Trois mois après le décès de Diego Maradona, les hommages ne cessent pas. Dernièrement c’est au tour de Martin Palermo, ancienne gloire de Boca Juniors et coéquipier du numéro 10 argentin, de se fendre d’un texte poignant pour le site anglais The Players’ Tribune. Voici sa traduction :
La dernière fois que j’ai entendu la voix de Diego, ce fut en début d’année dernière quand je suis revenu du Mexique suite à mon expérience à Pachuca. Quand j’ai vu le nom sur mon téléphone, honnêtement, je me suis étonné. Je ne pensais pas que Diego avait le temps de passer ce type d’appels à ce moment-là de sa vie. En vrai, le simple fait d’être Diego Maradona impliquait un travail de 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Les supporters et journalistes l’ont suivi partout, toute sa vie. ça a du être fatigant. Et en plus, il entraînait Gimnasia. C’est pour cela que, malgré que je savais qu’il avait un grand coeur, je pensais vraiment qu’il avait déjà de quoi faire. Mais je me suis trompé. Il a quand même trouvé le temps de m’appeler. On était très proche, on l’avait été pendant un long moment, mais cela faisait quasiment 10 ans que l’on ne travaillait pas ensemble. Mais bien sûr, comme toujours, avec Diego ce n’était jamais le travail, ce fut toujours quelque chose de personnel. Il m’a dit : « Tu fais quoi Martin ? Comment vas-tu ? Ta famille ? C’est quand que tu viens partager un asado (barbecue) ? »
Diego était comme ça. Il savait que sa présence était importante pour tous ceux qui étaient proches de lui et il voulait toujours montrer qu’il était disponible et présent en cas de besoin. Il était toujours comme ça, toujours en train de prendre soin de toi, de te demander comment tu vas. Et il apparaissait toujours au moment où on l’attend le moins. Mais tu dois comprendre quelque chose sur Maradona. Il n’était pas comme ça uniquement avec moi, non, non. Il était comme ça avec chaque personne qui comptait pour lui. Il dégageait une chaleur humaine incroyable, il te faisait sentir être quelqu’un de spécial. C’est pour cela que je ne peux toujours pas accepter son absence.
Cela fait maintenant trois mois que Diego nous a quitté. Quand j’ai appris la nouvelle, j’ai immédiatement envoyé un message à un ami journaliste qui était très proche de lui. « C’est vrai ? ». « Oui… ». A ce moment-là, on n’arrive pas à y croire. En fait, on se rappelle de toutes les fois que Diego s’était retrouvé dans une situation similaire, à l’hôpital, et que les rumeurs de sa mort se multipliaient. J’ai alors pensé : « Non, ce n’est pas possible. Ils disent ça mais c’est sûrement faux ». Et c’était toujours faux. Maradona récupère toujours, Maradona survit toujours. Il avait esquivé tant de fois la mort que je pensais que c’était juste « une fois » de plus. Mais la contre-information n’est jamais apparue. L’anxiété me rongeait au fil des minutes. J’ai même envoyé un message à Claudia, son ex-femme, pour savoir si c’était vrai. Elle m’a dit que oui. Et même comme ça, je ne pouvais pas le croire. Ton esprit refuse de l’accepter. Pour moi, Diego allait toujours être là. J’étais sûr qu’il allait vivre 100 ans. Et maintenant, pendant que les jours défilent, j’ai toujours cette sensation que ce n’est pas vrai. « Bien sûr que Diego est toujours là, tu vas sûrement le croiser à un moment donné « .
Je sais que je parle pour beaucoup d’Argentins quand je dis que j’ai du mal à m’imaginer un monde sans Maradona. Depuis que je suis gamin, il a toujours été présent, intouchable. Quand je l’ai vu à la Coupe du monde 86, j’ai vu ce qu’il symbolisait pour le monde entier, et encore plus pour nous, les Argentins. Il a totalement changé ma perception du football. Il est toujours la figure la plus représentative de ce que je ressens pour le football. Je ne sais pas si tu comprends. Laisse-moi te l’expliquer. Au Mondial 86, j’avais 12 ans et j’avais joué avec mes amis dans les squares et terrains de quartier toute ma vie. Il y a même une photo quand j’apprends à marcher et la première chose que j’ai fait ce fut de taper dans un ballon. Mais j’ai toujours été très réservé. Avec mon père, on ne parlait quasiment pas de football. Je rentrais d’un match et il me demandait : « Alors? ça a été ? »
– Et je lui disais : « Oui, on a gagné 2-0 ».
