L’or aux Jeux Olympiques 1972 de Munich, l’argent aux Jeux 76 de Montréal et la troisième place de la Coupe du Monde 1974 en Allemagne comme patrimoine. Combinaison de talent, discipline et enthousiasme comme apanage. Cette sélection qui menaça d’entraver les projets des Pays-Bas de Cruijff, de l’Allemagne de Beckenbauer et qui enflamma son époque, c’est la Pologne. La Pologne de Kazimierz Górski. Une Pologne capable de battre sans coup férir et successivement dans la même compétition l’Argentine, l’Italie, la Suède, la Yougoslavie et le Brésil. Le monde n’en a plus vu de plus belle depuis. Retour sur cette sélection historique.
Quand elle entame sa campagne de qualification pour le Mondial 74, la Pologne a disputé sa dernière Coupe du monde en 1938 en France. La seule et l’unique de son histoire. La suite, on la connaît : la Seconde Guerre mondiale, la redéfinition de l’Europe selon Yalta, puis la déstalinisation en 1956. Le début d’une ère durant laquelle la promotion du football ne s’en trouva pas ternie malgré l’instabilité politique. Bien au contraire. Si bien qu’à l’aube des années 1970, le football polonais a les dents longues. Jeunes joueurs qui font les beaux jours du championnat national, prise en charge de la sélection par un sélectionneur singulier, nul doute que c’est au début de la décennie 70 que la Pologne moderne est née. Dès lors, doit-on s’étonner de la qualité de sa Coupe du monde 1974 ?
Les bases de l’épopée : Compétitivité européenne et la figure Górski
C’est à la fin des années 1960 et au début des années 1970 que le football polonais s’affirme sur le panorama européen. Lors de la saison 1969-70, le Górnik Zabrze emmené par l’idole Lubański échoue en finale de la Coupe des Coupes (C2) face à Manchester City, mais obtient le meilleur résultat sur la scène européenne de l’histoire du football local. Encore aujourd’hui, le Górnik Zabrze est le seul club du pays finaliste d’une Coupe d’Europe. En C1, lors de la même saison, le Legia Varsovie parvient à se hisser jusqu’en demi-finale (défait par le Feyenoord Rotterdam) en disposant respectivement de l’AS Saint-Étienne, déjà suprématiste de son championnat, et de Galatasaray. La saison suivante, le club de Silésie rejoue les quarts de finale de C2 et s’incline de nouveau contre les Citizens quand le Legia parvient à atteindre les quarts de finale de C1 (battu par l’Atlético Madrid). Autant de marqueurs de compétitivité qui tendent à montrer que l’Europe commence à se mettre au polonais.
Grâce à Kazimierz Górski, l’Europe puis le monde y sont contraints. Nommé sélectionneur en 1970 après avoir eu à ses ordres les juniors (1956-66) et les Espoirs (1966-70), c’est sous son égide que le jeu du pays connait une toute autre dimension. A l’époque, l’ancien attaquant du Legia Varsovie est fortement influencé par la révolution tactique menée par les Pays-Bas et l’URSS, celle exhibée par l’Ajax et le Dynamo Kiev, même si la force de son jeu s’exprime à travers la transition offensive et les attaques rapides. Dans sa fonction, Górski étonne aussi par sa représentation. Il est à la fois ce manager placide, charismatique, rigoureux, sorte de tsar parmi les apparatchiks, et en même temps ce manager à la fibre paternaliste, à l’écoute de ses joueurs, et qui les responsabilise. Górski savait équilibrer à merveille autorité et écoute, suscitant à fortiori le respect. Zbigniew Boniek qui le côtoya au début de sa carrière internationale quand le sorcier conclut la sienne résume : « Il est le symbole de la Pologne. Il était le premier coach qui nous a fait croire qu’il était possible d’atteindre le niveau mondial. Il était un héros et maintenant qu’il est parti (ndlr : décédé en 2006), il est devenu légende ».
