Maldini en mai 2009. Nesta, Kaladze, Gattuso, Cordoba, Del Piero, Inzaghi, Di Vaio en mai 2012. En juin 2012, Clarence Seedorf quitta à son tour le Calcio et entérina dans le même temps la fin d’une époque. Car si le 14 janvier dernier, l’ancien Rossonero officialisa son retour au Milan en tant qu’entraîneur, il annonça avant tout une nouvelle passée presque inaperçue : La fin de sa carrière de joueur, longue de 22 ans. Vingt-deux ans à alterner transversales et remises, trois décennies à offrir du plaisir avec maîtrise.
Sa tête ne faisait pas la Une des journaux, les observateurs parlaient de lui exclusivement pour louer sa longévité plutôt que pour exalter ses matchs accomplis, son travail de sape et son autorité sur le pré. Mais il était là. Toujours. Indéfiniment. Et ce qu’on pouvait penser de lui le rendait indifférent. Il a joué titulaire dans trois des plus grands clubs européens (Ajax, Real Madrid, AC Milan), a gagné 12 titres nationaux, continentaux (4 C1) dans trois championnats différents et en étant à chaque fois un élément éminent. Au sein des clubs où il a évolué, il a toujours été considéré comme un professionnel accompli, mais n’a jamais reçu la reconnaissance méritée. Et c’est bien compréhensible, comment voulez-vous extraire un particularisme d’un talent aussi indicible ?
Un homme conditionné
« Je suis né prêt ». C’est ainsi que Seedorf répond à Leonardo quand ce dernier lui demande s’il est prêt à jouer à l’approche d’un derby milanais (saison 2009-2010). Si on en croit la légende, non seulement il serait né prêt, mais serait en plus pourvu d’un état physiologique très avancé : on dit de lui qu’il avait à peine 8 jours quand il a cessé le lait pour adopter le porridge de maman.
Originaire de Paramaribo au Suriname (ancienne colonie néerlandaise) et issu d’une famille modeste, sa famille a dû émigrer aux Pays-Bas pour élever son niveau de vie. Ce fut aussi un moyen pour le petit Clarence d’exaucer son rêve, toujours le même : enchanter les masses en maniant le ballon rond. Si ce rêve a pu se réaliser, c’est avant tout grâce à son éducation : ses parents ont particulièrement tenu à lui inculquer une solide éthique de travail, base fondatrice de sa future destinée. Naturellement, découle de cette assise un véritable esprit davantage qu’une simple envie. Section jeunes de l’Ajax dès l’âge de 8 ans, parents qui refusent le Real Madrid à 15 ans, débuts professionnels à 16 ans*, titulaire à 17 ans. Seize ans, c’est l’âge auquel on lui attribue le premier surnom évocateur : « Opa ». Le « grand-père ». L’adolescent est moqué pour ses discours sur la discipline, les responsabilités et le respect.
« Sven-Göran Erikssonm’a expliqué que parmi les maçons, le travail de l’architecte peut paraître incompris »
Dès 14 ans, il avouait ouvertement qu’il rêvait de gagner la Ligue des Champions à trois reprises pour en gagner une de plus que Frank Rijkaard, idole et inspiration, quand à son âge on se demande plutôt si l’on parviendra à signer, à terme, un contrat pro. « Quand tu as de l’ambition, tu ne te lasses pas de gagner », se justifie-t-il.
Il est vrai qu’un soir de printemps, le jeune homme d’à peine 19 ans a déjà compris. Finale de C1 1994/1995 au Hernst-Appel-Stadion de Vienne opposant l’Ajax de Van Gaal au vainqueur sortant : le Milan de Fabio Capello. Frank Rijkaard est le leader technique du club ajacide mais l’Ajax éprouve les plus grandes difficultés à exprimer son jeu. La cause ? Capello a préparé un traitement spécial à double lame en ce soir de finale : sa première consigne est d’exercer un pressing constant pour optimiser les chances de marquer, et ainsi l’emporter ; sa deuxième est d’annihiler Rijkaard en lui collant aux basques Zvonimir Boban, l’organisateur de jeu du Milan. Un double choix tactique qui n’a qu’un seul versant : empêcher l’orchestration de la relance amstellodamoise. Conséquence, dans son 3-4-3, l’Ajax peine à trouver la solution face au pressing mis en place par Capello et son 4-4-2 en losange.