– Et il me répondait : » C’est bien, t’as marqué ? ».
« Ah oui, un but ». Et c’était tout. Je ne rentrais jamais dans le salon en criant et en me jetant par terre « OUIII ON A GAGNÉ ET J’AI MARQUÉ ». Je le gardais pour moi. Mais attention, je ressentais quand même des magnifiques émotions quand je jouais. Mais quand j’ai vu Diego jouer en 1986, ces émotions se sont multipliées. Je regardais les matchs dans le salon avec mes parents et mon frère, j’ai vu Diego emmener ce sport dans une dimension que je ne pensais pas possible. Les buts, la gloire, la passion. C’était ça le football. Quand on est sorti fêter le titre, j’ai compris que c’était ça la plus grande satisfaction, la plus grande joie que le football pouvait te procurer. Et l’origine de toutes ces émotions, c’était Maradona.
Bien sûr, j’ai découvert plus tard que le football pouvait aussi te faire souffrir. Quand t’es gamin, tu joues pour t’amuser, personne ne t’oblige à rien. Mais quand tu deviens professionnel, tu te rends compte qu’être footballeur, c’est différent. Ce fut un rêve de débuter à Estudiantes de La Plata, le club que je supportais, que mon père et frère supportaient. Toute ma famille est de La Plata. Mais j’ai commencé à me blesser et à vivre certaines frustrations. Et là encore, la sensation de tristesse, Diego te la transmettais mieux que personne. Le moment où j’ai senti que j’étais le plus proche de lui, même sans le connaitre personnellement, ce fut pendant le Mondial 94 aux Etats Unis, la fameuse nuit de son éviction du tournoi. J’avais 20 ans et j’avais fait mes débuts en équipe première deux ans auparavant. Quand je l’ai vu là, rempli de tristesse aux yeux du monde, j’ai ressenti une nouvelle forme d’affection. Quand je l’ai vu pleurer, j’ai pleuré avec lui. C’est vraiment difficile de décrire ce que j’ai ressenti à ce moment-là. Tout ce que je peux dire, c’est que je ne me suis jamais senti aussi connecté à lui. C’était Maradona, c’était Dieu mais il était également humain.
Jamais je n’aurais imaginé faire partie de ses amis des années plus tard. Le simple fait de le connaitre « pour de vrai », c’était un rêve. La première fois, ce fut en août 1996 lors d’un Estudiantes-Boca. On était tous les deux capitaines, on s’est donc retrouvé au rond central. Après le tirage au sort, j’ai pris mon courage à deux mains et je lui ai dit : « Diego, à la fin du match, tu me files ton maillot ? ». Ça sonnait vraiment comme une demande d’un gamin fan, et ça l’était. On a gagné, j’ai marqué deux buts et à la fin du match, Diego m’a donné son maillot. Quelques mois plus tard, Maradona a demandé à Macri, le président de Boca, de me faire venir au club. En 1997, j’ai eu l’immense honneur de jouer à Boca. C’était une équipe de fous : Maradona, Caniggia, Latorre, Montoya, Fabbri, les jumeaux Barros Schelotto …
Mais le club ne gagnait pas de titres. Les supporters avaient des raisons de ne pas être content pourtant, avec Diego, tout était calme. Sa simple présence suffisait pour gommer tous les problèmes du club. J’ai toujours senti que ce fut une vraie chance pour moi d’avoir pu partager ses derniers mois de carrière avec lui. Bien sûr, ce n’était pas le Maradona de Naples, des années 80, c’était un autre Maradona mais il t’étonnait quand même. Il arrivait à l’entrainement et le temps s’arrêtait. Nous, on ne faisait que regarder ce qu’il faisait avec un ballon. On observait ces coups francs, complètement bouche bée. Je n’exagère pas : Diego envoyait le ballon où il voulait. Diego, ce n’était pas uniquement du talent, jouer avec lui te transcendait. Son dernier match fut un Superclasico contre River au Monumental. Quand on est rentré sur le terrain, tu te rendais vraiment compte qu’il profitait de l’instant. Il a, malheureusement, dû sortir sur blessure. J’ai marqué le but de la victoire alors on a doublement fêté ça : la victoire et le dernier match de Diego. On a chanté, dansé, mangé. Partager ces moments avec Diego, c’était vraiment spécial.
