À l’occasion du lancement de son podcast The Greatest Game, Jamie Carragher a invité un joueur qui l’a tourmenté pendant plusieurs années en Angleterre, Thierry Henry. L’ancien défenseur de Liverpool n’a pas évoqué l’actualité du jeune entraîneur français préférant revenir sur la carrière du meilleur buteur de l’histoire d’Arsenal et de l’équipe de France. De l’éducation rigoriste d’Henry jusqu’à ses années Barça en passant par la transition Lippi/Ancelotti à la Juve, ses débuts à Arsenal, sa vision de l’avant-centre et celle du n°10, transcription complète de ce podcast riche en enseignements.
JAMIE CARRAGHER : Commençons par ton enfance. Tu as grandi en banlieue parisienne. Je sais – et tu l’as montré à Sky Sports [en tant que consultant] – à quel point tu es passionné par le football. Comment était Thierry Henry quand il était enfant ? Est-ce qu’il était déjà passionné par le jeu, supportait-il une équipe… ?
THIERRY HENRY : Je dois évoquer mon père pour parler de ça. Il m’a donné cette passion, cette flamme, cette volonté. Parfois un peu trop parfois parce qu’il était très exigeant avec moi. Je vais te raconter une histoire. Beaucoup de gens la connaissent mais pour ceux qui ne la connaissent pas, mon père était très exigeant. Mon père m’a fait découvrir le football, il m’a presque programmé pour être un joueur de foot. Rien n’était jamais laissé au hasard. Un jour, on jouait un match contre une équipe d’un bon niveau [Viry-Chatillon affrontait Sucy-en-Brie, ndlr]. On gagne le match 6-0, je marque les six buts. J’avais 14 ans, et je me rappellerai toujours que mon père avait l’habitude d’aller dans les quartiers malfamés près du club pour amener au foot des gars du coin qui ne pouvaient pas se payer le bus. Mon père était ce type de gars. Il était prêt à aller chercher tout le monde pour jouer.
Mais pour le retour, en voyant le visage de mon père, mes coéquipiers savaient s’ils devaient rentrer chez eux par leurs propres moyens, non pas parce qu’il ne voulait pas les ramener, mais parce qu’ils savaient ce qui les attendaient dans la voiture. Mon père était très critique sur mon jeu. Et ce jour-là, je sors du vestiaire, je viens de marquer six buts, j’étais heureux, je frimais, tout le monde venait vers moi dans le vestiaire : ‘Oh Thierry, super match’, et puis je vois les yeux de mon père. Il dit à mes trois coéquipiers qu’on avait l’habitude de ramener : ‘Ok, on se voit demain à l’entraînement.’ Le visage de mon père était fermé, et je ne comprenais pas. Je me disais : ’Qu’est-ce qui ne va pas chez lui ?’
Dans la voiture, il ne me parle pas. Premier feu, il ne me parle toujours pas. Je me dis : ‘On vient de gagner 6-0, j’ai marqué 6 buts, qu’est-ce qui ne lui a pas plu ?’ Second feu, il ne pouvait plus garder ça pour lui et il me dit : « T’as manqué un contrôle à la 12e minute, t’as manqué un centre à la 25e, t’as manqué ceci, t’as manqué cela…. » C’était presque comme si on avait perdu le match. C’était dur à l’époque. Mais c’est de là que je tire cette exigence et ça m’a appris à avoir une certaine attente envers moi-même. La chose la plus difficile en match était de…
CARRAGHER : Je sais que tu étais très exigeant envers tes coéquipiers durant ta carrière, et je l’étais aussi… Mais comment tu te comportais avec tes coéquipiers à l’époque ?
HENRY : Quand j’étais jeune, je n’avais pas à être exigeant avec eux parce que mon père l’était déjà sur le bord de touche.
CARRAGHER : Envers les gamins ?
HENRY : Oui. Envers tout le monde. Les arbitres, le président du club, envers tout le monde. Mais comme je te le disais plus tôt, le plus difficile était de faire plaisir à mon père. Donc ma concentration n’était même pas sur mes coéquipiers ou la victoire, mais de faire plaisir à mon père. Bien sûr, c’était mieux en cas de victoire mais elle n’était pas toujours suffisante. Ma concentration était seulement sur le fait de faire plaisir à mon père.
CARRAGHER : Penses-tu que cela t’as aidé ou quand t’y repenses, tu penses que tu aurais été différent ?
HENRY : C’est très difficile de répondre parce que je ne peux pas m’asseoir ici et te raconter une histoire ‘s’il avait fait ceci, j’aurais été comme ci, comme ça.’ Je ne peux pas comparer parce que c’est tout ce que je connais. C’est ce qui m’a poussé, c’est ce qui m’a fait. Était-ce trop parfois ? Oui, ça l’était. Aurait-il pu être meilleur ? Sûrement. Mais il est très difficile pour moi de juger. Je ne changerais tout ça pour rien au monde. Je suis devenu ce que je suis devenu en raison de ça. C’est comme ça qu’il fonctionnait quand il était jeune. Les gens ne pouvaient pas le comprendre à l’époque. J’essayais d’expliquer ma ‘rage’, tu me voyais marquer et ce qui me venait, c’était de la rage au lieu de la joie. Mais quand j’offrais un but, la joie m’envahissait, c’est assez étrange. J’avais plus de joie à l’idée d’offrir un but que lorsque je marquais. Je ne sais pas pourquoi, c’est difficile d’expliquer. Mais je ne sais pas si cela aurait été différent ou non.
Ça aurait pu être pire aussi. Il faut comprendre qu’en grandissant, je n’avais pas beaucoup… Ma mère m’a élevé seule, mon père a quitté la maison quand j’avais 7-8 ans bien qu’il ait toujours été présent dans ma vie. Il m’emmenait à tous les matchs, il me regardait jouer… Il devait être dur, ma mère devait être dure. Je ne peux pas me comparer avec quelqu’un d’autre. C’était ma vie et je ne peux pas revenir en arrière et dire : ’s’ils avaient été un peu plus comme ça.’ Ils ne connaissaient rien d’autre que cette façon de voir les choses pour m’élever et surtout dans un quartier tel que celui où j’ai grandi. Il est très difficile de dire ce que j’aurais été si… C’est comme ça que c’était et que ça devait l’être.
CARRAGHER : Quelle équipe supportais-tu ? Tu supportais une équipe ?
