Leader du Brasileirão avec plus de dix points d’avance sur le second Palmeiras, champion en titre, Flamengo a trouvé de nouveau la lumière depuis la nomination de Jorge Jesus au poste d’entraîneur. Les Rubros-Negros qui affrontent River Plate ce samedi en finale de Copa Libertadores, sont transformés.
Quand Jorge Jesus a pris la tête de Flamengo, en juin dernier, le club avait commencé la saison avec des résultats moyens et huit points de retard sur le premier dès la neuvième journée, reflétant en partie la platitude du fond de jeu sous Abel Braga. Un peu moins de quatre mois plus tard, Jesus impressionne par les résultats : Flamengo peut décrocher un nouveau titre de champion du Brésil dix ans après et disputera samedi soir la finale de Copa Libertadores pour la deuxième fois de son histoire après l’avoir remportée en 1981 avec Zico. Mais surtout la manière. Capable de déployer un jeu scintillant, son équipe porte déjà sa patte, jusqu’au système de jeu.
Casting coquet
Comme à Benfica et au Sporting, Jorge Jesus a apporté son 4-1-3-2 fétiche et après un bon casting, combiné un effectif aussi doué que bien géré. Diego Alves garde toujours les buts du Mengão depuis 2017, Jesus dispose donc d’un gardien expérimenté et lésineux en boulettes. Ça change de Rui Patricio. Pablo Marí, central aux pieds soyeux de Manchester City est venu rejoindre Rodrigo Caio, un des défenseurs les plus fiables du championnat qui a le même âge (26 ans) mais déjà joué plus de 270 matchs avec São Paulo. Filipe Luís (ex-Atlético) et Rafinha (ex-Bayern), deux latéraux offensifs veulent finir en beauté en faisant leurs retours dans leur pays de naissance. Au milieu, Jorge Jesus a maintenu William Arão, Giorgian De Arrascaeta et Éverton Ribeiro en souvenirs d’Axel Witsel, Nicolás Gaitán et Salvio qu’il avait entrainés à Benfica, associés à la recrue Gerson, le « Pogba brésilien » en quête de résurrection après son transfert à la Roma en 2016. Devant, Gabriel Barbosa prêté par l’Inter et associé à Bruno Henrique, est dans le même projet.
Bon casting et excellent metteur en scène ? Filipe Luís arrivé libre en provenance de l’Atlético de Madrid cet été déclarait récemment en conférence de presse : « Jorge Jesus est un spectacle. Chaque jour, il nous prépare quelque chose de nouveau, nous apprenons beaucoup. J’ai travaillé avec Simeone, Tite, Mourinho, Dunga… Je pourrais écrire un bouquin. Tactiquement, il est très clair, il explique très bien, il sait enseigner, transmettre les informations, il a l’ADN de Flamengo. » Même discours pour Pablo Marí : « Avec lui on vit de nouvelles choses, on apprend tous les jours. Il a tout changé : le club, l’équipe, la façon de penser. Mais aussi ma vie ! S’il n’entraînait pas de la manière dont il entraîne, il n’aurait pas tiré le meilleur de moi. Nous devons nous montrer reconnaissants, nous avons un entraîneur magnifique. »
L’animation offensive : amplitude et déviations en une touche
Arrivé de Manchester City cet été, Pablo Marí, excellent relanceur, se retrouve séquentiellement à la source des offensives avec quelques passes verticales ou percées entre les lignes, mais Flamengo s’en remet quasiment uniquement aux changements de rythme initiés très tôt sur les côtés pour pénétrer dans les trente derniers mètres.
Défense à trois de Flamengo : Willian Arão a décroché plus bas pour libérer les deux centraux face au jeu et les latéraux plus haut. Pablo Mari dispose d’espace et de temps pour avancer balle au pied et trouver une ligne de passe verticale.
Avec ballon, le 4-1-3-2 se confond dans un système peu pertinent à qualifier en modules vu le mouvement perpétuel, mais proche d’un 3-4-3 ou 3-5-2 en fonction des adversaires, avec Willian Arão reculé entre des défenseurs centraux et des latéraux très hauts le long de la ligne de touche. En possession du ballon, c’est surtout à travers les initiatives de Filipe Luís et de Rafinha dans les couloirs que les Rubros-Negros s’installent dans le camp adverse. Ils touchent même souvent plus de ballons par match que leurs partenaires du milieu de terrain.