Seulement, la solution, Van Gaal la trouve en échangeant à plusieurs reprises le long de la ligne de touche avec le jeune Seedorf, en mal de repères comme toute l’équipe, durant une première période où elle n’a rien montré de ce qu’elle avait l’habitude de faire jusqu’à présent. Consigne du coach : Clarence est prié de jouer quelques mètres plus hauts et Rijkaard quelques mètres plus bas, soit à hauteur de sa défense. Pourquoi ? Afin d’échapper au mieux au pressing milanais, il faut maîtriser l’espace. Clarence est chargé de le créer. Le but est d’ouvrir le jeu à Rijkaard pour qu’il en ait une meilleure lecture, qu’il décèle au mieux les options de jeu, les lignes de passes. À Rijkaard le ballon ; a Seedorf l’intelligence de déplacement pour anéantir les velléités adverses et créer les appels.
Ainsi, la deuxième mi-temps s’est déroulée comme prévue : d’une position plus reculée, l’éminent n°4 de l’Ajax a plus de ballons, et peut créer davantage le danger. Boban et le Milan ne peuvent se permettre d’aller presser Rijkaard aussi haut puisque permettait ensuite à Reiziger, F. De Boer ou Danny Blind d’avoir toujours une solution à disposition. L’Ajax a contrôlé le match (60% de possession) et finit par l’emporter (1-0). Sorti dès la 54ème minute et furieux de se faire remplacer (par Nwankwo Kanu, et R. De Boer prendra son rôle), ce jour-là, le jeune Clarence si sûr de lui a appris. Mieux, il a compris son rôle : assister le maître à jouer, être son bras droit, et savait que le premier meneur de jeu reculé ne s’appelait pas Andrea Pirlo ou Fernando Redondo.
Comblé par l’obtention du titre suprême avec son club formateur, Seedorf décide de partir vers son futur pays adoptif : l’Italie. Un choix de carrière prévu de longue date puisqu’à 15 ans, il annonçait : « D’abord l’Ajax, ensuite l’équipe nationale, puis l’Italie. » Il ne lui faut que quatre ans pour que l’objectif soit rempli. Direction Gênes et les Blucerchiati de la Sampdoria où il croise un compatriote, Ruud Gullit (en route pour Chelsea). Avec Karembeu, Chiesa, Mihajlovic, Mancini, la Sampdoria termine huitième de Serie A à deux points de l’UEFA, mais Seedorf continue de grandir. Culture tactique, labeur physique, il côtoie le meilleur championnat pour assimiler le jeu. Et malgré ses difficultés vis-à-vis de la culture et de la mentalité de l’époque *, le coach Sven-Göran Eriksson le comprend et lui sert de tuteur :
« Il (Eriksson) m’a donné de bonnes leçons, des leçons de vie plus que des leçons de foot… Il m’a montré ce qu’il faut faire pour s’en tirer en dehors de sa zone de confort. » « Il m’a expliqué que parmi les maçons, le travail de l’architecte peut paraître incompris […], j’ai donc dû me résoudre à poser quelques briques (sous-entendu faire davantage d’efforts, ndlr). »
A l’intersaison, Fabio Capello le sollicite personnellement pour en faire son futur homme de main du milieu de terrain du Real Madrid. A 20 ans, Seedorf devient merengue et rejoint un club en grande difficulté. De fait, la saison 95-96 du Real qui vient de s’écouler est loin des standards habituels. Une sixième place de son championnat synonyme de non-qualification européenne et cela fait déjà six saisons que le club ne gagne plus la moindre Liga. Mais une juridiction européenne va bouleverser le football comme l’ensemble du sport européen : l’arrêt Bosman entre en vigueur.
Face à la crise sportive, le moyen de remédier à l’insensé est tout trouvé : Lorenzo Sanz, président du Real Madrid, décide de renouveler une grande partie de l’effectif. Mieux, l’ensemble des transferts effectués sont étrangers, une première dans l’histoire du club : Fabio Capello remplace Arsenio Iglesias, arrivent Mijatovic, Suker, Roberto Carlos, Panucci, Seedorf parmi d’autres (Secretario, Illgner, Ze Roberto). « La Quinta de los Ferraris » est née*. Capello choisit d’aligner le jeune néerlandais aux côtés du maître à jouer Fernando Redondo dans un premier temps, puis d’en faire un milieu axe-droit disponible et créatif (comme à l’Ajax et à la Sampdoria) ; Raúl, Mijatovic et Suker se régalent. 92 points, seulement 4 défaites, le Real est champion devant le Barça de Figo, du capitaine Guardiola et del fenomeno Ronaldo (pichichi et Ballon d’Or).
