Nommé sélectionneur du Chili en lieu et place de Juan Antonio Pizzi le 8 janvier dernier, Reinaldo Rueda fera ses grands débuts le week-end prochain avec une mission en tête : redonner un nouveau souffle à la Roja.
La sélection chilienne est à un carrefour de son histoire. Il faudrait remonter à l’année 2007 pour revoir la Roja dans une telle situation. La nomination de Reinaldo Rueda est importante à plus d’un titre et ce n’est pas peu dire : le mandat du Colombien en dira long sur la qualité de la formation chilienne et sa capacité à tourner la page d’une génération dorée.
Le week-end prochain, le Chili affrontera successivement la Suède (le 24) et le Danemark (le 27) dans le cadre de matchs amicaux. Et la presse locale se pose des questions sur le jeu qu’adoptera le nouveau sélectionneur du Chili. Optera-t-il pour un jeu proactif basé sur la possession du ballon comme ce fut le cas avec les clubs où il a officié dernièrement (Atlético Nacional, Flamengo) ? Ou privilégiera-t-il davantage la solidité défensive et le jeu direct comme comme ce fut le cas lors de ses derniers mandats de sélectionneur avec le Honduras en 2010 et l’Équateur en 2014 ? À moins qu’il soit dans le compromis et qu’il décide de s’adapter à l’adversaire et de se montrer flexible. Quoi qu’il en soit, nous avons eu un élément de réponse la semaine dernière avec l’information rapportée par La Tercera selon laquelle Reinaldo Rueda aurait décidé de ne pas s’appuyer sur « les principes de Bielsa » (toujours lui décidément) parce que l’équipe actuelle n’en n’aurait pas les capacités. Plus précisément, son football n’aura pas « la même intensité » dixit l’intéressé. Rueda aurait fait part de sa décision auprès d’experts de l’INAF, l’institut national du football chilien.
De Bielsa à Pizzi
L’information n’est pas folle en soi (difficile de trouver des équipes plus intenses que celles de Bielsa), mais elle est intéressante parce qu’elle en dit déjà beaucoup sur ce qui attend un groupe de joueurs qui évolue depuis plus de dix ans maintenant avec le même paradigme footballistique : celui du jeu et du spectacle. Pour mieux recontextualiser cette décision, revenons dans un premier temps sur quelques faits importants. Lors de sa démission de la sélection chilienne en février 2011, Marcelo Bielsa avait laissé à la disposition de la Fédération tous ses travaux avec la Roja afin que ses successeurs aient un aperçu du travail effectué voire une base de travail en cas de volonté de s’inspirer de ses idées. Jorge Sampaoli avait eu exactement la même démarche après sa démission en janvier 2016.
D’autre part, le 13 août 2014, on avait su par la presse chilienne que certains documents de la sélection chilienne issus du travail de Marcelo Bielsa ainsi que de Claudio Borghi (son successeur) avaient été dérobés puis découverts dans un amas de détritus sur les bords du Río Maipo par la municipalité de Buín. La municipalité avait même accusé l’ANFP (la Fédération chilienne de football) de contaminer le Río Maipo ! Les retrouver relevait plutôt d’œuvre de salubrité publique mais accordons des circonstances atténuantes à cette accusation sur le fait que la municipalité n’ait pas eu connaissance du contenu de ces documents. D’ailleurs, pour en avoir une idée, je vous conseille de lire Los 11 caminos al gol d’Eduardo Rojas. Il y a quelques pépites à déchiffrer.
Quelques semaines après la démission de Bielsa donc, Claudio Borghi n’avait pas souhaité réutiliser ou réadapter les principes de son compatriote. Il avait préféré la conservation du ballon au vertige, mais n’avait pas su réinstaller la même rigueur et la même discipline dans le jeu, ni dans les vestiaires d’ailleurs. Borghi avait été noyé par les affaires extra-sportives et le football pratiqué par la Roja confinait davantage à un gloubi-boulga de football offensif (explicité ici) comparé à ce que nous avions l’habitude d’observer depuis 2007.
Cela avait d’ailleurs valu son licenciement et favorisé l’intronisation de Jorge Sampaoli, tout juste auréolé de la Copa Sudamericana avec la Universidad de Chile. Sampaoli, disciple explicite de l’Argentin, avait immédiatement affirmé sa volonté de reprendre en mains la sélection à partir – en grande partie – des principes bielsistes : pressing total, marquage individuel, utilisation de la largeur, projections. Un projet qui avait duré jusqu’à la Coupe du monde 2014 (élimination aux tirs au but face au Brésil en huitièmes de finale), tournoi à l’issue duquel il s’était rendu compte qu’il était difficile de gagner un grand tournoi avec une philosophie aussi rigoriste et radicale. Alors il s’était adapté et avait décidé de faire appel à Juan Manuel Lillo comme conseiller de luxe à la direction technique pour gagner dans la conservation du ballon et le jeu de position sans pour autant trahir l’âme de la sélection. Les résultats, on les connaît : obtention de la Copa América 2015 et une Roja au sommet. Si bien que même après la démission de Sampaoli (pour plusieurs raisons explicitées ici), le Chili avait remporté la Copa América 2016 dans la foulée sous l’égide de Juan Antonio Pizzi, cinq mois à peine après sa nomination. Puis le niveau de jeu s’est étiolé au fil du temps et le Chili a connu un sacré camouflet le 11 octobre dernier, celui d’être incapable de se qualifier pour le Mondial 2018 en Russie.
