Après plus de 6 mois de procès, les frères argentins Ale, Ruben « La Chancha » Ale et Angel « El Mono » Ale ont été condamnés à 10 ans de prison ferme chacun. Ils ont notamment été reconnus coupables d’être les chefs d’une association illicite et de blanchir de l’argent provenant de la prostitution et de la drogue, entre autres délits. 13 autres personnes ont également été condamnés. Ce procès marque la fin du fameux clan Ale, une organisation criminelle ayant eu des liens étroits avec l’un des deux grands club de la province de Tucuman : le Club Atlético San Martin de Tucumán.
Il est 16 heures au tribunal pénal de San Miguel de Tucumán, capitale de la province de Tucumán au nord de l’Argentine et accessoirement cinquième ville du pays, lorsque la juge annonce la sentence il y a quelques semaines. 10 ans de prison pour deux frères d’une puissante famille criminelle. Et de fait, la fin officielle de presque 30 ans de règne du clan Ale à Tucumán.
Les débuts : de vendeur de légumes à barra bravas
Tout commence au marché de l’Abasto dans le quartier de La Ciudadela au sud de San Miguel. L’Abasto est alors un énorme marché, une sorte de Rungis argentin toute proportion gardée, remplacé aujourd’hui par le Mercofrut à l’extérieur de la ville. Peu avant le début de la Première Guerre mondiale, Amado Ale quitte son Arabie Saoudite et fait partie d’une grande vague d’immigration concernant aussi de nombreux Syriens, Libanais et Libyens dans cette province d’Argentine. Après avoir travaillé un temps dans les champs, il se concentre sur la vente de fruits et légumes. Son fils Said Ale reprend le flambeau quelques temps plus tard. Grâce à ses quatre enfants, Angel « El Mono », Rubén « La Chancha », Ricardo et David, le paternel devient l’un des hommes forts du marché et une figure respectée dans un milieu parfois violent.
Les Ale n’ont pas tardé à occuper les pages des faits divers. En 1973, à 18 ans à peine, El Mono mettait déjà des coups de pression aux autres vendeurs du marché. Sept ans plus tard, il est même condamné à sept ans de prison pour le meurtre de l’un des concurrents de son père. Son petit frère, La Chancha, n’est pas en reste. Il est arrêté la même année pour des pressions exercées avec armes sur des grévistes de la CGT. Les deux frères, en parallèle à leur activité à l’Abasto, se sont logiquement tournés vers leur voisin du quartier de La Ciudadela et pas n’importe lequel : le club du coin, San Martin de Tucumán, l’un des grands club du nord argentin.
Pour étendre leurs affaires, la Chancha et El Mono ont facilement pris le contrôle de la tribune populaire du club sous le nom de La Banda de Los Ale. Les simples vendeurs de légumes se muent en famille aussi crainte que respectée. Leur nom de famille commence alors à être associé au trafic de drogue et des machines à sous de Tucumán. L’année 1986 marquera un tournant dans l’histoire du clan Ale.
Los Gardelitos et le Medellin argentin
Si un scénariste de ciné avait voulu écrire un film sur la mafia en Argentine, nul doute qu’il aurait choisi le Tucumán des années 80. Le clan Ale avait alors un rival de poids dans leurs activités criminelles : Los Gardelitos. Ce clan est né au coeur du centre-ville de San Miguel sous la houlette de la famille Soria : Pendant que « Chicho » Soria entonnait des airs du fameux chanteur de tango Carlos Gardel (d’où le nom du clan) en mendiant, ses enfants faisaient les poches des badauds venus l’écouter. La famille Soria a rapidement grimpé dans le crime organisé à Tucumán. À l’image du Clan Ale avec San Martin, Los Gardelitos ont pris le contrôle de la barra de l’autre grand club de Tucumán : l’Atletico Tucumán.