Cette période est passée tellement vite, quelques mois seulement. Quand je regarde dans le rétroviseur, je me dis que j’aurais dû profiter un peu plus de ces instants. Diego savait qu’il était proche de la retraite sportive mais il s’est battu jusque la dernière minute. Il a tout donné pour l’équipe. Même quand son corps ne suivait plus, il s’est exigé de lui-même ses limites. Il était toujours présent pour tous. C’est comme dans ces films de guerriers. Le guerrier se bat contre tout et contre tous mais il ne se bat pas pour lui. Il se bat pour les autres. J’ai toujours perçu Maradona de cette manière. Individuellement, c’était un artiste mais pour le groupe, c’était un gladiateur. Quand Diego a pris sa retraite sportive, ce fut parce qu’il devait le faire, il savait qu’il ne pouvait pas donner plus, que son corps avait tout donné. Après cette période, on a eu un autre type de relation. Boca nous réunissait et quand je jouais encore, il est revenu comme directeur sportif. On a commencé à échanger un peu plus. C’est à ce moment-là que notre relation est devenue plus personnelle. Il est venu à mon mariage. Quand mon fils est décédé, il était présent pour moi. Et quand il a eu des moments difficiles, j’étais aussi auprès de sa famille. Je ne pensais pas que l’on allait encore travailler ensemble.
Je ne pensais pas non plus que j’allais jouer une Coupe du monde avec lui comme entraîneur. Je ne jouais plus pour la sélection depuis 1999. Et en 2008, à 34 ans, je me suis blessé aux ligaments de mon genou droit. A ce moment, je ne savais même pas si j’allais rejouer au foot. Mais je suis revenu début 2009 et, ironie du sort, Diego est devenu entraineur de la sélection nationale. Il a commencé à faire confiance à certains joueurs du football local, pas seulement aux joueurs évoluant en Europe. Et il m’a appelé. Je n’avais pas joué depuis 10 ans pour la sélection mais soudain Diego me donne des minutes sous le maillot argentin. Sur la fin des éliminatoires de la zone Sudam, je me suis rendu compte que j’avais mes chances. En octobre de la même année, on se retrouve dos au mur, obligé de battre le Pérou à l’avant-dernier match pour avoir encore des chances de participer à la Coupe du monde. C’était un moment de crise pour l’Argentine. Ne pas gagner une Coupe du monde, c’est nul. Mais ne même pas y aller ? Impensable. On sentait beaucoup de pression et on devait jouer le couteau entre les dents.
Et on était là, en train de jouer face au Pérou sous une pluie diluvienne, un climat biblique. On marque. On allait gagner 1-0. Mais à quelques minutes de la fin, le Pérou égalise. Un désastre. On était mort. Game over. Au revoir la Coupe du monde. Les gens commencent à quitter le stade, fous de rage. Et Diego qui avait été très critiqué par la presse pour avoir rappelé un attaquant âgé que tout le monde pensait fini… Mais dans le temps additionnel, on gagne un corner. Le ballon arrive dans la surface, je le reçois juste en face de moi pour l’envoyer au fond des filets. But. Je commence à courir comme un fou avec tous mes coéquipiers qui me suivent. Le stade explose. Diego courre aussi, se jette par terre sur le terrain trempé. Quel moment ! Quelle soirée ! J’aime penser que si ma vie avait été un film , la première scène serait sûrement cette photo où gamin je tapais dans un ballon et la dernière serait la photo de cette célébration sous la pluie. Cette victoire a signifié beaucoup de choses. Notamment l’amitié me liant à Diego et la confiance qu’il m’a donnée. Sans parler qu’en 86, l’Argentine s’était aussi qualifiée contre le Pérou, sur le fil. Une coïncidence ? Je ne pense pas, je pense qu’il y avait une forme de connexion.
Après avoir marqué ce but, on commence à se demander ce qu’il va se passer pour la Coupe du monde, la vraie. Je n’avais jamais participé à un Mondial. Et Diego se préparait pour annoncer la liste de joueurs, le doute planait depuis quelques mois. Je ne savais pas s’il allait me sélectionner. Des fois, il prenait de mes nouvelles. Quelques jours avant de dévoiler la liste, il m’appelle et me dit : « Martin, tu dois te présenter lundi. Tu vas aller a la Coupe du monde ». Je me rappelle encore de sa voix et de cet appel comme si c’était hier. Je ne pouvais que le remercier. La seule chose que je lui disais : « Merci Diego. Merci pour cette opportunité ».