HENRY : Ça peut paraître étrange mais évidemment en vivant dans la banlieue sud de Paris, on allait toujours voir le Paris Saint-Germain. Mais le PSG n’était pas très fort à l’époque. L’équipe était en difficulté, ce n’était pas comme aujourd’hui avec toutes ces stars. Il y avait quelques bons joueurs : Ginola, Weah, Raí, je ne vais pas nommer toute l’équipe. Même Sušić plus tôt qui était vraiment fort à l’époque… Mais mon père était fan de Marius Trésor. Si tu connais l’histoire du foot, c’était un très bon défenseur central. Il a joué à Marseille, Bordeaux… Donc mon père est un fan de l’Olympique de Marseille.
CARRAGHER : Et toi, tu étais fan de Marseille ?
HENRY : Oui, je l’étais avec mon père et mon frère. Donc j’ai grandi en tant que fan de l’OM avec la victoire en Ligue des champions. La seule équipe française à l’avoir gagné. C’est fou quand on y repense.
CARRAGHER : Je voulais t’en parler. Vous êtes maintenant double champions du monde, le nombre de joueurs que vous produisez est incroyable, mais vous n’avez pas gagné grand chose sur la scène européenne. Même le Portugal est parvenu à faire des résultats en Europe sans avoir de grandes équipes, le Paris Saint-Germain a gagné une coupe d’Europe il me semble…
HENRY : La Coupe des Coupes 1996 et Marseille a gagné la Ligue des champions. Il y a eu des finales ici ou là mais c’est difficile à expliquer parce qu’il y a eu quelques grandes équipes. La Ligue 1 était très compétitive au milieu des années 1980 jusqu’aux années 1990. Beaucoup de bons joueurs jouaient là-bas avant que tout le monde parte. Saint-Étienne avait une très bonne équipe dans les années 1970, ils ont perdu une finale [en 1976].
Ce qui a aidé ma génération je pense, c’est que lorsque tu grandis à l’étranger, tu commences à comprendre le fonctionnement de certaines équipes comme vous à Liverpool, Arsenal, Manchester United, la Juve, l’histoire de ces clubs qui ont gagné beaucoup de titres par le passé et nous n’avons pas ça en France. Seul l’OM a gagné la Ligue des champions. Donc l’histoire des clubs français en Europe est très maigre. Donc quand tu joues en Europe parfois en tant qu’équipe française…
CARRAGHER: Tu n’y crois pas ?
HENRY : La foi n’est pas là. Tu te sens inférieur et par exemple tu te retrouves à jouer contre la Juve et nous n’avons pas cette histoire. Et il est difficile de battre l’histoire parfois.
CARRAGHER : Je me souviens avoir vu cet OM et cette finale de 1993 avec le but de la tête de Boli sur corner. Le premier joueur qui me vient à l’esprit sur l’OM de l’époque est Papin. Abedi Pelé…
HENRY : C’est marrant parce que Papin perd la Ligue des champions avec Marseille contre l’Étoile Rouge de Belgrade [en 1991] avant de rejoindre l’AC Milan et de la perdre à nouveau contre Marseille. Mais Abedi Pelé était incroyable. Pas seulement lui, cette équipe était très bonne.
CARRAGHER : Avec Sauzée au milieu.
HENRY : Oui, Jocelyn Angloma jouait, il y avait Barthez dans les buts, Rudi Völler, Alen Bokšić, Deschamps au milieu, mais Abedi Pelé était le gars qui faisait la différence.
CARRAGHER : Et pourquoi Monaco et ne pas avoir essayé de rejoindre l’OM ou le PSG ?
HENRY : Parce qu’à l’époque, le PSG ne croyait pas en ses jeunes et aux jeunes de la banlieue parisienne. Le PSG a été fondé en 1970. Les gens oublient que 1970, c’était hier. C’est assez étrange parce que j’étais à Clairefontaine à l’époque et tu sais, les jeunes peuvent être cruels. Spécialement quand tu restes dans un endroit comme Clairefontaine où on restait là-bas du lundi au vendredi. Et on avait toute l’ancienne génération avec nous. Ils avaient 14 ans, nous on en avait 13. Un an de différence à cet âge, c’est beaucoup. Je me souviens avoir visité Monaco, je suis revenu et j’avais signé avec eux. Et à Clairefontaine, il était -si je puis dire- interdit de signer dès ta première année. Tu devais signer à la fin de ton cursus parce qu’une fois que tu signais, ils avaient peur que tu ne t’entraînes plus et aussi durement. J’avais signé et je me suis fait littéralement tué par le boss de l’académie de Clairefontaine : ‘Tu te prends pour qui ?’ ‘T’as intérêt à travailler dur maintenant !’ ‘Qui a fait ça ?’ ’Pourquoi t’as choisi d’aller à Monaco !’
Normalement, les joueurs vont à Monaco, Saint-Étienne, Nantes et évaluent ce qui est bien ou ce qu’il ne va pas. Les parents se disent : ‘OK, j’aime l’école, je n’aime pas l’école. J’aime le coach, je n’aime pas le coach.’ Je suis allé à Monaco et j’ai signé. Et je me souviens de cette nuit. Il y avait peut-être dix gars de la génération précédente qui ont tapé à ma porte. La porte était déjà ouverte et ils me cherchaient : ‘Il est où ? Il est où ?’ J’étais sur ma chaise. Ils sont venus vers moi me dire : ‘Tu crois que tu vas jouer à Monaco ? Quelle erreur ! T’aurais dû signer pour un club qui fait confiance aux jeunes. Nantes, Auxerre…’ Ils ne m’ont pas lâché pendant peut-être 35 minutes. Et on connaît la suite. Un an après, j’ai quitté Clairefontaine, et deux ans et demi après j’ai commencé à jouer. Pas avant 17 ans. Et ces gars sont allés à ces académies, et ils n’ont jamais joué. Peut-être que j’aurais pu aller dans une autre académie et y commencer ma carrière… Je pense que où que tu ailles, si ton état d’esprit est bon, tu y arriveras. Le talent est une chose mais si tu l’associes avec la détermination et la volonté, tu peux faire carrière n’importe où. Que tu fasses une grande carrière ou pas. Quand je suis arrivé là-bas, j’étais convaincu. Je ne sais pas pourquoi mais j’avais le sentiment que j’allais le faire.