Saison 97-98. Face au déséquilibre du milieu de terrain (Capello disposeSeedorf sur le côté droit en raison des échecs au poste d’Amavisca et de Victor Sanchez), Jupp Heynckes, qui succéde à l’Italien, prend le soin d’enrôler Christian Karembeu (ancien coéquipier de Seedorf à la Sampdoria). Avec une remarquable compacité de son organisation défensive, un meilleur équilibre et fort de ses individualités, lors de la seconde partie de saison, le milieu [Karembeu-Redondo-Seedorf] est installé et le Real décroche la Séptima. Hiddink remplace Heynckes, Seedorf continue à évoluer en position excentré et perd sous John Toshack toute confiance une fois qu’il aura revendiqué le souhait d’être au cœur du jeu. Durant l’été 1999, le coach gallois fait part à Sanz de son souhait de voir partir le Néerlandais contre l’avis des socios, Seedorf partira pour l’Inter lors de la trêve hivernale (23,5 millions d’euros) avec pour lui une Liga (1996-1997), une C1 (1997-1998), une Supercoupe d’Espagne (1997) et l’Intercontinentale (1998). Mais c’est au Milan qu’il expose au mieux son talent.
AC Milan : le club-miroir
Milanello, Milan Lab. Si Berlusconi ne s’en était pas occupé, du haut de ses 26 ans, Seedorf l’aurait préconisé. Seedorf-Milan, c’est du pareil au même. La classe et la solennité du club, le joueur la possède avec sa dextérité. Le milieu synthétise les caractéristiques de l’ADN milanais : techniquement excellent, tactiquement exigeant et un orgueil mis au service du collectif. Si ses aînés Rijkaard et Gullit ont été fignolés par Arrigo Sacchi, Seedorf l’a été par Carlo Ancelotti : « […] Au Milan, toutes ces choses se sont imbriquées (ndlr :confiance, instinct créatif, souci de l’organisation) sous les ordres de quelqu’un (Ancelotti) qui voulait le package intégral, à savoir toutes les choses que j’avais apprises depuis le début de ma carrière. A l’Ajax, à la Sampdoria et au Real, j’étais encore très jeune. Carlo Ancelotti a su tirer profit de mon bagage technique, de tout mon potentiel. »
A son arrivée au Milan, Carlo Ancelotti ne change pas d’un iota son schéma tactique habituel mis en place jusque-là avec Parme ou la Juventus : le 4-4-2. A Milan, il sera assimilable à un 4-3-1-2 dans un premier temps avec Pirlo à la relance, Gattuso et Seedorf positionnés en interni et Rui Costa à la mène, rôle repris plus tard par Kaká. Ce n’est que suite aux départs majeurs de Shevchenko et de Rui Costa que Carletto se décide à adopter le 4-3-2-1 victorieux, ou plutôt à l’adopter définitivement puisqu’il l’a déjà expérimenté lors des saisons 2002-2003 (avec la paire Rivaldo – Rui Costa en soutien d’Inzaghi) et 2004-2005 (avec la paire Kaká – Rui Costa en soutien de Shevchenko). Une finalité habile dans l’optimisation des forces en présence.
Car si Kaká réinventa le rôle de meneur à l’ancienne (en étant un attaquant à part entière) pour que Pirlo puisse inventer celui d’aujourd’hui, cela n’est dû qu’au replacement d’un homme : Seedorf. Pour Ancelotti, l’idée était de mettre ses éléments du milieu de terrain dans les meilleures dispositions, et donc de faire de Seedorf un véritable meneur de jeu. « Il a identifié mon meilleur poste, à savoir milieu axial derrière les attaquants », concède le principal intéressé. Kaká confesse :
« On a expérimenté une nouvelle formation après une période difficile durant laquelle nous n’avons pas trouvé d’équilibre. Le coach a ainsi décidé de faire évoluer Clarence Seedorf un cran plus haut, et donc de me faire monter d’un cran également afin que je sois un des deux attaquants, soit une nouvelle position pour moi. Jusqu’à maintenant, ma tâche était de créer des situations de but pour les attaquants, mais maintenant, avec notre nouveau système, quand j’ai le ballon, je dois apporter davantage le danger et si je suis en bonne position, essayer de marquer. Et ça marche plutôt bien. » Illustration de l’efficacité de leur repositionnement respectif.