Des éliminatoires à l’Euro 72 jusqu’à la Coupe du Monde 74, Górski aura redéfini les hommes et la tactique de la sélection. Suite à l’échec de la qualification pour l’Euro 72, il prit parti de laisser place, peu à peu, à une nouvelle génération : c’est ainsi que Jan Tomaszewski fit ses débuts en 1971 sans savoir qu’il sera le portier titulaire lors de la Coupe du monde 1974. Wladyslaw Żmuda, Antoni Szymanowski, Andrej Szarmach emboîteront le pas. À défaut de déceler un jeu fluide tout en maîtrise, l’objectif du sélectionneur est perceptible : trouver une osmose dès à présent en profitant du vivier fécond à sa disposition et en s’appuyant sur ses joueurs cadres, Robert Gadocha, Włodzimierz Lubański, Gzegorz Lato et Kazimierz Deyna. Le premier test a lieu lors des Jeux Olympiques de Munich (1972). Invaincue tout le long du tournoi (6 victoires, 1 match nul), meilleure attaque (21 buts), la Pologne est sacrée championne olympique aux dépens de la Hongrie, double championne olympique en titre. Elle ne pouvait pas espérer meilleur préambule.
17 octobre 1973, à jamais dans l’Histoire
Novembre 1972. Deux mois après les Jeux, les champions olympiques font face aux grandes nations du football (professionnelles). Les éliminatoires pour la Coupe du monde 1974 débutent et dans son groupe, la Pologne doit se confronter à l’Angleterre et au Pays de Galles pour aller chercher la première place qualificative. Après une défaite initiale face aux Gallois, les Polonais obtiennent deux victoires cruciales pour, en ce 17 octobre 1973 et cette dernière journée, jouer la qualification contre l’Angleterre à Wembley.
Se qualifier au détriment de la nation mère du ballon rond est une occasion qui ne se rate pas. Cela ne se présente qu’une fois. Au-delà de la confrontation et de son enjeu, il y a l’objectif non avoué : montrer au monde entier que la Pologne n’a pas vocation à rester cet État satellite du bloc soviétique, cantonné à être connu pour sa position géo-stratégique car zone tampon dans les relations Est-Ouest. Mais dans les faits, que ce soit en club ou avec l’équipe nationale, il faut faire fi de la conjoncture politique pour mettre en avant orgueil et fierté. « À cette période, nous ne pouvions nous exprimer que par le sport. C’était notre seul moyen de nous élever. La culture aussi, mais ça concerne peu de gens. On voulait que le monde entier sache où était Zabzre et qui on était », affirme Lubański pour expliquer les exploits du Górnik.
Outre-Manche, la cause est beaucoup moins solennelle car l’attente est beaucoup plus sereine. En match amical, les Anglais viennent de l’emporter 7-0 face à l’Autriche en amical (la Pologne obtient le match nul face aux Pays-Bas 1-1), le football anglais compte dominer à l’échelle continentale après les succès respectifs de Tottenham et de Liverpool en C3 (lors des saisons 1971/72 et 1972/73) et après le succès à domicile de 1966, les Three Lions attendent avec une certaine impatience de disputer cette Coupe du monde 74. La déception de 1970 a du mal à passer (défaite en quarts de finale face à la RFA 2-3, alors qu’ils menaient 2-0), et il est naturel de vouloir réaffirmer ses ambitions affichées. Celles vouées à être éternelles.
