Le Sassuolo de Roberto De Zerbi a développé l’une des épopées qui ont révolutionné le football italien. Dans une interview à El País et Diego Torres, le nouvel entraîneur du Shakhtar qui reçoit le Real Madrid mardi 19 octobre est revenu sur l’évolution du jeu. Traduction.
Vous avez été formé comme joueur à la cantera du Milan. On raconte que Baresi, Maldini, Tassotti et Costacurta vous ont donné beaucoup de coups. Ils étaient si durs ?
Ils le faisaient pour mon bien. Le jeu dur faisait partie de l’éducation au football de l’époque. Parce que peut-être que le dix, le joueur de talent, était celui prenait toujours plaisir aux entraînements. Je dois remercier Maldini, Costacurta, Baresi, Tassotti, Albertini, Boban, Savicevic, Baggio… Parce qu’ils m’ont fait comprendre ce qu’est le football professionnel. Le match est le miroir de l’entraînement. Tu joues en compétition comme tu t’entraînes.
Les années 90 étaient-elles les plus dures de l’histoire du football pour jouer n°10 ?
À cent pour cent. Les années 90 ont été la période la plus difficile parce que c’était la période du 4-4-2. En Espagne, il s’incarnait dans le Valencia de Cúper et en Angleterre, à United, avec Cole et York en pointe. Alors, le 10 jouait – difficilement- deuxième pointe ou se plaçait sur les côtés comme ailier. Aujourd’hui, nous vivons dans une ère de renaissance du 10. Il y a beaucoup d’équipes qui recherchent la qualité. Nous rencontrons souvent des équipes avec plus d’un 10. Tout a changé par rapport à cette période où j’ai beaucoup souffert. C’était le 10 typique qui souffrait sur le plan tactique.
Votre Shakhtar joue avec deux : Alan Patrick, Pedrinho…
Et avec trois et avec quatre. Il n’y a pas de problème. Mais je dois dire une chose : je n’étais pas un grand numéro 10. J’étais bon techniquement mais j’avais toujours des problèmes physiques ou des problèmes avec les entraîneurs. J’étais toujours été en litige. Si ma carrière a été médiocre, c’est ma faute, pas celle de mes entraîneurs. Je le méritais. Mais je précise que j’ai toujours vécu uniquement pour le football. Je n’ai aucun regret.
« Le numéro 10 que je portais sur le terrain, je le garde comme entraîneur. Je veux aider les joueurs dans tout ce qui peut les aider à jouer à un jeu où il faut vivre ensemble. Ce n’est pas du tennis. Il y a 11 personnes qui ont besoin d’une autre pour se coordonner. »
Mais vous étiez un rebelle. Ne pensez-vous pas qu’aujourd’hui, le football a trop de joueurs-soldats?
C’est vrai qu’il y a beaucoup de soldats. Mais je ne veux pas de soldats. Au contraire. Le numéro 10 que je portais sur le terrain, je le garde comme entraîneur. Je veux aider les joueurs dans tout ce qui peut les aider à jouer à un jeu où il faut vivre ensemble. Ce n’est pas du tennis. Il y a 11 personnes qui ont besoin d’une autre pour se coordonner. Mais sur le terrain, le choix de la touche, du passe, de la course, du tir, de l’occupation d’une position au détriment d’une autre, je veux qu’il corresponde à cent pour cent aux footballeurs. Parce qu’aujourd’hui, dans le football, et dans la vie, il y a beaucoup moins de courage et de personnalité qu’il y a 20 ans. Et nous en sommes arrivés là aussi à cause des entraîneurs qui ont voulu des soldats. Quand, par système vous ne laissez pas la liberté de choix, de pensée et d’action, avec le temps vous trouverez plus de soldats et moins de joueurs avec de la personnalité.
En tant que footballeur, vous avez vécu à la frontière entre être professionnel et ne pas l’être. Luttant contre une réalité adverse. Qu’est-ce qui vous a poussé à persévérer ?
Le football m’a tout donné. Moi et ma famille avons vécu mieux que nous n’aurions vécu sans le football. Il m’a permis de rencontrer des amis, il m’a donné du bonheur, il m’a fait apprendre des langues. J’ai eu beaucoup de satisfactions. J’ai toujours essayé de redonner au football tout ce qu’il m’a donné. J’ai toujours respecté la balle. J’ai vécu à la frontière, mais à la frontière entre être dans le monde du football comme je le veux et faire ce que je crois à ma façon, ou ne pas être du tout. Si j’avais dû être dans ce monde autrement, j’aurais préféré ne pas être là. J’aime le football. Mais à ma façon.
Vous êtes un point de référence du football italien innovant et contre-culturel. La réaction au vieux Calcio reste-t-elle forte ?
Je ne me sens pas un point de référence. Je ne veux pas. J’aime l’Italie. Je me sens italien à cent pour cent et je respecte la tradition italienne parce que même quand nous avons gagné la Coupe du monde en 2006 avec nos armes, cette Coupe du monde, je l’ai gagnée aussi. Je me suis même senti heureux et fier ! La question que je me pose est : aimez-vous l’idée traditionnelle italienne du football ? Êtes-vous en accord avec la défense basse et la contre-attaque ? Non. Elle ne me représente pas et ne m’amuse pas. Le divertissement est un aspect déterminant. Si je n’aime pas faire quelque chose, je préfère ne pas le faire. Maintenant en Italie il y a deux écoles de pensée. Une traditionnelle, qui est juste qu’elle demeure, et puis une qui s’est soulevée contre certaines choses du passé. Mais cela arrive aussi en Espagne, où tout le monde ne joue pas comme Barcelone, la Real Sociedad ou Villarreal. Le Getafe de l’année dernière jouait à l’italienne. L’Atlético a remporté la dernière Liga avec un 4-4-2 et Marcelino avec l’Athletic s’approche de l’école du 4-4-2.
