C’est officiel, la Lega a tranché. Le Derby della Lanterna, rencontre opposant le Genoa à la Sampdoria se jouera le dimanche 2 février à 12 h 30. Un horaire inhabituel pour une telle affiche qui a déclenché l’ire des tifoserie organizzate des deux clubs. Retour sur une décision qui creuse encore un peu plus le trou dans lequel s’enfonce le foot italien.
2024, Gênes.
« – Chérie, réveille-toi…
– Mmmhh.
– Chérie, réveille-toi, il est l’heure.
– Mmmhh, quelle heure est-il ?
– Il est trois heures du matin
– Et alors ?!
– Tu as oublié ? La Sampdoria joue !
– Ouh, belin*… ! »
Retour à notre époque. Ce discours certes un peu futuriste n’est pas si éloigné de ce qui nous attend d’ici quelques années. Se lever au milieu de la nuit un jeudi, enfiler ses chaussures, s’emparer de son écharpe et se diriger péniblement, seul, dans les ruelles désertes de la ville afin de se rendre au stade. Trois heures plus tard, il sera alors temps d’entamer sa journée de travail avec une question sous-jacente : pourquoi ? Quelle folie me pousse à sacrifier ma nuit, à altérer mon quotidien pour une passion qui n’a plus de sens ? Quels sont ceux qui ont favorisé l’émergence de cette situation ubuesque en dépit de mon sport et de mon statut de supporter ?
Le football et la mondialisation
Si l’on en vient aujourd’hui à ce genre d’analyses, c’est que le foot dans sa version moderne tend à devenir un véritable frein à la passion de millions d’individus. Et ce, au détriment de sa vocation première : réunir les gens de tous horizons, leur offrir des émotions, bonnes ou non, bref, les faire exister.
À l’instar de nombreux événements sportifs, le foot est désormais régi par ces fameux droits TV. Une réalité que viennent de se prendre en pleine face les amoureux des clubs de la cité Ligure. Un modèle de développement qui permet certes aux « entreprises » d’augmenter leur budget et leurs revenus, mais qui donne un côté irréel et hallucinant à notre sport. Un sport rendu accessible à ceux qui habitent l’autre bout du monde, au détriment des locaux, de la culture d’un pays et des couleurs d’une ville. D’aucuns pourraient se dire que celui qui désire vraiment découvrir un match, une ambiance, une atmosphère entreprendra lui-même l’effort de se rendre sur les lieux de son désir. Et bien non, désormais, c’est aux supporters – à nous – de nous adapter aux desiderata des télévisions, soucieuses de débusquer quelques âmes éparses en quête de spectacle…de l’autre côté du globe. Et tant pis si du jour au lendemain nous en faisons les frais. Tant pis si ceux qui font chaque semaine sacrifices personnels et financiers, cessent de garnir les tribunes d’un sport devenu spectacle. Car désormais, les horaires et les dates de matchs se pensent en fonction de l’heure qu’il sera à Seattle. Ou à Pékin.
« Et nous, quand est-ce que l’on boit ? À 9 heures ? »
En Italie, la rencontre du dimanche à 12 h 30 fait l’objet, depuis sa mise en place d’une vive contestation au sein d’un pays ayant érigé les matchs le dimanche à 15 heures au rang de tradition. Le dimanche, une journée faîte d’habitudes et de partages en famille. Peu connu hors de la Botte, le Derby della Lanterna, théâtre de l’affrontement des deux clubs genovesi, est une véritable institution en Italie. Un match vecteur d’une passion extrême que seul le derby romain égale. Un match que scrutent tous les amoureux des tribunes tant les deux tifoserie règnent en maître dans « l’art du tifo » et dans la lutte contre ce calcio moderne sans le sens. Bref, un choc qui perdure en dépit du faible niveau de ses deux protagonistes à la lutte, cette année encore pour le maintien en Serie A.
Malgré des arguments solides, la Lega a jugé bon de placer cette « affiche » peu attractive hors d’Italie, à 12 h 30 un dimanche. Sans se soucier par là de ce qu’elle représente pour toute une cité qui ne demandait finalement, qu’à vivre l’événement simplement. Le repas, l’apéritif, les discussions préalables avant la marche vers le Luigi-Ferraris généralement exécutée conjointement avec un parent, un cousin ou un ami qui prendra place dans la Gradinata opposée, rien de tout ceci en 2014. « E noi, quando beviamo** ?! Alle 9 ? (Et nous quand est-ce que l’on boit ? À 9 heures ?) », se demande-t-on avec fatalisme à Gênes.
Les stades italiens sont, chaque week-end plus désert. Pour justifier ce constat, le rôle prétendument nauséabond des tifosi est souvent mis en avant. De même que le niveau en nette baisse du Calcio, ou les infrastructures archaïques de certains clubs. La vérité, c’est que les gens ne tolèrent plus le fait d’être constamment mis de côté. Progressivement, ceux-ci n’hésitent plus à se détourner d’un sport qu’ils ne reconnaissent plus, et dont ils sont exclus pour combler les intérêts économiques de quelques-uns. Où sont passés ces instants de communion, de partage entre supporters ? Ces moqueries, ces moments de fierté, antérieurs ou postérieurs au match ? Le foot est-il voué désormais à s’exprimer dans la vie des gens au travers d’un simple écran d’ordinateur, cerné de deux publicités pour « gagner de l’argent en ligne sans rien faire » ? Sans doute.
Les deux clubs ont bien, via divers recours tenté de faire changer l’horaire de la partie. Rien n’y a fait. Conséquence, les deux tifoserie organizzate ont appelé leurs sympathisants à boycotter ce derby avec un mot d’ordre simple : « Gradinate vuote durante il derby di ritorno ». Soit : « Tribunes vides durant le derby retour ». Il est encore trop tôt pour dire si cet appel sera massivement suivi ou non. Mais une chose est sûre, certains ont décidé de dire stop, de ne plus accepter l’inacceptable, de ne plus excuser l’indéfendable. Pour éviter que la date du 2 février 2014 soit le début d’une aventure qui nous conduira à l’année 2024, à 3 heures du matin. Parce qu’il sera déjà trop tard.
* Belin : mot exclamatif typique du dialecte local, mince, merde, synonyme du célèbre « cazzo » désignant l’appareil génital masculin.