Un changement tactique tardif opéré lors du quart de finale aller de la C1 2006-2007 face au Bayern Munich et dont l’effet s’est avéré fatal : « Changer la position de Seedorf a été déterminant » reconnaissait Ancelotti après la double confrontation. « Nous avons deux joueurs très habiles, lui et Kaká, dans une zone (l’axe, ndlr) où si on ne se marche pas sur les pieds, ce peut être absolument décisif. » C’est dans cette configuration que Seedorf remporte la C1 version 2006-2007. La deuxième avec l’AC Milan, mais la quatrième de sa carrière.
Ancelotti ne vit pas Seedorf comme un simple joueur d’appui ou de relance, mais comme un homme à part entière dans la construction. À se balader entre les lignes, Clarence Seedorf s’éclate en apportant expérience, calme et classe. Physique, technique, clinique, c’était l’homme à tout faire, et qui faisait tout bien ; capable de s’intégrer dans n’importe quel système, versatile, intemporel, incarnant à merveille le milieu contemporain. Sûrement la raison pour laquelle, Andrea Pirlo a été particulièrement marqué par leur entente : « J’ai joué avec des génies du ballon, mais jamais, jamais je n’ai joué avec un joueur qui soit si fort avec ou sans ballon. »
Une passion qui ne le quittera jamais
Ce qu’il reste d’Il Professore ? Jusqu’au bout, il est fidèle à son image. Il finit sa carrière au Brésil plutôt qu’aux Émirats, en Chine, en Russie ou aux États-Unis. À Botafogo, il laisse une fois encore une empreinte incommensurable : élu ballon d’argent à son poste en 2013, meilleur joueur du championnat de l’Etat de Rio, il est reconnu comme le leader du vestiaire par un groupe, jeune, stupéfait de voir à travers lui autant d’humanité.
On pourra toujours regretter sa carrière internationale inachevée (87 sélections, 1994-2008) mais les Giggs, Nedved, Scholes, Mendieta, Veron etc, n’ont pas eu besoin de prouver à l’échelle internationale à quel point ils étaient doués. On retiendra qu’avec lui, longévité pouvait rimer avec compétitivité après avoir vu la manière dont, en C1 et à 33 ans, il distribua des caviars en marchant.
On se souviendra qu’à l’instar de Cristiano Ronaldo, il s’attachait à adopter une certaine philosophie de vie : ne pas boire, ne pas fumer et « respecter ses fatigues » en pratiquant des siestes inopinées. On se rappellera que si sa carrière fut si complète c’est aussi parce qu’il s’est imprégné de coachs aux philosophies bien ancrées. Grâce à Van Gaal, Eriksson, Capello et Ancelotti notamment, il a pu exprimer avec force et à travers l’Europe sa double culture mêlant dogme à la victoire et immanence technique, avec toujours ce recul emprunt de légèreté. Ce désintérêt d’apparence, cette facilité balle au pied et ce travail de l’ombre exposés à travers deux des milieux les plus créatifs d’Europe ces deux dernières décennies : celui de l’Ajax de Van Gaal, référence internationale, et de l’AC Milan (2 C1 – 2003, 2007 ; 1 finale de C1 – 2005), fruit de toute une génération.
Ce qu’il restera enfin, ce sont ses larmes suite à l’annonce de son départ de Botafogo. Comme celles qui avaient coulé 28 ans plus tôt devant le Brésil de Telê Santana et de Zico : « En 1986, quand la France a battu le Brésil en Coupe du Monde, mon père a dû me sortir de la maison pour me calmer. Je pleurais de rage. C’était le dernier tournoi de Zico. Il incarnait le football que j’aimais. » À l’annonce de sa retraite, nul doute que des gamins ont dû pleurer à Milan, au Suriname, à Amsterdam ou dans les quartiers de Rio.
* Le plus précoce dans l’Histoire du club, 16 ans et 242 jours, le 28 octobre 1992
** Invention journalistique pour illustrer sitôt la libéralisation du marché des transferts actée, la revendication de Sanz de s’en sortir par l’investissement massif de joueurs étrangers avec les avantages et les inconvénients que cela incombe. Car si les joueurs furent exemplaires sous Capello, ce ne fut pas le cas sous Jupp Heynckes.
*** C1 2006-07, demie-finale retour à San Siro contre Manchester United, premier but d’une victoire 3-0 qualificative pour la finale à Athènes (victoire 3-2 des Mancuniens lors du match aller à Old Trafford)