À Clairefontaine, on a une règle. Quand tu sors de Clairefontaine, tu ne dois jamais être en mesure de critiquer Clairefontaine. C’est quelque chose qu’on nous dit, c’est quelque chose qui reste, c’est pourquoi pour moi il est difficile d’être objectif à propos de Clairefontaine. Parce que je dirai toujours que c’était le meilleur endroit possible [pour progresser] et qu’il m’a ouvert le cerveau à propos du football. Très tôt, ils m’ont ouvert le cerveau. On avait un coach – je suis toujours en contact avec lui – qui s’appelle Joaquim Francisco Filho, un coach brésilien. Et il nous donnait des consignes à respecter durant les matchs. Donc par exemple, parfois pour moi, comme j’étais rapide, crois-moi ou pas, il ne m’autorisait pas à courir vite. Tu sais, quand tu es jeune, tu envoies le ballon dans le dos de la défense, tu cours plus vite que les autres et t’as 50% de chance de marquer.
Donc à l’entraînement et parfois en match, il me disait : ‘Aujourd’hui, tu ne peux pas utiliser ta vitesse.’ C’était ma consigne. Pour un autre gars, c’était de ne pas pouvoir tacler. Pour un autre qui était plus costaud, c’était de ne pas pouvoir utiliser ses qualités physiques. Il devait intercepter le ballon sinon ça ne comptait pas. ‘Aujourd’hui les gars, on marque seulement après un centre.’ ‘Aujourd’hui, personne n’est autorisé à faire une passe en retrait. Je m’en moque, je ne veux pas voir de passes en retrait.’ À 13-14 ans, tu te dis : ‘Attend, le coach a demandé de ne pas faire de passe en retrait ?! Mais qu’est-ce qu’il raconte ? Comment ça on ne peut pas faire de passe en retrait ?’
Mais instantanément, tu te conditionnes à avoir la meilleure perception possible du terrain pour voir s’il faut jouer en une touche ou dribbler quelqu’un. Et le gars qui était costaud derrière devait soudainement anticiper les choses. Ce n’est pas parce que tu es costaud ou rapide que tu ne dois pas bien te positionner. Positionne-toi bien d’abord, et si tu es rapide ou costaud, c’est encore mieux pour toi. Donc ça ouvre ton cerveau d’autant plus. Il arrêtait le match et disait : ‘Pourquoi t’as passé le ballon là ?’ Si tu demandes à un joueur pourquoi il fait une passe, certains te diront : ‘Je ne sais pas, j’ai vu qu’il était démarqué.’ ‘OK, mais que peut-il faire ?’ ‘Je ne sais pas, je lui ai juste passé le ballon.’ Il mettait tout le temps notre cerveau à l’épreuve. C’est pourquoi pour moi Clairefontaine était spécial. Quand j’ai quitté Clairefontaine, je pouvais dire que j’étais un joueur différent. J’étais jeune, mais tout ça est resté en moi.
CARRAGHER : Après Monaco, tu es allé à la Juventus en Italie. Un championnat dont les gens parlent pour le côté tactique, la compréhension du jeu. Tu as parfois joué latéral gauche là-bas. Qu’est-ce qui a fait qu’il n’y a pas eu de compréhension entre toi et le club ?
HENRY : Ces six mois ont été incroyables pour moi. Je ne sais pas si tu te souviens, Zdenĕk Zeman avait déclaré à l’époque que les joueurs de la Juve étaient…
CARRAGHER : Dopés.
HENRY : Je suis arrivé cette même année où il avait déclaré ça. Je suis arrivé en janvier [1999]. Quand je suis arrivé en janvier, je me souviendrai toujours qu’on était 9e en championnat il me semble. Au début, je jouais avec Lippi. Je n’avais pas joué les deux premiers matchs après mon arrivée et l’équipe était incroyable d’ailleurs. Lippi m’a fait jouer avant-centre et après on a perdu à domicile 4-2 contre Parme. Une très bonne équipe à l’époque. Il a démissionné après ce match. Il est arrivé dans le vestiaire et nous a dit : ‘Les gars, j’ai beaucoup trop de respect pour vous et ce club. Ce sera sans moi désormais.’ Il est parti puis Ancelotti est arrivé. Il jouait en 3-5-2. Donc maintenant, quand la balle est proche de la ligne de touche, je suis le quatrième défenseur, quand la balle est au milieu, je suis le cinquième milieu, et quand la balle est devant, je suis le troisième attaquant.
C’était quelque chose de très nouveau pour moi. Avec Ancelotti, j’ai toujours joué. C’était dur au début. Il était vraiment très compliqué de comprendre et de s’adapter à ce championnat, face à des défenseurs de classe mondiale dans chaque équipe, même des joueurs auxquels tu ne penses pas immédiatement. Tout était organisé. ‘Non, ne va pas là’, ‘tu vas trop loin, reste là devant la surface.’ Puis lors des 5-6 derniers matchs, j’ai commencé à comprendre comment le championnat fonctionnait. Je n’avais pas terminé la saison que je me disais que j’allais toujours rester à la Juve. Mais après il y a eu un petit différend avec Luciano Moggi qui voulait faire des choses… douteuses disons. Je me souviendrai toujours ce qu’il s’est passé cette soirée-là et lui avoir dit que je n’allais plus jouer pour la Juve. Il pensait que c’était une blague. Et c’est comme ça que j’ai débarqué à Arsenal. S’il n’avait pas été là, je serai resté à la Juve.
CARRAGHER : Ton nombre de buts n’était pas extraordinaire à Monaco ou à la Juve. Qu’est-ce qui a changé quand tu es arrivé à Arsenal ? Comment est-tu devenu le grand buteur que tu as été ?
HENRY : C’est étrange, et les gens s’étonnent quand je dis ça, mais je ne me considère pas comme un grand buteur.
CARRAGHER : Quand je dis un grand buteur, est-ce que tu te considérais davantage que comme un buteur ?
HENRY : Je n’étais pas un buteur-né. Et je vais te dire pourquoi : j’ai joué ailier pendant si longtemps. Quand je suis arrivé à Monaco, je ne pouvais pas jouer avant-centre parce que les gars de l’époque étaient meilleurs que moi. Bien meilleurs que moi. Donc ils se sont dits : ‘Wow, ce gamin est rapide. Utilisons-le sur l’aile. Il peut être un bon ailier.’ Et je suis allé en équipe nationale en tant qu’ailier. La bascule entre le poste d’ailier et d’avant-centre a eu lieu lorsque j’étais jeune et que j’ai commencé en pro sur l’aile. J’ai réalisé que l’avant-centre avait le bon rôle. Tu peux être mauvais pendant tout le match ou toute la saison et marquer le but vainqueur ou celui du titre dont on se souviendra à vie.