Le jeu est côté gauche, celui de Filipe Luis présent le long de la ligne de touche. Alors de l’autre côté, Rafinha ressert dans l’axe. Il forme une ligne de trois en défense et se tient prêt à sortir en cas de transition offensive adverse.
Même situation ici face à l’Internacional mais côté opposé. Rafinha dans son couloir droit et Filipe Luís ressert en défense. Quelques secondes après, il sera le premier sur le ballon pour bloquer la contre-attaque rivale.
Les circuits ? Partir du gardien Diego Alves pour les défenseurs centraux, envoyer la balle sur un côté, changer de côté si l’adversaire est présent en masse et donc en infériorité ailleurs, percuter s’il y a de l’espace, jouer en appui ou en profondeur selon les courses croisées et aller de l’avant à toute vitesse. Grâce à leur qualité de pied, les latéraux offrent à Flamengo la possibilité d’un jeu direct de combinaisons, cohérent avec la vitesse et mobilité des attaquants.
Ces courses complémentaires et la proximité des joueurs permettent à Flamengo d’éviter de se faire enfermer sur les côtés par les équipes adverses qui déclenchent leur pressing sur le temps de passe entre un défenseur central et un latéral. Dans cette situation, les déplacements des joueurs de Jorge Jesus agrandissent des espaces généralement bouchés et favorisent les possibilités entre le décrochage et la profondeur, la largeur et l’axe.
Aspirée par le déplacement de De Arrascaeta, la défense du Grêmio libère un grand espace où Bruno Henrique va se jeter, superbement lancé par un ballon arrondi qui va revenir vers la surface de Filipe Luís.
Même situation de l’autre côté : Rafinha tente de réaliser une passe appuyée pour Éverton dans le dos de la défense. Cette fois-ci, cela échouera.
Comme à Benfica et au Sporting, une grande partie de l’animation offensive de Flamengo repose sur la qualité technique et la capacité des joueurs à réaliser des déviations en une touche. Avec Éverton Ribeiro, Giorgian De Arrascaeta, Gabriel Barbosa et Bruno Henrique, les triangles en une touche sont de velours.
Rafinha, Bruno Henrique et Éverton viennent de jouer en triangle et font sortir le défenseur central de son alignement. Willian Arão se jette dans l’espace libre pour aller centrer. But de Barbosa signalé hors-jeu.
Cette complémentarité des déplacements est également valable pour les latéraux, qui réalisent des des courses à l’intérieur du terrain lorsque leurs ailiers reçoivent la balle dans le couloir pour centrer en retrait ensuite.
Gerson a reçu le ballon dans le couloir, Rafinha attaque la profondeur dans l’axe.
Basé sur la capacité de ses latéraux à créer les décalages, Flamengo prend peu de risques dans la passe depuis des positions axiales à l’exception donc de Pablo Marí. Mais fréquemment trouvé par ses centraux quand il n’est pas cadré ou ses latéraux à la recherche d’une passe vers le centre, Gerson brille par la justesse de ses passes au sol et son gros volume de jeu. Il est une alternative au cœur du jeu.
Gerson se rend souvent disponible lorsque les joueurs de côtés sont privés de solution. Il va s’insérer entre les lignes du Corinthians et recevoir librement un ballon à 30 mètres du but adverse, face au jeu.
Suivi par le milieu du Corinthians, Gerson va recevoir la passe de Rafinha sous pression, résister au repli d’un second milieu et effacer un troisième venu de face avec un grand pont puis parvenir à trouver Bruno Henrique lancé dans le dos de la défense, auteur du deuxième but.
Seulement, contre le Grêmio en demi-finale retour de Copa Libertadores, Flamengo a été contrarié pour une des rares fois de la saison sur sa sortie de balle par le pressing haut et marquage individuel adverse. Ce samedi soir, Marcelo Gallardo aura-t-il un plan pour le gérer sur ces phases sans ballon ?
Flamengo sous pression près de sa surface et poussé à jouer long par le pressing haut du Grêmio. Ni les latéraux, ni Gerson ne peuvent être servis.
Et puis devant, le duo Gabriel Barbosa-Bruno Henrique porte l’attaque de Flamengo avec un ratio hallucinant et une complémentarité parfaite. 36 buts en 46 matchs pour le premier et 31 buts en 46 matchs pour le second. Sans forcément toujours se mettre dans la meilleure situation, les joueurs de Jorge Jesus réussissent à marquer but sur but : frappes angle fermé, retournés depuis l’entrée de la surface, tout passe. Et même le remplaçant Reinier de 17 ans, impressionnant par sa conduite de balle, pousse ses premiers cris sur ses premiers ballons. « Gabigol » le gaucher dangereux devant le but devient un atout précieux entre les lignes tandis que Bruno Henrique le droitier dévoreur d’espaces est aussi capable de garder le ballon dos au but.
