En 2020, le KF Tirana a mis fin à une disette de onze ans pour devenir à nouveau champion d’Albanie. Ce succès porte l’empreinte d’un entraîneur nigérian intronisé en cours de saison. Un homme dont la réussite a marqué bien au-delà des frontières des Balkans.
Une première expérience comme joueur
À l’été 2001, Ndubuisi Emmanuel Egbo débarque en Albanie. Cet international nigérian n’est pas un total inconnu. À 28 ans, il a déjà remporté des titres au Nigéria et en Egypte et il est régulièrement convoqué chez les Super Eagles (il a notamment participé à deux Coupes d’Afrique des Nations).
Ce gardien devient rapidement un membre essentiel du KF Tirana comme l’explique le journaliste Ermal Kuka : « C’était l’une des époques dorées du club. Le KF Tirana dominait le football albanais. C’était un très bon gardien, toujours très calme et serein ».
Lors de ses trois saisons dans la capitale, Egbo remporte deux titres de champion d’Albanie et une Coupe. De plus, il s’intègre parfaitement à la vie locale et apprécie son quotidien dans ce pays des Balkans. Un gros contrat en Egypte le convainc de revenir sur le continent africain mais ces quelques années passées en Albanie ont commencé à tisser un lien indéfectible entre cet homme et ce pays.
Une réussite exceptionnelle sur le banc avec un derby fondateur
Personne n’est donc vraiment surpris quand Egbo revient en Albanie en 2007, le petit club du Bylis Ballsh devient alors sa nouvelle maison. Dans cette région qui est la porte d’entrée vers les plages magiques du sud du pays, le Nigérian termine tranquillement sa carrière de joueur puis devient entraîneur des gardiens. Les dirigeants lui proposent même de prendre en main l’équipe première du club mais cette expérience est de courte durée, le KF Bylis est relégué administrativement à la suite d’actes violents des dirigeants qui passent leur frustration sur les arbitres lors d’un match crucial.
Pour Emmanuel Egbo, cette parenthèse qui se clôt de manière brutale se transforme malgré tout en opportunité. Le KF Tirana n’a pas oublié son ancien joueur et lui offre un retour dans la capitale en tant qu’entraîneur des gardiens. En 2014, Egbo déménage donc dans une ville qui l’a couronné et cet homme très pieux se fait remarquer pour son grand professionnalisme, son sens du devoir et son amour du club lors des années suivantes.
Si bien qu’à l’hiver 2019, à la suite de prestations très décevantes (14 matches – 5 victoires, 4 nuls et 5 défaites) et d’un premier changement d’entraîneur qui n’a servi à rien, les dirigeants du KF Tirana se tournent vers Egbo pour devenir le numéro 1 sur le banc. Le club le plus titré de l’histoire de l’Albanie, qui n’a plus été sacré depuis 2009, veut croire en un nouveau souffle. Egbo, qui a déjà passé deux matches à la tête de l’équipe en 2015, doute mais finit par accepter. Son premier match est un test immense, le KF Tirana doit se déplacer sur le terrain du rival historique, le Partizani Tirana.
Gentjan Muca, défenseur du KF Tirana de 2012 à 2020, se souvient de ces premiers jours : « Il est revenu à des choses simples en imposant une concurrence entre tous les joueurs et en plaçant chaque élément à son poste favori ».
Pour Ermal Kuka, cette rencontre face à Partizani a marqué un tournant : « Tirana avait un très bon groupe de joueurs mais ils n’évoluaient pas en équipe. Egbo a changé cela. Dès le premier match, il a réussi à mettre chaque pièce du puzzle où il fallait. La victoire dans le derby contre le rival Partizani, qui n’avait plus été battu depuis plus de 20 matches par le KF Tirana, a été la première grande performance. Dès lors, cela a été un grand boost pour l’équipe et pour lui. Ils ont tous pris conscience que cela pouvait fonctionner. »
La recette du succès de Tirona tient dans l’opiniâtreté et la confiance d’Egbo, quitte à créer quelques frictions avec les dirigeants : « Il a trouvé un onze et l’a conservé. En fait, l’équipe semblait souffrir quand ce onze n’était pas aligné. Mais Egbo est resté fidèle à ses idées malgré les critiques, notamment celles du président et des dirigeants. Il a mis en place un 4-2-3-1 et n’a eu aucun scrupule à mettre le capitaine ou certaines recrues importantes sur le banc. Les supporters ont apprécié cet état d’esprit sans compromis. Il faut par exemple savoir que le fils du président fait partie du groupe professionnel mais il a passé énormément de temps sur le banc, même quand certains matches auraient pu se prêter à ce type de rotation. »
Le KF Tirana, transcendé par ce nouveau management, devient irrésistible et enchaîne tout au long de la saison. Le bilan d’Egbo en championnat est exceptionnel : 16 matches, 14 victoires, 1 nul et 1 défaite. Muca loue un entraîneur aux qualités mentales très importantes, qui a su cultiver le sens de la camaraderie : « Il est très amical, je le connais depuis que nous avons joué ensemble au FK Bylis en 2009 et il est toujours le même. À Tirana, il a changé la mentalité des joueurs. Il nous a fait croire que nous étions les meilleurs et surtout il nous a fait croire les uns dans les autres. »
Le Dinamo Tbilissi, le clin d’oeil du destin
Ces performances en Albanie permettent au KF Tirana de retrouver les tours préliminaires de la Ligue des champions cet été. Le tirage au sort du premier tour offre un joli clin d’oeil à Emmanuel Egbo. En effet, le KF Tirana doit défier le Dinamo Tbilissi. En 2003, les deux équipes s’étaient déjà rencontrées et ce match avait fini de parfaire la légende du gardien nigérian.