Les 12 travaux de Rueda
Dans ce contexte difficile, pourquoi Reinaldo Rueda a donc décidé de ne pas s’appuyer sur les principes de jeu de Marcelo Bielsa ? Si l’âge avancé de la génération dorée est évoquée (il compte s’appuyer sur celle-ci sur le « moyen terme » a-t-il précisé en conférence de presse), il y a aussi le travail réalisé par le nouveau sélectionneur qui a conduit à cette décision. Avant de se réunir avec son groupe, Rueda n’a voulu occulter aucun détail afin de se montrer le plus clair possible devant ses joueurs sur sa manière de fonctionner et sur l’expression de son idée de jeu. Alors il s’est mis au travail en passant au crible pendant plusieurs semaines le travail fait en amont par ses prédécesseurs dont les travaux de Bielsa. Rueda voulait s’imprégner de la philosophie du natif de Rosario et de sa méthodologie. Il s’est aussi réuni avec certaines personnes de la Fédération chilienne qui avaient connu la philosophie de l’Argentin. Parmi eux, Luís Rodriguez, le DTN local, Rocío Yáñez, ancien adjoint au club chilien de Lota Schwager et George Biehl, enseignant à la fédération chilienne de football. Biehl était même entraîneur adjoint de Ivo Basay quand ce dernier s’occupait des U20 et que Bielsa était le sélectionneur national il y a dix ans de ça.
Parallèlement, étant donné que le jeu adopté doit être en adéquation avec les potentialités du groupe, il a analysé la moindre information sur les joueurs en place afin d’évaluer au mieux leurs capacités. En février dernier, il a ainsi fait son tour d’Europe pour aller à la rencontre de 11 joueurs (de la Turquie où évolue Gary Medel au Besiktas, en passant par l’Allemagne, l’Angleterre, l’Italie et l’Espagne) afin de discuter avec les joueurs susceptibles de faire partie de sa première convocation. Puis il est rentré sur le continent pour suivre le Tournoi de Clôture mexicain et de rencontrer 16 autres joueurs. C’est à l’issue de ce travail préliminaire qu’il serait parvenu à la conclusion que ce groupe n’avait pas les capacités – notamment physiques – de reproduire la méthodologie de Bielsa, sans pour autant abandonner l’identité offensive de la sélection. Mais cette décision mûrement réfléchie pose question. Et une particulièrement : cette génération peut-elle encore nous proposer un jeu asphyxiant où les projections sont légions, où le pressing est un réflexe tribal avec ce jeu vertical en toile de fond ?
Plusieurs acteurs (anciens joueurs ou membres du staff) de la sélection chilienne sous l’ère Bielsa ont répondu à cette question dans la presse chilienne. Pour John Armijo par exemple, qui fut en charge de la préparation physique de la sélection aux côtés du regretté Luis Bonini, en soi, rien ne pourrait entraver de jouer selon les principes bielsistes. « Il faut prendre en compte qu’à notre époque, on disposait également de joueurs en âge avancé comme Rodrigo Tello, Ismael Fuentes ou Pablo Contreras et qu’il n’y a jamais eu de problèmes, avance-t-il. En partant de la même méthodologie, je ne vois pas en quoi Rueda ne pourrait pas jouer de la même manière tout en sachant que les jeunes d’hier sont les vieux d’aujourd’hui comme Alexis (Sánchez), Gary (Medel) ou Vidal. Ils disposent même d’un physique plus adapté à l’effort que les joueurs de l’époque. Je ne partage pas l’idée selon laquelle on ne pourrait pas répéter ce qui s’est fait auparavant et qu’ils ne puissent faire le même travail physique. Les joueurs en place aujourd’hui ont des capacités beaucoup plus développées. »
Un ancien joueur de Bielsa (et cité par Armijo) s’est également exprimé sur le sujet : Pablo Contreras. Et l’ancien défenseur se souvient des charges de travail que le groupe avait dû endurer avant la Coupe du monde 2010 en Afrique du Sud. « Je pense que le travail qu’on avait effectué avant le Mondial pourrait se reproduire aujourd’hui sans aucun problème si Rueda souhaite travailler comme Marcelo. Il pourrait utiliser les mêmes méthodes d’entraînements. J’étais le doyen de la sélection de cette génération, eux avaient 21, 22, 23 ans et moi j’avais 32 ou 33 ans, soit plus ou moins l’âge qu’ils ont aujourd’hui (Sánchez a 28 ans, Vidal et Medel, 30). Si la méthode de travail venait à être similaire à celle utilisée par Marcelo, je ne vois aucun inconvénient. Le joueur appelé doit s’adapter au sélectionneur. »
