans une optique, si je peux être schématique, de collaboration de classe que de lutte de classe. Mais en tout cas il avait une fibre sociale et pour lui le sport devait être un facteur d’inclusion, un facteur de bien-être et être une contribution parmi d’autres à l’élévation physique, morale et intellectuelle des individus. C’est ce qui explique pourquoi quelqu’un comme Jules Rimet ne s’est pas retrouvé dans le régime de Vichy et qu’il s’est mis en retrait de ses responsabilités à ce moment-là. Mais je ne suis pas spécialiste du club.
Malgré le peu de temps que le joueur a passé au Red Star, ce sont ses supporters qui font perdurer la mémoire à travers le nom donné à leur tribune, les bâches, les stickers, et autres visuels qui le font vivre. Quelles valeurs son image véhicule-t-elle ? Qu’est-ce qu’il représente ?
Il est fils d’immigrés, naturalisé en 1938. D’ailleurs alternativement on peut le présenter comme français ou italien dans les documents des années 40. C’est un symbole dans lequel peuvent se reconnaitre des gens qui luttent sur des bases antiracistes, antifascistes, internationalistes, de solidarité avec les migrants, d’attachement au projet social de la résistance. Pas seulement au projet de libération nationale, mais aussi au projet de libération sociale. Quand la tribune a organisé à l’hiver 2019-2020 une collecte pour les agents de la RATP du dépôt de bus Pleyel, qui était en grève, un représentant des grévistes était venu prendre la parole et il s’était référé au programme du conseil national de la résistance. La boucle est bouclée si je puis dire. Ces enjeux symboliques qui sont revivifiés par les luttes actuelles dans lesquelles se reconnaissent une partie des supporters organisés du Red Star.
« Prenez tous une cuite en pensant à moi » Rino Della Negra, dernière lettre à son frère
Dans sa dernière lettre à son petit frère avant son exécution, il a dit cette phrase assez géniale dans le contexte, dans laquelle bon nombre d’entre nous se retrouvent : « Prenez tous une cuite en pensant à moi ». Elle avait d’abord été effacée…
On connaissait les deux dernières lettres de Rino, celle à ses parents et celle à son petit frère. Elles étaient reproduites sur Internet. Quand on a eu en main les photographies des originaux, on les a lus attentivement, ce qui nous a permis d’ailleurs de corriger un certain nombre de coquilles ou d’erreurs qui ponctuaient les reproductions. Et puis surtout on s’est rendu compte qu’il y avait deux citations qui ont été enlevées : « Le vrai courage, c’est de donner la vie pour ceux qu’on aime » et puis cette fameuse phrase, « Prenez tous une cuite en pensant à moi » après la mention du banquet, qui effectivement n’existait sur aucune des reproductions qui avaient été faites de cette lettre. On ne sait pas qui a décidé d’enlever cette phrase : la famille, les organisations d’anciens résistants, le parti communiste… On ne sait pas. Cette phrase elle est superbe parce qu’elle nous montre un jeune de son temps, tout simplement. Un jeune homme tout court. Ces lettres sont très belles car elles nous en disent énormément sur qui était Rino, sur ce qu’il aimait. Sur ceux qu’il aimait et sur ce qu’il aimait. C’est vraiment très fort de lire ça : que la joie, le bonheur et l’ivresse qui accompagne tout ça est quelque chose d’important. De passer ces moments-là autour d’un verre, ou de plusieurs verres de toute évidence, avec ses amis, ses proches et sa famille. Elle nous en dit beaucoup sur la joie de vivre qui transparait, sur ce vrai amour de la vie qui transparait dans ces derniers moments. C’est très beau, à la fois très trivial et très beau.
On apprend grâce à votre livre que de nombreux lieux qui portaient son nom ont été renommés. C’est le cas sous Vichy, pour le club d’Argenteuil (Val-d’Oise) où évolue Rino Della Negra, mais aussi à Argenteuil, la ville où vivait sa famille, quand la droite a pris la mairie d’Argenteuil. Pourquoi alors enlever son nom ?
Depuis 1935, Argenteuil était une des villes emblématiques de ce qu’on a appelé la banlieue rouge. Quand des villes de droite récupèrent des mairies communistes, il y a souvent des politiques mémorielles qui sont mises en place qui visent à effacer certaines traces de la municipalité précédente, de la mémoire et de son histoire. Par conséquent les noms associés au mouvement communiste ou jugés être proches du mouvement communiste ont été effacés, remplacés, ou menacés de l’être. Ça a été le cas du Boulevard Lenine par exemple. Rino a failli faire les frais de cette politique qu’on peut qualifier de revancharde, même si, paradoxalement, il n’a jamais eu sa carte au parti communiste. Il a été célébré en tant que résistant, que partisan, et non pas comme le militant qu’il n’a pas été. Il y avait des enjeux notamment autour de la salle polyvalente Della Negra. Elle existe toujours, juste à côté de la rue Della Negra et du monument en sa mémoire.
Le club de foot d’Argenteuil où jouait Rino Della Negra, le COMA, existe toujours mais il ne brille plus comme pouvait briller à l’époque la Jeunesse Sportive Argenteuillaise (JSA), avant la guerre Jeunesse Sportive Jean Jaurès. C’est assez difficile de s’y retrouver dans les noms. La plupart des clubs dans lesquels Rino a joué et évolué n’existent plus. Leur mémoire s’est effritée. En tant que référence sportive et connue, il reste le Red Star. Pour la mémoire sportive. La mémoire politique reste toujours vivace.
Vous sous-titrez « footballeur et partisan ». De nombreux supporters sont partisans, c’est moins fréquent dans le cas des joueurs. En quoi ces carrières sont-elles exceptionnelles ?
Ça nous montre que les footballeurs sont un groupe social traversé par les contradictions de la société comme les autres groupes sociaux. Ce n’est pas parce qu’on est footballeur qu’on vit en dehors du monde et des enjeux qui le traversent. Des exemples de joueurs engagés on en retrouve, dans des causes parfois très différentes, pas forcément à mettre toujours en comparaison. C’est intéressant parce que ça rentre quand même un peu en contradiction avec une certaine image du footballeur qui est forcément indifférent parce que participant à une forme de star system. Je trouve ça très méprisant à l’égard des footballeurs et c’est une méconnaissance des réalités de tout ce que c’est que le football et de toute la culture qu’il y a autour.
Une bande dessinée sur la vie de Rino Della Negra co-écrit par Dimitri Manessis et Jean Vigreux devrait bientôt voir le jour.
Dans sa bibliothèque :
Dimitri Manessis, Jean Vigreux, Rino Della Negra. Footballeur et partisan, Libertalia, 2022, 10 euros.
Un grand merci à Dimitri Manessis.