J’ai toujours eu des mots de remerciement à son égard. Je savais que je n’allais pas être titulaire. J’avais 36 ans et dans l’effectif, tu avais des joueurs comme Messi et Tevez. Lors du dernier match de la phase de groupe contre la Grèce, on était déjà qualifié et Diego m’a fait rentrer à 10 minutes de la fin. Ce fut mon premier match en Coupe du monde et j’ai marqué. J’ai marqué avec ma famille en tribune : mon frère, mon fils, ma femme. Ce fut sans aucun doute l’un des plus beaux moments de ma carrière. J’ai senti à ce moment-là que j’avais bouclé la boucle.
Jouer pour Diego fut une expérience spéciale. Ce qu’il représentait pour nous, la manière avec laquelle il nous traitait, il était très fort. Ça allait bien au delà de la tactique. Quand on s’est qualifié en huitièmes, on pensait vraiment que l’on pouvait gagner cette Coupe du monde. Parce que les choses se passaient comme ça avec Diego. Il l’avait gagnée en tant que joueur, la seule chose qui lui manquait, c’était de la gagner en tant qu’entraineur. Ça avait du sens, c’était presque écrit. Alors, oui, ne pas gagner cette Coupe du monde a été l’une des grandes déceptions de ma carrière mais aussi de ma relation avec Diego. Malgré tout, les beaux moments de cette étape en sélection seront toujours à mes côtés. J’ai aussi un souvenir pour me remémorer cette époque. Diego portait toujours une boucle d’oreille. Un jour avant un match, je lui ai dit » Si je marque, tu me la donnes ». C’était une blague mais le jour suivant, j’ai marqué et il me l’a offert. Je l’ai toujours. Elle est très bien gardée, comme un petit trésor.
A la suite de ce mondial, la vie de Diego a eu ces hauts et ces bas. Ce que les gens doivent savoir, c’est que c’est très difficile d’être joueur professionnel mais c’est encore plus difficile d’être Diego Maradona. Bien plus difficile. Tous les efforts qu’il faisait pour être une personne normale étaient vains. On le suivait 24 heures sur 24, on l’adorait, on le dérangeait, on l’attaquait. Il ne pouvait pas se balader dans la rue tranquille. Comment peux-tu vivre normalement comme ça ? Si on pouvait revenir en arrière, je ferais mon possible pour aider Diego dans ses dernières années. J’essaierais de l’aider à vivre une vie plus naturelle, plus réelle. Je voulais le voir vieillir. Mais aider Diego n’a jamais été facile, beaucoup ont essayé, sans succès. C’est difficile de savoir ce qui s’est réellement passé lors des derniers jours de sa vie. Je n’ai pas aimé la façon dont il a vécu ses deux dernières années. Le voir autant se détériorer… Ce n’est pas le Maradona que j’aimais voir. Ce que je déplore le plus, c’est qu’on l’a laissé aussi seul. Personne n’a pris soin de lui. Personne ne l’a aidé pour qu’il termine une vie digne de ce qu’il fut.
Je ne jugerai jamais Diego. Il a commis des erreurs mais il a vécu sa vie et c’est comme ça. Ce qui m’intéresse c’est surtout ce qu’il a représenté pour moi, ce qu’il m’a fait vivre. C’est difficile de l’expliquer, spécialement dans un contexte de football, mais pour ceux qui croient en Dieu, et moi j’y crois … Diego est quelque chose d’identique dans le football. Dieu existe dans tout ce qu’il représente. Pour moi, Maradona représente la même chose dans le football. Je ne sais pas quand je vais affronter la réalité. Je vais peut-être devoir accepter que Diego est parti, de la même manière que j’ai dû accepter la mort de mon fils. Je vais devoir traverser ce pont imaginaire et me dire « Il n’est pas là. Je ne le verrai plus jamais ». Mais je ne suis pas prêt. C’est trop douloureux, surréaliste. Pour moi, Diego est encore là. Dieu existe toujours. Et d’une certaine manière, il sera toujours là.
Martin Palermo
https://www.youtube.com/watch?v=eTSPIqojhdc