Outre l’âge, l’autre argument avancé par l’ancien capitaine de la Roja est le suivant : tous les cadres de la sélection évoluent à l’heure actuelle ou ont longtemps évolué au sein de grands clubs qui développ(ai)ent un jeu très exigeant. Que ce soit le Bayern Munich (Vidal), Arsenal ou Manchester United (Sánchez), etc. « Je ne pense pas qu’il y ait d’inconvénients puisque ces garçons, au sein de ces grandes institutions, sont capables de s’entraîner à haute intensité et ils le démontrent aussi bien au sein de leurs équipes respectives qu’en sélection. »
« Il aurait fallu mener ce travail avec des personnes qui ont été aux côtés de Bielsa »
Mais revenons un moment sur le travail de Rueda et notamment sur l’expertise qu’il a mené dans son analyse du groupe et des principes de jeu qu’il souhaite mettre en place. Selon La Tercera, il a mené ce travail aux côtés « d’experts » de la Fédération chilienne de football nommément cités précédemment. Mais peut-on parler d’experts pour des personnes qui étaient certes issues de la fédération chilienne de football mais qui n’ont pas connu in vivo la vie du groupe, les exploits menés ainsi que les émotions partagées ? Ces « experts » désignent-ils d’anciens joueurs de la sélection ? Non. D’anciens membres du staff de Bielsa ? Non plus. Et c’est bien là le regret exprimé par Armijo : Rueda ne s’est pas entouré des personnes idoines pour mener au mieux son analyse. « Celui qui étudie le travail de Bielsa aura un aperçu extérieur des choses mais n’aura jamais un aperçu de ce qui s’est passé en interne, ce qui a été vécu par le groupe, appuie-t-il. Il n’aura aucune idée de la valeur émotionnelle des choses, du parcours, ni des ambitions. Pour moi, il sera toujours plus important de connaître comment les choses ont été vécues en interne plutôt que de connaître son travail d’analyse. Choisir ces personnes a été une erreur. Il aurait fallu mener ce travail avec des personnes qui ont été aux côtés de Bielsa. »
Pour d’autres personnes interrogées, le problème est plus complexe à résoudre. Un entraîneur aura beau connaître le travail mené par son/ses prédécesseur(s), l’important est qu’il fasse confiance en ses qualités. Au Milan, Arrigo Sacchi disait bien que les entraineurs du monde entier pouvait épier son travail (c’est ce qui s’est passé), cela lui était complètement indifférent. Parce que selon lui, le plus important pour un entraîneur, ce n’est pas de partager ses principes de jeu ou ses ateliers particuliers mais d’avoir une certaine sensibilité pour appréhender les problématiques en situation. Une sensibilité qui différencie le très bon entraîneur du maestro. Sauf qu’une sensibilité est difficilement reproductible. C’est en substance les dires de Daniel Morón, ancien entraîneur des gardiens de la sélection durant le mandat de Bielsa. « La génération actuelle est bonne et serait capable de reproduire le travail mené à l’époque mais je crois qu’il [Rueda] appliquera ce qu’il a toujours fait dans les sélections ou les clubs dans lesquels il a été. C’est une chose d’intérioriser ou de récupérer des choses intéressantes, mais je ne pense pas qu’on considère les choses de la même manière que son prédécesseur. Auquel cas, Rueda cesserait d’être Rueda. »
Pour le moment, peu d’informations explicites ont filtré sur ses intentions avec la sélection, si ce n’est qu’il souhaite faire en sorte que la sélection retrouve son identité offensive. « Nous avons fait un travail théorique avec les joueurs : ce que nous voulons faire, ce que nous attendons, et nous avons travaillé sur notre modèle de jeu parce que le leadership conceptuel est très important à nos yeux. Le peu de temps qu’il nous est accordé, nous l’avons dédié au travail pour défendre le statut international de la sélection chilienne. »
À l’orée des matchs amicaux les 24 et 27 mars prochain face à la Suède et au Danemark, Rueda a déjà commencé son travail. « Nous sommes en train de les analyser, de voir comment elles jouent, mais cette information est stratégique. Ces matchs dépendront de la façon dont les adversaires se présenteront et les variantes dépendront de nos joueurs. Ce sont deux sélections avec deux styles de jeu très différent », a-t-il commenté. Ces premiers matchs seront l’occasion d’observer pour la première fois l’idée de jeu de la sélection chilienne sous Rueda. Et peu importe au fond qu’il y ait des réminiscences ou pas avec le football de Bielsa. Après le terrible échec de ne pas être parvenu à se qualifier pour le Mondial russe, la sélection doit retrouver une identité – quelle qu’elle soit – pour lui permettre de retrouver son lustre d’antan. Pour le reste, c’est à Rueda d’écrire sa propre histoire avec la Roja.