Avant ce match retour couperet, la Pologne est donc en tête du groupe avec 4 points, l’Angleterre suit avec trois points. Le nul suffit à la Pologne pour la qualification, l’Angleterre doit l’emporter dans son temple pour espérer fouler les pelouses allemandes en juin prochain. D’un côté, la Perfide Albion n’a jamais été éliminée en tour préliminaire de Coupe du monde, de l’autre, le match aller a posé les bases de l’exploit : à Chorzow, la Pologne l’a emporté 2-0, survoltée par l’enthousiasme d’un peuple tout entier (120 000 spectateurs) qui a pu contempler la genèse d’une équipe historique et la défaite de l’une qui l’était déjà. Pourtant, quatre mois après, les Anglais ne partent pas confiants, ils sont diaboliquement suffisants. Animalisation en ânes, moqueries à l’encontre des visiteurs (Jan Tomaszewski est qualifié de clown par Brian Clough en direct à la télévision britannique), les hommes d’Alf Ramsey étaient à mille lieux de savoir ce qui les attendaient. Kazimierz Górski confesse : « Je me souviens, mes joueurs sont rentrés au vestiaire après l’échauffement et ils étaient très en colère. Ils m’ont dit que les supporters anglais les avaient traités d’animaux. Je savais que je n’avais rien d’autre à dire. Mon équipe était prête pour ce match si important ».
Révélation de la Coupe du Monde 1974
Malgré qu’ils soient conspués, qu’ils entendent leur hymne sifflé, les Bialo-Czerwoni restent impassibles devant l’hostilité et iront chercher grâce à leur courage et à leur solidarité le match nul (1-1). La Pologne se qualifie pour la Coupe du monde 1974 après avoir rejoué ce soir-là le match du siècle vingt ans après. Avec le recul, Tomaszewski voit encore plus loin : « En Pologne, ce miracle fut autant acclamé que lorsque nous avons arrêté l’avancée des bolcheviques en 1920 » ( ndlr :bataille de Varsovie lors de laquelle la Pologne garda son indépendance). Le lendemain, les journaux anglais parleront de « mort du football ». Pour les Polonais, il est question de (re)naissance. « Quand je regarde ce match aujourd’hui c’est sur qu’on a eu beaucoup de chance, que Tomaszewski a sorti le match de sa vie, mais c’est vrai aussi que ce 17 octobre 1973 est née la grande équipe de Pologne ».
Car si le match nul relève effectivement du miracle (35 tirs concédés), la qualification de la Pologne pour le Mondial est loin d’en être un. Elle aura d’ailleurs à cœur de le démontrer tout au long du tournoi. Car en 1974, question spectacle et enthousiasme, il n’y a plus le Brésil sacré quatre ans plus tôt, celui de Pelé et de Tostão et il n’y a pas le Pérou de Cubillas et Sotil. Pour ce mondial allemand, il y a l’extraordinaire « football total » des Pays-Bas et… la Pologne de Górski.
Durant la Coupe du monde, « les Aigles blancs » surprennent par leur jeu typiquement latin : passes courtes, mouvements, vitesse, volonté offensive et créatrice. Si l’on ne voit pas le ballet hollandais, on y voit l’entrain. Celui qui favorise cette distanciation avec l’événement et qui, avec les qualités du collectif, facilite la qualification. De fait, la Pologne l’emporte successivement face à l’Argentine (3-2), Haïti (7-0), mais surtout l’Italie des Capello, Rivera, Zoff, Facchetti, Chinaglia, Mazzola etc. (2-1) finaliste sortant qui jouait sa survie dans le tournoi. À l’issue de la première phase, la Pologne change de statut : de simple curiosité, elle devient candidate à la victoire finale. L’attraction est d’autant plus grande que depuis la Hongrie de Sebes, les équipes de l’Est avaient davantage habitué leurs contemporains à des équipes solides, sérieuses, sans réelle volonté de faire le jeu. Lors de la seconde phase, on lui reproche même de ne pas dominer significativement la Suède (victoire 1-0), et de cette attente Górski répond : « On ne peut tout de même pas demander à la Pologne de gagner ses matchs et de faire en même temps tout le spectacle ». Symptomatique de la situation.