Et je me souviens être ailier, faire des allers-retours, dribbler, centrer, si tu centrais mal, t’étais critiqué et le n°9 pouvait te tuer. Tu dribbles un, deux, trois, quatre gars, tu fais un centre en retrait pour faire marquer l’avant-centre et personne ne parlait de ce que tu avais fait. Tu te disais : ‘N’ont-ils pas vu le travail du gars sur le côté ?’ Donc ce pourquoi je voulais jouer avant-centre, c’est parce que j’avais besoin de faire les choses différemment. Des choses qui me séparaient des autres et faire évoluer ce poste. J’en avais assez d’entendre que tu dois nourrir le n°9. Oui, dans un monde idéal, et spécialement à l’époque, tu vas sur l’aile, tu centres. Les choses ont changé maintenant. Le n°9 aide les ailiers, les choses ont changé. Peux-tu aider l’équipe quand celle-ci ne te sers pas ? Et à chaque fois que j’entends : ‘Oh, il n’est pas servi, c’est difficile pour lui, ils ne le laissent pas seul’. Oui, ils ne le laissent pas seul, mais ne peux-tu pas te rendre disponible ? Et avoir joué ailier m’a beaucoup aidé. Pour revenir sur ce que je disais, je ne me vois pas comme un buteur naturel. Je n’étais pas Shearer.
CARRAGHER : OK, puisque tu parles de Shearer. Penses-tu que Ruud Van Nistelrooy était un buteur naturel ?
HENRY : Ruud ? Oui.
CARRAGHER : Mais lors de quatre ou cinq saisons, tu as terminé meilleur buteur du championnat sans que tu sois défini comme un attaquant de surface.
HENRY : Oui, je vois ce que tu veux dire. Mais je ne me vois pas de cette façon. Comme je dis toujours, j’essaye d’aider mon équipe et parfois je marquais quelques buts, mais j’essayais toujours d’apporter autre chose au jeu. Décrocher au milieu, jouer côté droit, côté gauche et essayer de faire la différence.
CARRAGHER : Penses-tu avoir fait évoluer le poste d’avant-centre d’une certaine manière ? Penses-tu avoir eu une influence sur le poste tel qu’il était perçu à l’époque ? C’est-à-dire d’être plus qu’un buteur ?
HENRY : C’était exactement ce que j’essayais de faire. Mais pas en disant aux gens : ‘Les choses vont changer après moi.’ Je voulais être moi-même. Tu dois comprendre que lorsque j’arrive en Angleterre, j’étais vraiment en difficulté. J’avais mes chaussettes jusqu’aux genoux [il tenait toujours à avoir ses chaussettes hautes, ndlr]. Ça ne plaisait pas aux fans d’Highbury, mes propres fans, et j’avais mes gants bleu clair avec mes manches courtes. À l’époque, je pouvais entendre ce qu’ils disaient, je ne vais pas tout répéter mais je pouvais entendre : ‘Ils viennent de perdre Anelka, ils ont vendu Ian Wright, mais ils ont Dennis Bergkamp, Davor Šuker en attaque avec [Nwankwo] Kanu.’ Et moi je m’échauffais avec mes chaussettes jusqu’en haut des genoux, j’entendais les gens dire : ‘C’est une danseuse du ventre’, ‘Qu’est-ce qu’il fait là’ pour le dire poliment parce que ça pouvait aller plus loin que ça.
Et j’avais l’habitude de dire aux gens : ‘J’ai froid ! Ce n’est pas par pure fantaisie. J’aime juste avoir des gants.’ Je me souviens -et j’adore Pat Rice [l’adjoint de Wenger à l’époque]. C’est une légende du club et je n’ai que du respect pour lui. Mais je me rappelle que c’était un peu la guerre au début. Parce qu’à l’entraînement, Lee Dixon avait l’habitude de centrer dans une zone. Et dans ma tête, je me disais : ‘Attends une minute. Mais il ne voit pas que les défenseurs ont déjà 3, 4 mètres d’avance sur moi. Comment je peux les battre au duel au premier poteau, c’est impossible !’ Donc je n’y vais pas, je m’arrête mais il continue de centrer au premier poteau.
Les attentes de tout le monde dans le vestiaire étaient : ‘Allez, tu dois couper au premier poteau, va dans la surface ! Va dans la surface !’ Et je leur disais : ‘Mais vous ne me voyez pas ?’ J’y allais parfois mais si le gars a déjà six mètres d’avance, pourquoi devoir me casser le cou alors que tu as le temps pour me trouver ? ‘Non, non, tu dois faire ci, ça. Pourquoi tu vas là, pourquoi tu ne vas jamais dans la surface, tu fuis toujours les duels.’ Et je disais : ‘Pourquoi aller dans une zone où vous verrez ma faiblesse ? Ce n’est pas moi. Je ne suis pas bon dans les airs, mon timing était mauvais…’
CARRAGHER : Combien de temps cela a duré ?
HENRY : Trois mois. Tout a changé pour moi quand on a joué Middlesbrough – je dis ‘on’ mais j’étais sur le banc -. On jouait à domicile, en novembre, on gagne 5-1. Trois buts d’Overmars et doublé de Dennis Bergkamp. Kanu jouait, Davor Suker rentre et je suis resté sur le banc. On est déjà en novembre (il soupire avant un long silence).
CARRAGHER : Et ton premier but contre Southampton est venu après ?
HENRY : Non, non. Je marque contre Southampton [le 18 septembre 1999] et contre AIK Solna [le 22 septembre en Ligue des champions] et après je n’ai plus joué. Après ce match contre Middlesbrough, je suis rentré chez moi, j’ai pris le Thameslink (le RER londonien). Je marchais parmi les fans et personne ne me remarquait. J’étais avec mon sac, mon survêtement, personne ne faisait vraiment attention à moi. J’ai pris le Thameslink et je suis rentré chez moi. Je me suis assis et je me suis dit : ‘Ça doit cesser maintenant. Tout ça doit s’arrêter.’ J’écoutais les voix dans ma tête dire : ‘Tu devrais faire ci, tu devrais faire ça.’ Je dois être moi, je dois être moi-même. Je dois faire comprendre aux gens ce qu’était mon jeu. Mais pour ça, tu dois être bon. Tu ne peux pas t’asseoir là et dire aux gens, ‘Je vais procéder comme ci, comme ça’ quand tu n’as rien fait. Tu parles, tu parles, ensuite on te laisse jouer et tu ne marques pas.