À partir de ce moment-là, les deux groupes ont été protagonistes de nombreuses fusillades et affrontements tout au long des années 80. La capitale de Tucumán s’était alors convertie en une sorte de Medellin argentin et les règlements de compte entre sicarios (tueurs à gage) des deux camps faisaient partie du quotidien. Cette atmosphère prend fin le 31 décembre 1986. Ce soir-là, deux des chefs des Gardelitos sont assassinés lors d’une fusillade sur l’une des principales avenue de la ville. La Chancha et El mono sont impliqués dans les échanges de coup de feu. Après cette épisode, on n’entend plus parler du Clan Ale pendant des mois. Certaines rumeurs affirment que les deux frères se cachent en Bolivie.
Los Gardelitos, de leur côté, chassés de leur province natale, ont été dans l’obligation de s’installer à Buenos Aires et plus précisément dans les bidonvilles de la banlieue nord de la capitale. En près de trente ans, Los Gardelitos sont devenus les principaux vendeurs de drogue de Buenos Aires. En 2013, le journal Clarin faisait référence aux Gardelitos comme l’une des structures mafieuses les plus puissantes d’Argentine avec deux activités liées à la drogue bien définies : la production et l’exportation d’une cocaïne de luxe dédiée au marché européen en collaboration avec des cartels colombiens et la vente d’une cocaïne basique vendue aux dealers de quartiers qui pullulent dans la plupart des bidonvilles de Buenos Aires. La famille Soria s’est rapidement fait un nom dans la capitale et a même infiltré pendant longtemps la barra brava la plus puissante du pays : la 12 de Boca Juniors. « Chicho » Soria et d’autres leaders du clan comme Maximiliano Oetinger s’asseyaient aisément à la table de Rafael Di Zeo actuel leader de la 12.
Taxis, politique et présidence de San Martin
Après quelques mois hors des radars après le meurtre des deux Gardelitos, les frères Ale font leur retour à Tucumán. Grâce à un large réseau politique et judiciaire, El Mono ne passera que deux ans derrière les barreaux. Les années 90 marqueront l’apogée du clan. El Mono s’occupe des machines à sous illégales tandis que La Chancha avait développé l’un des réseaux de prostitution les plus importants d’Amérique du Sud qui s’étendait sur l’ensemble des régions du nord de l’Argentine dont La Rioja, Salta, Misiones et Santiago. Les relations politiques de la famille leur permet de bénéficier d’une impunité totale : Lorsque Carlos Menem, ancien président argentin, débarque à Tucumán, ce sont les Ale qui se chargent de sa sécurité. Pour blanchir l’argent de leurs activités illégales, les Ale ont acheté la plus grande flotte de taxis de la ville, les fameux taxis 5 estrellas (étoiles). Preuve supplémentaire de leur impunité, ces taxis, grâce à des accords avec le gouverneur de l’époque, étaient devenus une sorte de seconde police avec 400 véhicules armés et sur les ondes de la police locale habilités à procéder à des arrestations de petits voleurs ou trafiquants locaux. Une sorte de police parallèle qui bénéficiait au gouvernement en faisant la loi dans les rues de la ville et au clan Ale en éliminant au passage tout type de concurrence. Personne n’osait braquer les passagers d’un taxi 5 estrellas, tout le monde faisait donc appel à eux pour se déplacer. En 1997, c’est près de 5.000 véhicules qui bloquent l’entrée du palais du gouverneur Antonio Bussi, un nostalgique de la dictature militaire, qui qualifiera la famille Ale de « nid de mafieux ».
En 2002, San Martin de Tucumán est au bord de la faillite. Le club, ruiné, évolue en ligue régionale. L’un des deux géants de Tucumán qui a notamment collé 6 buts à Boca à la Bombonera dans les années 80, poursuit sa descente aux enfers. C’est le moment choisi par La Chancha pour créer la « Gerenciadora del Noa », un obscur fonds d’investissement avec comme tête visible l’ancien joueur et beau-frère d’Ariel Ortega, Roberto Dilascio. En coulisses, La Chancha se sert du club pour commercialiser sa drogue à travers deux des quatre barra brava du club : La Banda Del Camion et La Banda del Oeste II (les deux autres sont La Matienzo et La Brava). Les résultats s’enchaînent, le club monte de division en division. En 2006, El Santo (surnom du club) évolue alors en troisièmedivision argentine. La Chancha Ale postule alors en tant que président. Il est élu à la majorité des voix, sa liste étant la seule à se présenter ! Dans les couloirs de San Martin, les méthodes peu orthodoxes de Ruben Ale pour gagner les élections sont évoquées à voix basse. Les mêmes qu’il utilise pour s’approprier des terrains agricoles à l’extérieur de la ville : l’extorsion et les menaces. San Martin obtient son ticket pour la première division en 2008. Le club réussit l’exploit de monter de la ligue Régionale de Tucumán ( équivalent de la CFA) à la première division en presque 6 ans. Dans un pays fanatique de football comme l’Argentine et dans une province où la moitié des habitants soutiennent les couleurs rouges et blanches de San Martin, La Chancha se rachète une image.
