Eduardo Galeano, écrivain et journaliste uruguayen, figure de la gauche latino-américaine, est mort ce lundi 13 avril à l’âge de 74 ans. Comme tous ses compatriotes, c’était un passionné de football, sport auquel il a consacré plusieurs ouvrages. En hommage à ce grand écrivain, La Grinta publie une traduction du chapitre « Le supporter », extraite de son livre El fútbol a sol y sombra.
Le supporter
Une fois par semaine, le supporter fuit de sa maison et se rend au stade.
Flottent les drapeaux, sonnent les crécelles, les pétards, les tambours, pleuvent les serpentins et le papier ; la ville disparaît, la routine s’oublie, il n’existe plus que le temple. Dans cet espace sacré, la seule religion qui n’a pas d’athées exhibe ses divinités. Bien que le supporter puisse contempler le miracle, plus confortablement, sur l’écran de la télé, il préfère entreprendre le pèlerinage vers ce lieu où il peut voir ses anges en chair et en os, se battant en duel avec les démons du jour.
Là, le supporter agite le mouchoir, ravale sa salive, gloup, avale le venin, mange sa casquette, susurre prières et malédictions et, tout à coup, se rompt la gorge dans une ovation et saute comme une puce, embrassant l’inconnu qui fête le but à côté de lui. Pendant que dure la messe païenne, le supporter est plusieurs. Avec des milliers de dévots, il partage la certitude que nous sommes les meilleurs, que tous les arbitres sont des vendus, que tous les adversaires sont des tricheurs.
Le supporter dit rarement « aujourd’hui, mon club joue ». Il dit plutôt : « Aujourd’hui, on joue ». Ce douzième joueur sait bien que c’est lui qui souffle les vents de ferveur qui poussent le ballon quand celui-ci s’endort, comme les onze autres joueurs savent que jouer sans supporters, c’est comme danser sans musique.
Quand se conclut le match, le supporter, qui n’a pas bougé de la tribune, célèbre sa victoire ; quelle raclée on leur a mis, quelle déculottée ils ont pris, ou il pleure sa défaite ; ils nous ont encore arnaqués, voleur d’arbitre. Et alors le soleil se couche et le supporter s’en va. La pénombre tombe sur le stade qui se vide. Sur les gradins de ciment brûlent, çà et là, quelques foyers de feu fugaces, pendant que s’éteignent les lumières et les voix. Le stade reste seul et le supporter aussi retourne à sa solitude, le moi qui a été nous : le supporter s’éloigne, se disperse, se perd, et le dimanche est mélancolique comme un mercredi des cendres après la mort du carnaval.
Eduardo Galeano (1940-2015), Fútbol a sol y sombra.
In Memoriam