Quand les gens ont commencé à me voir partir du côté gauche, passer plusieurs gars, couper la trajectoire du ballon, marquer, faire des passes. Les gens ont commencé à se dire : ‘Wow, laissons-le jouer un peu.’ Ou décrocher, repiquer intérieur, centrer, marquer en dehors de la surface, les gens se sont dits : ‘OK, il est un peu différent.’ Mais avant que les gens acceptent qui tu es, tu dois leur donner quelque chose pour te permettre d’être toi-même. Donc ce match était très important pour moi dans le fait de réaliser ce que j’avais besoin de faire. Parce que je devais me lever très tôt si je voulais passer Dennis Bergkamp, Kanu ou Overmars dans la hiérarchie. D’autant que je suis venu après le passage d’Anelka qui était en train de détruire le championnat. C’est basiquement ce qu’il s’est passé. Pour revenir à Van Nistelrooy, oui je marquais des buts mais pour moi – et je suis sévère quand il s’agit de juger un attaquant. Pour moi, tu dois avoir plus dans ton attirail.
CARRAGHER : Quel a été le joueur que tu as vu en grandissant où tu t’es dit que cet attaquant n’était pas qu’un buteur ? Parce que lorsqu’on est enfant, on s’identifie à quelqu’un.
HENRY : Pour moi, il y a eu trois joueurs. Romario. Dès qu’il était dans la surface, il essayait de faire la différence par lui-même. George Weah. Parce que vous, vous avez connu George Weah lors de sa fin de carrière quand il est venu ici [à Chelsea puis Manchester City en 2000], mais ce n’était pas le George Weah que j’ai vu. Il pouvait prendre la balle n’importe où et si tu n’étais pas prêt, tu allais devant de gros problèmes. La première fois que je l’ai vu, il jouait à Monaco. Je le regardais et je me disais qu’il ne faisait pas les mouvements d’un n°9.
Un n°9 tel qu’on les connaissait à l’époque : celui qui reste dans la surface, qui passe la balle à l’ailier… Il avait l’habitude de décrocher, de dribbler, d’aller à gauche, à droite, de feinter, de faire des passements de jambe… Ce n’était pas un n°9 traditionnel. Puis il y a eu Ronaldo, le Brésilien. Quand je voyais ses buts, je me disais : ‘Je veux marquer des buts comme ceux-là. Ça me parle.’ Le seul talent que j’avais à mes débuts, c’était la vitesse. Quand ils dribblaient, eux ne ralentissaient pas. Il n’y avait aucune once de ralentissement dans leurs mouvements. Ils partaient et passaient tout le monde. Pour moi, ces trois joueurs ont changé les choses. Ceci dit, mon idole était Marco Van Basten parce que c’était l’attaquant complet.
CARRAGHER : Tu es arrivé à Arsenal puis tu t’y es imposé. Entre les années 2000 à 2004, tu as inscrit 95 buts en championnat, soit plus que quiconque je pense tous championnats confondus en Europe. Durant cette période, penses-tu avoir été sous-côté d’une certaine manière ? Parce que tu n’as jamais eu le Ballon d’Or. Quand on regarde les stats, je pense que tu étais le meilleur joueur du monde.
HENRY : Je ne suis pas d’accord avec toi. Les gens me disent souvent que je n’ai pas gagné le Ballon d’Or, que ce n’est pas normal… Mais c’était différent à l’époque parce que ce sont les journalistes qui votaient. Ensuite, ça a été les joueurs avant que les journalistes votent à nouveau. Quoi qu’il en soit, je valorise plus la longévité. Certains gars font une grande saison puis ils disparaissent.
CARRAGHER : Seulement un joueur est resté dans le Top 10 durant cette période, c’était toi.
HENRY : Je valorise plus cela. Pour être honnête, quand j’étais jeune, je ne pensais jamais au Ballon d’Or. C’est marrant de voir les gamins aujourd’hui en parler tout le temps. Moi, je voulais gagner l’Euro, la Coupe du monde. Je rêvais de gagner l’Euro et la Coupe du monde. Je voulais être un joueur professionnel et le meilleur joueur possible. Jeune, je n’ai jamais pensé au Ballon d’Or ou à toutes ces distinctions individuelles.
Je sais que les gens pensent que les joueurs pensent toujours à eux, à leurs succès individuel, et à un moment tu dois y penser parce que c’est comme ça que ça fonctionne. Mais vraiment, pour moi, le football est un sport collectif. Si tu me demandes maintenant si je changerais quoi que ce soit pour un Ballon d’Or ou le prix du Joueur de l’Année : jamais de la vie. Ja-mais. Et on m’a dit quoi faire pour gagner le Ballon d’Or. Et j’ai fait tout le contraire.
CARRAGHER : C’est-à-dire ?
HENRY : Sourire davantage (rires). Je n’ai jamais joué pour gagner le Ballon d’Or. J’ai joué pour gagner des titres avec mon équipe. Laisser un héritage. Le plus important pour moi… Même si je reviens en arrière, disons à l’époque de la Juve. Je ne suis pas resté longtemps, mais les fans de la Juve se souviennent de moi. Peut-être parce que j’ai quitté le club avant de faire la carrière qu’on connaît. Mais j’ai le respect des fans de la Juve, et ils sont là pour moi. Même chose avec Monaco, le Barça, Arsenal, les New York Red Bulls – bien qu’on n’ait pas gagné le titre. C’est ce que je valorise le plus.
CARRAGHER : L’équipe d’Arsenal de 2002 à 2004 est certainement la meilleure équipe contre laquelle j’ai joué. Pas juste en Premier League mais en Europe également. Avec Liverpool en 2001, on a gagné contre vous la finale de la Cup…
HENRY : Ça nous a fait mal.
CARRAGHER : Les deux équipes étaient assez proches puis tu as explosé et pendant trois ans, vous étiez au-dessus du lot.
HENRY : Ce match a aussi changé beaucoup de choses dans mon esprit. Quand a perdu contre vous avec ces deux buts de Michael Owen [doublé en fin de match alors qu’Arsenal menait 1-0], d’autant que vous accumuliez les Coupes, j’étais chez moi et je me disais : ‘Ils ne sont pas meilleurs que nous.’ Tu vois ce que je veux dire ? Je me disais : ‘On aurait dû les détruire et regarde-les couronnés de succès.’ J’étais chez moi et j’avais hâte que la saison reprenne. Et je me souviendrai toujours. Tu te souviens de ce match ? Quatrième tour de la FA Cup [de la saison 2001-2002]. On a fini à 9 et vous à 10. Ce match n’était même pas un match de football.
CARRAGHER : Je pense que je n’aurais pas dû être expulsé (rires).
