Implantée dans un quartier historique et pauvre au cœur de Rome, l’ASD Villa Gordiani est une association de foot basée sur l’actionnariat populaire née lors d’une lutte pour la réhabilitation d’un terrain abandonné dont Francesco Totti avait notamment foulé la pelouse. Villa Gordiani se bat pour proposer du foot aux plus déshérités et pour la construction d’une communauté de quartier basée sur la solidarité. Bien qu’à l’opposé du foot business, les membres sont familiers des tribunes. Rencontre avec l’assemblée de Villa Gordiani qui a désigné Francesco, militant et joueur, pour répondre à nos questions.
À première vue, c’est une équipe de foot amateur, comme les lettres ASD, pour Associazione Sportiva Dilettantistica, l’indiquent. Pourtant, l’ASD Villa Gordiani est une équipe de foot, un groupe de supporter, et une association basée sur l’actionnariat populaire engagée pour l’accès gratuit aux activités culturelles et sportives. Issue d’un collectif antifasciste et anticapitaliste appelé Promakos, les fondements de l’association montrent clairement ses valeurs : « Nous ne voulons plus vendre notre passion au plus offrant. Nous ne sommes plus disposés à accepter que quelqu’un en fasse un profit. Nous pensons que l’actionnariat populaire et la gestion collective sont les seuls antidotes à ces maux, qui sont maintenant communs dans le monde du football. »
Foot populaire solidaire des tribunes
On comprend que le foot business doit leur donner des boutons. Mais en tant que passionnés de foot, ils suivent bien sûr la Serie A. Francesco nous l’explique : « Tout en la suivant et en en étant passionnés, nous pensons que c’est l’emblème de ce contre quoi nous nous battons, du football dont nous ne voulons pas : la pandémie a montré une fois de plus que la Serie A n’est que divertissement, et bénéfices bien sûr. Au contraire nous pensons que le football est passion, communion, sociabilité, sentiment populaire. » Leur combat est en parti né des tribunes. « Nous sommes évidemment solidaires des ultras. Certains d’entre nous sont des ultras de « leurs propres » équipes, et le mouvement ultras est l’un des premiers facteurs qui ont conduit à la naissance d’Asd Villa Gordiani. Les fondateurs sont issus des tribunes. le premier président était fan de la Lazio et abonné, le second au contraire de la Roma. Le problème du soutien à Villa Gordiani et à une autre équipe ne s’est jamais posé. Aujourd’hui les membres de l’asso sont « fans de Rome, de Lazio, de Lecce et de Foggia (les deux derniers sont des villes du Sud de l’Italie, et le Sud est toujours une terre d’émigration aujourd’hui). » On peut donc voir des supporters membres de la Gradinata Est, le nom des supporters de Villa Gordiani, en tribune de la Lazio ou de Lecce, fidèles à leurs valeurs.
Néanmoins, les supporters de Villa « ne se définissent pas comme ultras ». Il explique : « Nous pensons que le football populaire et le monde ultra sont deux choses complètement différentes. Et d’une part nous ne voulons pas copier en petit et ridicule un phénomène social qui est encore vécu par des milliers de jeunes aujourd’hui, et d’autre part nous voulons aussi pouvoir changer certaines dynamiques que dans les groupes ultras traditionnels nous devons accepter, comme la hiérarchie, ou l’utilisation de la violence comme fin en soi. »
En tribune, le Gradinata Est arbore le drapeau catalan ou « celui des prisonniers politiques basques, car nous sommes internationalistes et proches de la lutte de ces deux peuples ». Un de leur ami basque a même tendu l’écharpe de Villa Gordiani à San Mamés, stade de l’Athletic Bilbao (et non Atletico car « c’était le nom imposé sous la dictature de Franco »). On aperçoit aussi un drapeau qui indique « ILVA is a killer » en référence a ILVA, « une aciérie qui produit le cancer et la mort depuis des décennies dans la ville de Tarente ».