Gabriel Barbosa se déplace entre les lignes, reçoit le ballon entre cinq joueurs de l’Internacional. Pendant ce temps, Bruno Henrique emmène son défenseur sur la gauche avant de repiquer vers la droite et marquer.
Bruno Henrique quitte l’axe et emmène le latéral avec lui au passage. Cela crée un espace où De Arraescaeta se positionnera afin de remiser sur un Bruno Henrique lancé dans l’intervalle. Suivra un but de Gabriel Barbosa.
En finale contre River Plate, dans un match qui s’annonce explosif entre deux des meilleures équipes du continent Sud-Américain, Marcelo Gallardo devra résoudre cette problématique : comment annihiler la responsabilité des joueurs de côtés (Filipe Luis et Rafinha) tout en évitant d’oublier Gabriel Barbosa, Bruno Henrique, De Arrascaeta et Éverton qui ne font que dézoner librement et alterner entre décrochages et appels dans la profondeur ? Le marquage strict des joueurs du Grêmio en demi-finale a finalement craqué sous l’option du jeu long…
Transitions : agressivité maximale, ligne défensive haute et verticalité
Car en jouant loin devant vers le brillant Bruno Henrique, Flamengo avait un point d’appui utile pour se sortir du pressing. Mais surtout, en cas d’échec qui ne les mettrait pas en danger, l’équipe de Jorge Jesus pouvait redémarrer son pressing tout terrain.
En partant du principe que chez quasiment l’ensemble des équipes du Brasileirão les défenseurs centraux et milieux reculés sont souvent les joueurs les moins techniques et qu’un mur imaginaire les empêchent de rejouer vers leur gardien, le pressing total à la perte du ballon de ses joueurs prive les adversaires de temps, d’espaces et de lignes de passe.
Sans solution courte, le milieu du Grêmio va tituber et perdre la possession.
Willian Arão vient de perdre la balle. Instantanément, les coéquipiers à proximité se jettent sur le porteur de balle. 5 contre 1.
Cette attitude de charger constamment le porteur de balle et couper les solutions courtes, symbole du Flamengo de Jorge Jesus est aussi visible plus haut, afin de maintenir l’adversaire sous pression proche de son but.
Flamengo a perdu la balle mais lance instantanément un pressing sur le porteur de balle et coupe les possibles sorties courtes.
Sur ces situations, c’est la proximité des joueurs lors du plan offensif qui permet d’être compact et de réagir à la perte au moment de la transition défensive. Positionnés haut et remarquables dans l’intensité, une partie considérable des buts des joueurs de Flamengo sont inscrits suite à des récupérations hautes et dangereuses à portée du but adverse.
Ici, Flamengo s’appuie sur la distribution de Willian Arão qui n’hésite pas à surprendre les lignes défensives adverses en jouant en une touche vers l’avant dès la récupération. De par sa position en retrait, il se situe souvent à la retombée des dégagements hasardeux des adversaires et se charge alors de lancer les transitions offensives.
Sur un ballon mal dégagé par le Grêmio, il joue immédiatement vers l’avant. Bruno Henrique obtiendra un coup-franc aux 20 mètres.
Mais, ce parti pris offensif possède sa contrepartie : la ligne défensive de Flamengo est particulièrement haute. Ici le risque, si l’adversaire casse le pressing avec un long ballon est de se retrouver dans une situation de flottement compromettante, dans laquelle seuls les deux centraux demeurent en couverture. À l’aller face au Grêmio, Flamengo avait concédé plusieurs occasions dangereuses sur des transitions offensives. Jorge Jesus compte donc énormément sur un cadrage efficace du porteur et la défense vers l’avant de ses joueurs pour couper le plus vite possible la transition.
Pas toujours irréprochables dans leur lecture du jeu et des déplacements adverses au début de saison, Rodrigo Caio et Pablo Marí sont devenus très bon dans le contrôle de la profondeur grâce à une orientation adéquate (trois-quart). Toutefois, les transitions verticales représentent l’une des vertus du River Plate de Gallardo.