HENRY : Dennis avait été expulsé… Ce match, je me souviens, on était si motivés. Ce n’était même pas un match de football. On gagne 1-0. Je crois que Dennis marque de la tête. Après ça, c’était juste du combat. Je me souviens dans mon esprit, et j’avais beaucoup de respect pour vous et Manchester United, mais dans mon esprit je me disais que vous n’étiez pas meilleurs que nous. ‘Ils l’ont été mais désormais ils ne le sont plus. Quelque chose doit changer.’ Et ça a changé. Ce qui m’a changé personnellement quand je suis arrivé à Arsenal, c’est que lorsque tu as Tony Adams, Martin Keown… C’était de grands défenseurs et de grands coéquipiers. Quand tu as ces gars, Lee [Dixon], Nigel [Winterburn], David Seaman, Ray Parlour. Ces gars m’ont appris avant toute chose ce que ça signifiait de jouer en Premier League et pour Arsenal.
Et je pense que ça, c’est parti. Je suis arrivé, et je suis arrivé en tant que Français, tu sais, tu penses que t’es bon, t’as gagné la Coupe du monde, tu sais que ce sera difficile mais bon… T’es dans le vestiaire… Mec, quand tu arrives à l’entraînement après un match et que tu n’as pas su bien conserver le ballon à la 95e, que l’adversaire obtient un contre et que t’es proche de concéder un but, les gars te disent rien dans le vestiaire mais le lundi… Les gars reviennent vers toi, ils te taclent par derrière, quoi que tu fasses à l’entraînement, tu les regardes dans les yeux et ils ont des expressions qui te disent que tu n’as rien fait. Je veux dire, on a été éduqué. Toi et moi, on a été éduqué d’une certaine façon qui n’existe plus désormais. Et ces gars m’ont fait comprendre ce que c’était de jouer pour Arsenal.
Et je ne vais pas te mentir, au début je ne savais pas ce que ça voulait dire de jouer contre Tottenham. J’avais vu la rivalité à la TV mais je n’y faisais pas attention. Ensuite tu arrives, et tu te rends compte que tu ne peux pas perdre contre eux. Toute la semaine est différente. Tout est différent. Tu n’as pas le droit de perdre. Ils te racontent des histoires, ils te disent ce qu’est Arsenal. Si tu veux rester, tu dois t’assurer de pouvoir faire face à tout ça. Une fois que j’ai montré à Tony, Martin, Nigel, Lee, Ray Parlour que je pouvais non seulement jouer mais que lorsqu’ils me donnaient un coup de pied au cul, je le leur rendais et je continuais à jouer, le lendemain matin, j’étais le bienvenu.
Ce n’est qu’ensuite qu’ils m’ont ouvert les bras. Tu n’as rien gagné ici. Tu n’es personne jusqu’à ce que tu prouves ce que tu vaux. Et pour moi, selon ma vision des choses, c’est totalement normal. Quand je vois des gars avoir une standing ovation pour aucune raison. Tu devrais avoir une standing ovation pour une bonne raison. Tu joues pour le club, tu joues dur pour le club, que tu aies des qualités ou non, tu vas sur tous les ballons, même si tu mènes de trois buts. Ces gars ont tout changé pour moi et la génération qui a suivi.
CARRAGHER : Après t’avoir dit l’équipe la plus difficile contre laquelle j’ai joué, quel est le meilleur joueur contre lequel tu as joué ? Pour ma part, j’ai toujours dit que c’était toi. Je dois être honnête, avant un match, tu es le seul joueur durant ma carrière qui était dans ma tête. J’ai joué contre de grands joueurs : Van Persie, Drogba, Rooney… Je ne pensais pas à eux avant le match parce que j’ai toujours pensé que si je jouais bien, ils devaient être incroyables pour prendre le dessus. Est-ce que tu avais cette approche face aux défenseurs adverses ?
HENRY : J’avais une approche différente avec moi-même. Encore une fois, peut-être que les gens vont penser que j’ai la grosse tête, mais tout dépendait de moi. Parce que je peux avoir un impact sur ce que je fais. Donc je voulais que personne ne soit dans ma tête. C’était toujours moi. Si je ne jouais pas bien, je n’allais jamais donné du crédit au défenseur. C’était de ma faute. C’est parce que je n’ai pas bien bougé.
J’aurais dû faire ça comme ça. J’aurais dû faire ci, j’aurais dû faire ça. Parce que je peux travailler sur ces aspects. Il est difficile de travailler sur quelque chose qui dépend de l’autre et se dire : ‘Quand je joue face à lui, je n’arrive pas à bien jouer.’ Ça te limite dans ce que tu devrais travailler. Ça ne regarde que moi, je ne juge personne, mais c’était toujours de ma faute.
CARRAGHER : Je pense n’avoir jamais raconté cette histoire : à l’époque j’étais allé à Londres avec ma femme pour faire un peu de shopping et un chauffeur de taxi me klaxonne. Donc je me retourne, et il me montre un morceau de papier en me disant juste ‘Thierry Henry’ et en le pointant vers moi. Et je me suis dit ‘merde, je ne vais jamais me débarrasser de ce gars-là ! Même quand je ne suis pas sur le terrain, rien à faire !’ C’est pour te dire à quel point tu m’as torturé durant ces deux années.
HENRY : C’est pourquoi je te dis que le travail de l’attaquant est trop facile. Indépendamment des buts marqués contre Liverpool, j’ai toujours dit [aux gens] que tu m’as stoppé plus souvent que je ne t’ai passé. Bien plus souvent. Bien plus souvent tu savais ce que j’allais faire, mais j’avais seulement besoin d’une opportunité. Et c’est pour ça que je pense que c’est injuste. J’ai développé ça dans ma tête parce que je voulais jouer sur l’aile. C’est pour ça que j’étais un attaquant différent. Et je crois vraiment – et ce n’est pas avoir la grosse tête que de le dire – : j’aurais pu marquer beaucoup plus de buts si j’avais été égoïste. Parce que le nombre de fois où j’ai fait une passe en retrait, que j’ai laissé des penalties ou parfois quand j’avais marqué deux buts, que je décrochais pour faire tourner… Ce n’est pas l’attitude d’un buteur ‘normal.’
CARRAGHER : Quand tu regardes en arrière, penses-tu qu’un joueur comme toi aujourd’hui est davantage admiré par sa capacité à marquer et à faire marquer ? Parce que normalement, c’est l’un ou l’autre. Tu te considérais comme un 9 et demi ?
HENRY : Difficile à dire, je n’étais jamais dans la surface. Si tu vois les matchs, je n’étais jamais en pointe. Bon, pas jamais, mais j’étais un peu partout. Pas tant à droite non plus mais j’étais un attaquant. Pas un n°9, un attaquant. C’est assez étrange parce qu’il était très difficile pour moi de ne pas toucher le ballon. Et un bon n°9 peut faire sans. Un bon n°9 peut ne pas toucher le ballon pendant 90 minutes et marquer sur son seul ballon. Moi, si je ne touchais pas le ballon après cinq, six, sept minutes, je perdais la raison. J’avais besoin de le toucher.