Un collectif anticapitaliste de calcio popolare au coeur d’un quartier déshérité
Né en 2017 et construite sur l’actionnariat populaire, l’association est née de la lutte pour la réhabilitation d’un terrain au cœur d’un parc historique situé à Rome Est. Dans ce quartier populaire aux nombreux logements sociaux construits depuis les années 50, de nombreux enfants foulent la pelouse, dont Francesco Totti. Dans les années 2010 le terrain n’est plus entretenu et menace d’être démantelé, alors qu’il est essentiel. C’est le début de l’asso Villa Gordiani. « De cette situation est née l’idée de rouvrir le terrain avec le slogan « Ramenons le football à Villa Gordiani ». Une nouvelle entité politico-sociale voit le jour, composée du Collectif Promakos et de personnes du quartier sensibles à la question des espaces sociaux et sportifs à récupérer ainsi qu’à la pratique du sport libre à tous les niveaux. »
L’auto-récupération des espaces est fréquente dans un pays « frappé par la spéculation et les malversations même dans le domaine sportif ». Le quartier de Villa Gordiani, situé autour d’une des villes historiques de Rome, est un quartier pauvre et prolétaire. « C’était autrefois une vraie banlieue, composée de cabanes et de champs cultivés, de logements sociaux, mais qui aujourd’hui a été incorporée par l’urbanisation et se situe entre des rues importantes et des complexes résidentiels. Le cœur populaire, cependant, pour le meilleur ou pour le pire, est toujours là. Les logements sociaux construits dans les années 50 ont remplacé les cabanes mais la population est toujours la même : familles de travailleurs, ouvriers, chômeurs, garçons et filles « de la rue. » Même les bâtiments résidentiels privés construits autour de la via Collatina ou de la via Prenestina (deux de rues les plus importantes du district) conservent une composition sociale de classe ouvrière ou de classe moyenne inférieure, ultérieurement appauvrie par les crises récentes. Les problèmes actuels sont donc les mêmes qui caractérisent presque tous les quartiers populaires et semi-périphériques de Rome : manque de services publics adéquats (transports, dispensaires, activités sociales et loisirs publiques et de qualité), manque de travail dans le quartier ou les zones voisines, ce qui oblige les gens à quitter leur quartier et à ne revenir que pour les repas et le soir, chômage des jeunes, loyers toujours plus élevés et difficultés à payer les services publics, expulsions de maisons privées. À ces problèmes généraux s’ajoutent les problèmes des logements sociaux romains : entretien inexistant, chauffage inexistant ou non fonctionnel, expulsions envers ceux qui occupent ces espaces par nécessité, espaces verts abandonnés et délabrés.
La lutte pour la réouverture d’un terrain de football se double de la volonté de la construction d’une communauté de quartier basée sur la solidarité. Car dans le quartier, il y a désormais peu de possibilités de s’entrainer en loisirs, hormis dans les clubs classiques à l’accès payant, qui sont aussi « des clubs orientés vers les affaires, les dépenses, avec peu de participation active, une compétitivité extrême et aucune implication sociale ».
Actionnariat populaire et foot prolétaire
À travers le foot, les enjeux sont sociaux. Le groupe initial d’une vingtaine de personnes décide de lancer une campagne de réappropriation du terrain historique, d’autofinancement et d’expansion pour fonder une équipe de football populaire dans le quartier. L’association naît en 2017, deux ans après le collectif Promakos. Elle fonctionne sur l’actionnariat populaire. « La propriété appartient à l’association. Il n’y a pas des propriétaires. L’association fonctionne plus ou moins comme une coopérative, en payant une cotisation spécifique on entre dans l’assemblée des membres qui possèdent la « propriété » de l’équipe. Alors quiconque décide de nous soutenir devient en fait propriétaire si nous pouvons dire, même si évidemment la prise de décision est déterminée par les assemblées auxquelles ne participent pas tous les membres et sympathisants. On a choisi cette méthode car c’était celle qui, au moment de la création, nous a semblé la plus cohérente possible avec nos idéaux parmi les possibilités offertes par la loi italienne sur les associations sportives. Donc un compromis entre autofinancement, participation étendue, refus de la propriété privée et gestion collective de l’équipe et de la société ». Il poursuit : « Le fonctionnement est simple, et il est toujours le même qu’au début. Une assemblée ouverte à tous les membres qui souscrivent la carte annuelle et à tous les supporters, ainsi que bien sûr aux joueurs qui sont également membres à tous les effets ». L’assemblée se réunit chaque semaine, et les personnes actives sont vont de 20 à une centaine de personnes, « selon les moments historiques et les difficultés que nous avons rencontrées », et jusqu’à 200 supporters dans les tribunes ou en déplacement.