« C’était un mélange parfaitement harmonieux qui a produit un football simplement fantastique »
Aussi bien tactiquement que dans les intentions, la Pologne ne dispute pas la Coupe du monde, elle joue la sienne. Le début des années 70 a sonné le glas de la fin du 4-2-4 brésilien pourtant majestueux à Mexico (parce qu’imperceptible à travers le 4-3-3, le 4-5-1 ou le 4-4-2), et à l’heure où le football est en quête de réinvention, la nouvelle tendance est une révolution. Une philosophie de jeu initiée par l’Ajax Amsterdam et adoptée en sélection par son inventeur (Rinus Michels) : le « football total ». Discipline, condition physique, maîtrise technique, approche cognitive, intelligence et intégration de la symphonie etc, les Pays-Bas comme l’Ajax marquent leur époque. Le Brésil de Zagallo « s’européanise » signe caractéristique d’une redéfinition des approches. Górski, pragmatique, trouve le compromis : du « football total », il y aura l’esprit, des systèmes de l’époque, il y aura le discernement. Milieux travailleurs et techniques (Kasperczak, Maszczyk), ailiers perforateurs aux qualités complémentaires (Lato, ailier rapide qui n’hésite pas à repiquer dans l’axe, Gadocha, davantage dribbleur et réputé pour sa qualité de centres), latéraux entreprenants (Musial, Szymanovski), meneur de jeu référent (Deyna), la Pologne s’apparente au désuet 4-2-4, à l’actuel 4-3-3 ou 4-2-3-1, et peut se reposer sur un 4-4-2 . Durant les trois saisons où Górski essaya de trouver son équipe pour le Mondial, il fit ni plus ni moins que de passer en revue les concepts.
Invaincue jusque-là et après avoir sorti la Yougoslavie, la Pologne s’incline lors du dernier match du groupe synonyme de demi-finale face à la RFA (1-0, but de Gerd Müller à la 76ème minute), épuisée par son Mondial où Górski ne trouva pas utile de faire quelques changements. Szarmach, le buteur qui remplaça l’habituel Lubański durant la compétition (blessé) fut absent face à la RFA et réduisit les chances de voir s’affronter en finale la Pologne face aux Pays-Bas qui eût été la finale idéale. Plus que l’épopée, la Pologne de Górski, c’est une indéniable portée. Celle d’une sélection au jeu porté vers l’avant, révélation aux yeux du grand public par sa frénésie, sa fantaisie, sa fraîcheur et ses exploits. Meilleure attaque de la compétition (15 buts), avec en son sein les 2 meilleurs buteurs (Lato, 7 buts, et Szarmach, 5), elle bat comme un symbole les champions du monde en titre brésiliens dans le match pour la troisième place et rejoint dans ces équipes méritoires la Hongrie de 1954 et la France de 1958.
Interrogé il y a quelques années sur l’adversaire le plus difficile qu’il ait eu à jouer en phase finale de Coupe du monde, Paul Breitner, légende du football allemand et vainqueur en 1974 avec la RFA, assurait qu’il ne s’était jamais retrouvé en position d’être pris à défaut par qui que ce soit. Puis de se souvenir… :
« Je me rappelle d’un match où j’ai toujours cru que nous avions battu ce jour-là une équipe qui était fondamentalement meilleure que nous. Cette équipe était assurément la meilleure de la compétition et n’a toujours pas gagné la Coupe du monde : c’est la Pologne, en 1974. Nous l’avions battu 1-0 à Francfort. C’était une journée très humide (ndlr : des pluies diluviennes ont retardé le match) et je suis certain que nous n’aurions pas battu les Polonais si le match n’avait pas été joué dans ces conditions. La sélection polonaise était aussi bien structurée que nous l’avons été en 1972 (ndlr : victoire de la RFA à l’Euro). Il y avait une véritable symbiose entre les artistes, les joueurs techniques, les guerriers, les vieux expérimentés, les jeunes. C’était un mélange parfaitement harmonieux qui a produit un football simplement fantastique. Durant cette Coupe du monde, ils avaient une meilleure équipe que l’Allemagne, les Pays-Bas, le Brésil ou qui que ce soit d’autre. Les Polonais avaient la meilleure équipe en 1974. » [1]
[1] http://www.fifa.com/classicfootball/history/news/newsid=513646/index.html