Les jours de match, les supporters du Santo achètent directement leurs entrées au siège de sa société des taxis 5 estrellas à quelques rues du stade de La Ciudadela. Le stade de 28.000 places explose à chaque match, il faut se rendre 4 heures avant le début de la rencontre pour pouvoir entrer. Le service de sécurité est assuré par les propres hommes du Clan Ale. Les jours de défaites, les quelques contestataires sont vite rappelés à l’ordre. Malgré un bon début de saison et des victoires contre River, San Lorenzo, Racing et Independiente, les résultats en première division ne suivent pas. Le club finit par descendre. En deuxième division, San Martin se retrouve à jouer les barrages pour éviter une deuxième descente d’affilée. Pendant que Buenos Aires s’embrase après la descente de River Plate, La Ciudadela chante à l’unisson des chants contre La Chancha Ale. Quelques minutes plus tard, les gros bras du clan avec El Mono en chef de file font le ménage en tribune. Le club descend en 3 ème division. Cet épisode marquera la fin de la présidence de La Chancha à la tête de San Martin. Les supporters boycottent le stade et la Chancha doit renoncer à son poste de président. Il laisse le club comme il l’a trouvé, en ruines.
Fin du clan et relève
La fin du clan Ale porte un nom : Susana Trimarco. En avril 2002, sa fille, Marita Veron, disparaît dans d’obscures circonstances. Pendant près de 10 ans, Susana Trimarco a remué ciel et terre pour tenter de retrouver sa fille. Faute de l’aide de la police, elle s’est engagée dans une enquête personnelle, qui l’a conduite à se faire passer pour une proxénète afin de s’introduire dans des bordels. Elle y a rencontré des prostituées « d’à peine quatorze ans ». Elle créé une association qui a permis la libération de presque 400 jeunes femmes. Le combat de Trimarco pour retrouver sa fille et la médiatisation de celui-ci lui a permis de » taper
dans la fourmilière ».
Sa cause est devenue nationale voire mondiale (elle a notamment été reçue par Hillary Clinton) avec des mobilisations massives à son égard à Buenos Aires. Il se trouve que Marita Veron a été vue la dernière dans l’un de ces fameux taxis 5 estrellas. La pression populaire et la médiatisation de l’affaire Marita Veron et les discours de Susana Trimarco auront raison de la famille Ale et mettra en évidence la corruption du système judiciaire et politique notamment dans la province de Tucumán. En 2011, lorsque le tribunal blanchit la famille Ale de tout soupçon sur l’affaire Marita Veron, c’est le pays entier qui demande justice en manifestant dans les rues. Le Clan Ale finira par tomber en appel pendant presque 5 ans de procès. Lors de celui-ci, on apprend notamment que les Ale ont blanchi pas moins de 40 millions de dollars issus du trafic de drogue, de la prostitution et des machines à sous notamment grâce à l’achat de terrains agricoles, mais également grâce à la société de taxis et surtout grâce à San Martin qu’ils ont littéralement pillé. Le club, aujourd’hui, tente tant bien que mal de retrouver l’élite du football argentin en se relevant difficilement de son passé douteux.
Le Roi est mort, vive le Roi. Les rues de Tucumán ont vite remplacé le clan Ale. Ce sont désormais plusieurs familles qui dominent des territoires bien définis : Los Toro, Los Carrion, Los Reyna, Los Romero ou encore Los 30 composés d’ancien hommes de main de la Chancha et le clan Acevedo qui domine la barra brava de l’autre grand club de Tucumán, Atlético. Comme un puits sans fond.