« Si Asd Villa Gordiani se définit comme « football populaire », nous avons plus d’une fois pensé à nous changer et nous définir comme « football prolétarien », en précisant que notre projet est basé sur la défense et la lutte pour les intérêts prolétariens, tout en étant ouvert à tous sans aucune distinction (sauf les fascistes) »
De par son enracinement dans le quartier et les valeurs qu’elle défend, Villa Gordiani a tout d’une équipe de calcio popolare, se définissant même comme prolétaire. « Si Asd Villa Gordiani se définit comme « football populaire », nous avons plus d’une fois pensé à nous changer et nous définir comme « football prolétarien », en précisant que notre projet est basé sur la défense et la lutte pour les intérêts prolétariens, tout en étant ouvert à tous sans aucune distinction (sauf les fascistes). »
Leur action va bien au-delà du foot : « Les actions menées par l’Asd Villa Gordiani partent du football et du sport mais parlent de services à la population, de droits pour les travailleurs et de gestion collective du pouvoir et des espaces. À travers les fans et l’équipe elle-même, nous essayons de transmettre des messages inclusifs, antifascistes et anticapitalistes tant avec des mots que avec des actes et des actions. »
Leurs actions s’ancrent concrètement dans le local, avec de nombreuses actions de quartier. Le projet de réhabilitation du terrain pour en faire un centre social et culturel ouvert sur le quartier « une école de football populaire et organiser, entre autres activités, un soutien scolaire après l’école et populaire », ou les luttes contre les expulsions, fréquentes dans le quartier, au sein du Comité de lutte Villa Gordiani. Les membres de Villa organisent des actions de distribution de nourriture aux personnes en difficulté durant le confinement « nous avons créé le Groupe de Soutien Mutuel (Gruppo Appoggio Mutuo) Villa Gordiani (connecté au Groupe de Soutien Mutuel dans la zone de Rome-Est et actif dans d’autres districts voisins), pour distribuer des biens alimentaires, en organisant des collectes de solidarité et des livraisons à domicile en accordant une attention particulière à la santé de ceux qui ont besoin d’aide. »
Si Villa Gordiani a perdu sa bataille contre l’administration pour la réhabilitation du terrain historique, détruit en 2019 « détruisant un bien public et les rêves d’une utilisation collective et sociale de cet espace », les actions de l’association restent nombreuses et se consolident dans la ville. « Ces derniers mois nous avons travaillé dur pour transformer notre projet sportif et social. Depuis la pandémie, nous avons créé une assemblée avec d’autres personnes du quartier et notre intention est de structurer cette assemblée comme point de référence politique .» Et nous rappelle l’importance d’autant plus grande de ces actions sociales et politiques dans les temps actuels : « Des relations importantes se sont nouées sur le plan social et nous savons qu’en ce moment historique où l’avenir est incertain il faudra lutter ensemble pour arracher ce qui nous est dû, qu’il s’agisse de sport, de santé collective ou de conditions de travail et économiques. »
Le rôle à jouer est immense et les collectif de foot populaire participent à un renouveau nécessaire, tant dans le milieu du foot que dans la communauté. L’association est en lien avec d’autres équipes de football populaire en Italie, car la dynamique est forte et réelle. Ils se réunissent à la No Racism Cup qui a lieu chaque année en août dans le Salento (province de Lecce), ou lors d’assemblées nationales. Nécessaire, et profitant à tous, ce mouvement ne peut que continuer à prendre de l’ampleur tant en Italie qu’en Europe.
Merci à Francesco
& à Massimo