Après un match aller perdu 3-0 en Géorgie, les Albanais se rebellent et l’emportent 3-0 au stade Selman Stërmasi. La qualification se joue lors de la séance de tirs au but. Ermal Kuka se souvient de cette soirée historique : « Egbo a repoussé deux tentatives adverses. Sa prestation en a fait une idole à l’époque ».
Le Nigérian pouvait donc croire à sa bonne étoile à l’heure de retrouver le Dinamo Tbilissi en tant qu’entraîneur. Il n’a pas été déçu puisque le champion d’Albanie a créé la surprise et s’est imposé 0-2 en Géorgie au terme d’une prestation très aboutie. Malheureusement, le KF Tirana sera moins chanceux contre l’Etoile Rouge de Belgrade au tour suivant, en dépit de quelques occasions chaudes.
Malgré tout, l’épopée européenne des Albanais n’est pas terminée puisque le KF Tirana d’Egbo doit affronter les Young Boys de Berne en Europa League jeudi 1er octobre. En cas d’exploit lors de ce tour, Tirona serait la deuxième formation albanaise de l’histoire à se qualifier en phase de groupes d’une compétition européenne. Une performance qui imposerait un peu plus Emmanuel Egbo dans la légende du football albanais.
Un symbole en Albanie et au-delà
Mais le Nigérian n’aura pas forcément besoin de ces exploits européens pour rester dans les mémoires. En effet, le titre de champion glané avec le KF Tirana est le premier conquis par un entraîneur africain dans un championnat européen. Bien entendu, cette performance historique a été célébrée par les médias africains mais également internationaux (BBC Sport, ESPN…) alors que la fédération nigériane a salué cette réussite via un communiqué.
Arrivé en Albanie dans un relatif anonymat en 2001, Emmanuel Egbo a construit sa vie de footballeur, d’entraîneur et d’homme en Albanie. Le Nigérian s’exprime d’ailleurs dans un albanais quasiment parfait. Le petit pays des Balkans est ainsi devenu sa deuxième maison. « Il est très bien intégré dans notre société et notre culture. Il est très respecté dans notre ville », assure Muca.
Le spectre du racisme plane cependant sur son parcours. Dans les médias anglophones, Egbo a évoqué des épisodes de racisme vécus dans sa vie quotidienne et autour des terrains en Albanie avant d’édulcorer son propos lors de l’émission Wake Up sur la chaîne albanaise Top Channel : « J’avoue que j’ai dit ces mots, mais seulement 1% des Albanais peuvent être racistes. Je suis ici depuis presque 20 ans et j’ai vécu une vie merveilleuse. 99% des Albanais sont comme ma deuxième famille parce qu’ils m’ont beaucoup respecté. Les incidents se sont produits il y a de nombreuses années, alors que l’Albanie venait de sortir du communisme. »
Observateur privilégié, le journaliste Ermal Kuka estime que le premier entraîneur africain de l’histoire du championnat albanais est très apprécié par le monde du football en Albanie : « Il est considéré comme un étranger qui s’est totalement adapté à l’Albanie. Croyez-moi quand je dis que le microcosme sportif n’a pas analysé ses performances selon sa couleur de peau. La seule question concernait sa capacité à devenir entraîneur alors qu’il s’occupait des gardiens depuis de nombreuses années. »
Désormais, il n’y a plus vraiment de doute. Alors que l’humilité d’Egbo, son charisme, sa personnalité et ses performances continuent à faire évoluer les mentalités, il est déjà certain que l’entraîneur nigérian restera à jamais un acteur marquant de l’histoire du football albanais. Il y a quasiment 20 ans, Egbo signait au KF Tirana avec l’espoir d’être repéré par un club d’un grand championnat européen. Désormais, ce sont ses exploits sur le banc qui pourraient lui ouvrir ces portes. À moins que Ndubuisi Emmanuel Egbo préfère consacrer sa vie à un club et un peuple qui lui ont permis de totalement s’épanouir.
Merci à Gentjan Muca, Ermal Kuka (@Ermal_Kuka) et @FutbolliShqipFR pour leur aide sur cet article.
Crédit images : KF Tirana