CARRAGHER : Le seul joueur auquel je pense aujourd’hui, c’est Messi. Je ne dis pas que vous êtes semblables, mais son record de buts est hors du commun et c’est aussi le meilleur passeur il me semble.
HENRY : Oui, il l’est [avec 4 passes décisives après 10 matchs, ndlr]. Et je mentionnerai aussi Cristiano Ronaldo qui a beaucoup progressé dans ce domaine. Cette saison, il joue beaucoup sur l’aile avec la Juve et il a également souvent joué sur le côté avec le Real Madrid. Moi, j’ai développé ça parce que j’ai joué ailier. Mais comme je te le disais plus tôt : j’avais plus de plaisir à offrir un but qu’à marquer.
CARRAGHER : Tu étais l’homme providentiel à Arsenal, t’avais un côté arrogant ou du moins avec un certain ego, tu étais l’un des meilleurs joueurs au monde. À quel point cela a-t-il été difficile de rejoindre Barcelone en acceptant, quelque part, de jouer pour Messi ?
HENRY : Je ne parle que pour moi évidemment, mais c’est propre au champion. Tu as besoin de reconnaître ce que tu dois faire et te situer à l’instant T pour continuer à gagner. Quand je suis arrivé à Arsenal, je devais la fermer et montrer à tout le monde que je pouvais le faire. Ensuite, j’ai dû prouver à Dennis Bergkamp qu’il pouvait me donner les clés. J’ai dû gagner son respect tous les jours. Du lever jusqu’au match. Je devais être irréprochable et être meilleur que lui. C’était tout ce que je pouvais faire. Ensuite, tu as besoin de reconnaître que Barcelone n’est pas ton équipe. Mais ce que j’aime le plus, ce sont les défis. J’aime la compétition et me mettre au défi. J’arrive à Barcelone, je ne sais pas si tu connais l’histoire.
Je parle à Frank Rijkaard, Rijkaard me dit : ‘On te veut toujours -parce que j’étais censé arriver la saison précédente – mais tu ne joueras pas dans mon équipe. Dans le onze, j’ai déjà Ronaldinho à gauche, Messi à droite et Eto’o en pointe.’ Je lui réponds : ‘OK, mais je viens toujours.’ ‘Non, je te précise juste que tu ne seras pas titulaire.’ Je lui dis : ‘OK, pas de problème.’ J’ai signé en sachant que je n’allais pas débuter et je n’ai pas demandé à l’être. Ce n’est pas mon style et ça ne l’a jamais été. ‘Je te montrerai que je peux débuter.’ C’est toujours comme ça que cela doit être et qu’importe ce que tu as fait auparavant. Sans s’en prendre à moi, il a été très clair et m’a juste dit : ‘Tu peux venir, tu feras partie du groupe mais c’est mon équipe. Inutile de te dire que les gars ont déjà gagné la Ligue des champions, plusieurs titres et c’est comme ça que ça doit se passer.’
Je lui dis : ‘Pas de problème, je vais me battre pour gagner ma place.’ Ensuite les choses se passent, je commence à jouer. Et la saison qui suit, parce que cette saison-là avait été étrange, Pep [Guardiola] arrive. Écoute, à l’époque, tu es vraiment stupide si tu ne vois pas que Messi va devenir un joueur spécial. Donc dans mon esprit, je repense à Arsenal. Je me suis mis à la place de Dennis Bergkamp. Il a vu ce qu’il se passait avec moi, c’était maintenant à moi de me mettre de côté pour qu’il [Messi] m’aide. Quand j’arrive à Barcelone, je vois qu’il est spécial. ‘Thierry, tu joues à gauche. Thierry, tu ne joues pas. Thierry, tu dois courir pour Leo. Thierry, tu dois presser pour Leo.’
Tu te tais et tu le fais. Il n’est pas question de toi, il est question du succès de l’équipe. Léo est le gars, tu dois le soutenir. Et crois moi, il y avait beaucoup de gars avec de gros egos mais j’ai mis ça de côté pour que l’équipe franchisse un cap. Les gens parlent beaucoup des coachs mais les gars avec de gros egos peuvent te faire vivre l’enfer. Parce que si je n’avais pas accepté ça, qu’est-ce que tu fais ? Si Sam [Eto’o] dit la même chose : ‘Non, je ne veux pas faire ça’, ou un autre, qu’est-ce que tu fais ? Donc pour ces gars, de reconnaître ce dont l’équipe avait besoin pour qu’elle devienne ce qu’elle est devenue, c’était très important. Leo était le ‘big dog.’ Tu l’acceptes et c’est comme ça.
CARRAGHER : Après Barcelone, tu as terminé ta carrière en MLS puis tu as été consultant. On a appris à davantage se connaître. J’ai toujours senti que tu voulais ou que tu aurais souhaité encore jouer. Est-ce juste ? Parce que j’adore le football, je suis obsédé par le football, mais toi, ton obsession était probablement plus grande en regardant les matchs. Quand j’ai mis fin à ma carrière, j’étais prêt. Souhaitais-tu encore jouer ? Parce que je sentais une sorte de frustration.
HENRY : Non, c’est ma façon d’être. Tout ce que je vois de mauvais dans le football me frustre. Les mauvaises passes, les mauvais mouvements, je vis tellement le moment présent qu’on dirait que je voudrais être à leur place. Quand j’ai arrêté, je savais que je ne pouvais plus jouer. Je ne voulais plus jouer davantage, vraiment. Mais quand je regarde un match, je serai comme ça jusqu’à ma mort et ça ne changera jamais. Je vis juste le match : ‘Oh, comment tu n’as pas vu cette passe !’, ‘Oh, pourquoi tu n’as pas bougé comme ça ?’, ‘Pourquoi tu ne poursuis pas avec le ballon, tu es plus rapide que ton adversaire, pourquoi le dribbles-tu, pourquoi restes-tu face à lui alors que t’as juste à pousser le ballon et courir ?’ J’ai toujours été comme ça. Je ne souhaitais plus jouer, vraiment. Quand je vois certains défenseurs, oui c’est vrai (rires). À part ça, sérieusement, non. Je ne pense pas les choses de cette façon.
CARRAGHER : Quel a été le plus grand match que tu as vu ou vécu, enfant ou en tant que joueur ou consultant ?
HENRY : Je dirais votre finale. Liverpool-AC Milan [finale de la Ligue des champions 2005].