L’animation défensive : bloc haut et compacité côté ballon
Sans ballon, l’animation défensive de Flamengo s’adapte à l’animation offensive de l’équipe adverse tout en gardant ses principes. Face à la sortie de balle du Corinthians, Jorge Jesus avait mis en place un 4-4-2 basé sur du marquage individuel et était passé à un 4-1-3-2 avec Willian Arão en couverture face au Grêmio afin de suivre les déplacements entre les lignes de Michel. Ce second plan est le plus souvent utilisé par Flamengo, pour bloquer les lignes vers la zone d’un milieu offensif ou d’un attaquant rival qui décroche.
Contre le 4-4-2 du Corinthians, Flamengo a également évolué en 4-4-2 : 2vs2 créé avec les centraux et approche intense basée sur du marquage individuel.
Contre le 4-2-3-1 du Grêmio, Flamengo a varié en défendant en 4-1-3-2/4-1-4-1 : 2vs2 créé avec les centraux, 3 milieux pour gérer la largeur et Willian Arão en libéro du milieu de terrain.
Si Flamengo exerce une fascination au Brésil et étouffe ses adversaires nationaux ou continentaux, la qualité de pressing de son duo Gabriel Barbosa-Bruno Henrique y est pour beaucoup. Dans le contre-pressing, avec leur capacité à presser tout de suite après la perte de balle. Mais aussi sur la sortie de balle rivale, en poussant l’adversaire à l’erreur ou, au minimum, orientant la relance des défenseurs vers les zones choisies (les côtés) pour mieux enfermer l’adversaire dans un deuxième temps grâce au soutien du reste de l’équipe.
Bruno Henrique et Reinier pressent à deux contre deux la charnière centrale du Corinthians. À noter le déplacement arrondi de Bruno Henrique, poussant l’axial à ne pas se retourner côté opposé.
Indissociable du plan offensif, le jeu sans ballon est également basé sur la densité de joueurs dans la zone du ballon avec un bloc compact latéralement. Ce plan laisse l’ailier ou le latéral opposé toujours libre. Une prise de risque assumée, de la même manière que la ligne défensive haute, puisqu’il est difficile pour le porteur de créer un circuit de renversement, toutes ses solutions courtes étant bloquées.
Flamengo défend en un contre un côté ballon pour fermer les solutions courtes, quitte à laisser le couloir opposé libre.
Jesus dans la ville du Rédempteur
Imputer son style demande en théorie du temps, qui plus est dans un environnement inconnu et globalement hostile. Mais avant de penser au long-terme, un constat s’impose : géré par Jorge Jesus depuis quatre mois, Flamengo a déjà atteint des niveaux jamais connus depuis « trop longtemps, depuis trente-huit ans » lâche Carlos Mozer, directeur sportif du club de 2016 à 2018 dans le France Football de la semaine. Une transformation totale du style de jeu qui relativise d’un coup le travail des entraineurs précédents. Encore plus quand dans certaines rencontres, le onze aligné était presque uniquement composé de joueurs déjà là l’an dernier. Et qui fait perdre les certitudes d’une confrérie de coachs brésiliens n’hésitant pas à railler le « Gringo » Jorge Jesus avant de prendre une leçon, comme Renato Gaucho du Grêmio et Mano Menezes de Palmeiras ou d’être viré comme Fabio Carille du Corinthians.
Et si c’était un renouveau ? Ou plutôt, la fin d’une illusion ? Pas celle de l’exportation difficile des entraîneurs brésiliens en Europe, mise en évidence par Abel Braga à l’OM, Felipe Scolari à Chelsea, Vanderlei Luxemburgo au Real Madrid, Alberto Parreira à Valence et plus récemment par Sylvinho à l’OL, à une époque où les autres Sud-Américains (Menotti, Cuper, Bianchi, Simeone, Pochettino, Bielsa, Pellegrini, Berrizo…) prolifèrent. Non, plutôt cette idée selon laquelle les entraîneurs « à l’européenne » ne peuvent réussir au Brésil, pays où l’atmosphère autour du jeu est singulière et où les très rares Lothar Matthäus, Miguel Ángel Portugal, Raymond Goethals, Paulo Bento, ont enrichi ce particularisme au fil du temps.
En quelques semaines, Jorge Jesus, qui a repris Flamengo après le départ du brésilien Abel Braga, n’a dans l’absolu rien de révolutionnaire mais grâce à l’énorme discipline tactique de tout son effectif, couplé à une volonté d’aller de l’avant inspirée par la philosophie cruyffienne, son référent, réalise une saison proche de la perfection. L’appel de la rédemption ne fait peut-être que commencer.