CARRAGHER : Ah oui ?! Où étais-tu pour regarder ce match ?
HENRY : J’étais chez moi avec un ami, puis il est parti. Je me disais ‘OK, ça va se finir à 5 ou 6-0, c’est terminé.’ Mais je me disais aussi ‘on vient de jouer 45 minutes, on ne sait jamais.’ Mais quand vous êtes revenus… Les gens doivent comprendre que ce Milan n’était pas une équipe lambda du Milan. Et je pensais aussi que ce n’était pas votre meilleure équipe à Liverpool.
CARRAGHER : Non, non…
HENRY : Donc, avant le match, je me disais qu’on était face à deux extrêmes, et en plus vous perdez 3-0 à la mi-temps. Je me souviens que les joueurs du Milan se marraient en sortant du tunnel.
CARRAGHER : Je ne savais pas que tu allais choisir ce match. Ce n’était pas le meilleur Liverpool, bien sûr. Toi, tu étais le meilleur joueur du championnat, tu n’avais pas encore gagné la Ligue des champions à l’époque et pour être honnête, je ne voulais pas qu’une équipe anglaise gagne la Ligue des champions. Tu voulais que Liverpool gagne ou lorsqu’une équipe anglaise jouait en Europe ? Je ne voulais jamais voir une équipe anglaise gagner.
HENRY : Hormis Tottenham (rires). Mais, quand une équipe anglaise allait en finale, je voulais qu’elle gagne. Vous vous ne l’entendiez pas mais en France on disait que le championnat anglais n’était pas si fort. Et ça me fatiguait. Comment ça le championnat anglais n’est pas si fort ? Et quand les équipes anglaises étaient performantes en Europe, ça disait : ‘Oui, mais, mais, mais…’. ‘De quoi parlez-vous ?’ Vous vous n’entendiez pas ce qui se disait de l’extérieur mais je voulais que vous gagniez.
CARRAGHER : Tu as célébré le titre ? Tu ne pouvais pas y croire ?
HENRY : Non, non, non. Mais je n’y crois toujours pas ! Mais je suis sûr que toi aussi. Écoute, il y a certains matchs qu’on a joué et gagné. Et quand je les revois, j’ai toujours ce sentiment qu’on pouvait les perdre. Tu connais ce sentiment ?
CARRAGHER : Oui.
HENRY : Je suis sûr que si tu revois le tir au but de Shevchenko, tu vas te dire : ‘Il peut marquer.’ C’est un sentiment étrange. Je sais que c’est bête ce que je dis. Pourquoi c’est le plus beau match que j’ai vu ? C’est une finale de Ligue des champions contre l’AC Milan, ce Milan, vous êtes menés 3-0, avec ce Liverpool, cette soirée, avec tout ce qui s’est passé dans ce match : le penalty manqué, telle occasion manquée, cette tête [de Gerrard pour revenir à 3-1], ce come back… C’est complètement dingue ce que j’ai vu. J’ai disputé, vu, beaucoup de matchs mais c’est celui où je me suis dit que ça devait être beau. Parce que le monde entier pensait que vous aviez perdu le match. Je ne vais pas dire toi parce que t’es sur le terrain et tu devais te dire que vous aviez encore du temps, mais même les fans de Liverpool n’y croyaient plus.
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CARRAGHER : Non, non, si on m’avait dit à la mi-temps qu’on allait perdre 3-0 à la fin du match, j’aurais signé tellement c’était embarrassant. Le club, son histoire, on allait rire de nous… Parce qu’on n’aurait pas dû être là d’une certaine manière. Je crois qu’on n’était même pas dans le top 4 en championnat cette saison-là. On a pu compter sur les supporters, Benitez connaissait bien le football européen, on avait un noyau de joueurs qui avait gagné la Cup en 2001, on avait une expérience européenne mais… C’était juste un miracle.
CARRAGHER : Autre chose qu’on demande dans le podcast : si tu devais faire la meilleure équipe de foot à 5 avec des joueurs avec qui tu as joué ? Tu peux intégrer un gardien ou pas, tu peux aussi y faire partie… ?
HENRY : Non, je me mets pas dedans. Je vais aller sur les légendes parce que pour moi il est trop difficile de faire un cinq avec les joueurs avec qui j’ai joué. J’aurais besoin de 10 équipes. C’est impossible. Donc je vais partir sur Maradona.
CARRAGHER : Donc Maradona est devant Messi pour toi ?
HENRY : Maradona, c’est spécial, parce que c’est le premier joueur que j’ai regardé. Vous vous souvenez toujours de votre première expérience. Il était incroyable, et il m’a toujours inspiré. Davantage parce que j’étais gosse. Mais Leo est une blague. On le dit si souvent : je sais qu’il n’a rien gagné avec l’Argentine, je sais ci, je sais ça. Mais de ce que j’ai vu de lui, mec… Il n’est juste pas normal. Maradona je ne l’ai vu qu’à la TV.
CARRAGHER : Après Maradona ?
HENRY : Pelé, Cruyff et Beckenbauer. Donc j’ai dit : Pelé, Maradona, Cruyff, Beckenbauer. Michael Laudrup doit en faire partie. Écoute, je ne comprends pas. S’il y a bien un gars qui a été sous-considéré… Quand tu commences à parler de football et que tu creuses, son nom doit être dans la conversation. Si tu dis aux gens : qui vous a marqué en tant que n°10 ou en tant que milieu offensif ? Personne ne mentionnera le nom de Michael Laudrup. Michael Laudrup était un monstre. Il y a une vidéo sur YouTube, je dirais que je la regarde deux fois par mois. Sérieusement.
Pour moi, la plus belle chose dans ce sport, c’est le chemin le plus court pour aller au but : la passe pour un joueur qui prend la profondeur avant de se retrouver en un-contre-un avec le gardien. Et j’adore jouer depuis l’arrière, hein. Pour moi, Laudrup était le meilleur n°10. Être n°10 signifie que tu es supposé faire jouer ton équipe. Parce que dans l’Histoire, beaucoup ont porté le n°10 mais ils étaient seulement intéressés par le but ou jouait pour eux-mêmes, pour paraître bien. Michael Laudrup ? Oh, mon Dieu. Si tu vois cette vidéo, la passe qu’il fait à ras de terre pour éliminer les deux lignes défensives adverses, c’est incroyable. Je valorise davantage cela qu’un but. J’aurais adoré jouer avec Michael Laudrup.
Un grand merci pour cette traduction ! C’est beaucoup de travail et c’est très généreux pour vos lecteurs, encore merci et chapeau !