Où et quand est-ce qu’a commencé ce changement dans le football italien ?
En fait, le point d’inflexion en Italie coïncide avec le triomphe du grand Barcelone de Guardiola. Cette équipe a montré la voie. Pas parce que ce que faisait le Barça pouvait se reproduire, parce qu’il ne pourra jamais se reproduire. Mais parce que beaucoup des concepts qu’il employait ont été importés par les Allemands et les Italiens.
Par exemple ?
Attirer l’adversaire par les passes courtes, le sortir de sa zone, et trouver le joueur libre qui se déplace dans le dos de ces joueurs qui vont vous presser. Les Espagnols ont été les maîtres dans le développement de ces manœuvres qui partent du jeu positionnel. Ils partent de la création d’une supériorité numérique pour ensuite rechercher le joueur qui se déplace entre les lignes ou celui qui reste libre.
« Si je veux avoir des footballeurs de qualité plus haut sur le terrain, je dois sortir le ballon proprement. Je ne peux pas le dégager.. »
Quels ont été vos références ?
J’ai essayé de prendre des choses des équipes qui m’excitaient. Le Napoli de Sarri, la Roma de Spalletti avec Totti en faux neuf, le Barça et le Bayern de Guardiola, l’Allemagne championne du monde en 2016, le Borussia Mönchengladbach de Favre, la Real Sociedad d’Alguacil, le Las Palmas de Quique Setién, l’Athletic de Bielsa… J’ai ajouté mes idées à tout ça.
Vous représentez un groupe d’entraîneurs italiens reconnus dans toute l’Europe pour prendre plus de risques que quiconque à la sortie du ballon. Vous le faites également au Shakhtar, où le gardien Pyatov et les centraux, Matvienko et Marlon, réalisent des gestes techniques plutôt que dégager le ballon. Ne pensez-vous pas qu’un tel risque est excessif ?
Avant de mettre mon équipe à faire une chose, je me pose la question : Ai-je plus d’avantages ou plus de risques ? Si j’ai plus de risques, je ne le fais pas. Si j’ai plus d’avantages, si je le fais. Même si certains peuvent penser que c’est très risqué. Je le fais quand même. Quand je dis que je suis un coach qui porte le 10 sur son dos, que je portais en tant que joueur, c’est pour ça. Quand je jouais, je ne voulais pas qu’on m’envoie de longs ballons pour les jouer de la tête, ou pour jouer le second ballon. Je voulais le ballon au pied. Si je veux avoir des footballeurs de qualité plus haut sur le terrain, je dois sortir le ballon proprement. Je ne peux pas le dégager.
Comment évolue votre Shakhtar ?
J’ai eu beaucoup de chance. J’ai toujours entraîné de bons joueurs et bonnes personnes qui croient en ce qu’ils font. Ici, j’ai rencontré un groupe de grands professionnels. Nous sommes au début. Mais il y a tellement de niveau, et tellement de désir d’amélioration, que je m’amuse à les entraîner. Qu’ils soient ukrainiens ou brésiliens, ce sont des professionnels très sérieux. Ils sont faciles à entraîner.
Comment définiriez-vous la culture du club ?
Le Shakhtar a toujours joué un football différent de celui pratiqué en Europe de l’Est. Il a toujours misé sur un football d’attaque. Depuis qu’ils ont remporté l’Europa League en 2008, ils reflètent le caractère du président Rinat Ajmétov. Le président aime le football que j’aime : le bon jeu et les bons joueurs. Il me dit toujours : « C’est important de gagner, mais pour moi, c’est plus important comment on joue« . Et c’est vrai ! Giorgio Squinzi, qui était président du Sassuolo, me disait la même chose. J’ai eu l’opportunité de choisir. C’est pourquoi j’entraîne une autre équipe où j’ai un président qui me ressemble.
Vous avez un point après avoir perdu contre le Sheriff (2-0) et le match nul contre l’Inter (0-0). Pensez-vous que vos éliminatoires vont se jouer dans ces deux matchs consécutifs contre le Real Madrid ?
Il nous reste quatre matchs. On jouera à fond les quatre. La défaite contre le Sheriff, qui a ensuite battu le Real Madrid, nous a clairement fait du mal. Le classement s’est compliqué, mais nous allons nous améliorer. Nous ne sommes pas encore prêts à jouer la Ligue des champions comme je le voudrais. Pour l’instant, nous devons grandir en gagnant des trophées dans les tournois ukrainiens. Et avec plus de temps nous serons probablement prêts à jouer la Ligue des champions d’une meilleure façon.
Comment voyez-vous le Real Madrid ?
Ils ont un Maestro sur le banc, qui est Ancelotti, qui vient de remplacer un autre Maestro, qui est Zidane. Ils changent de cycle, avec de jeunes joueurs comme Militão ou Vinícius, et conservent de grands champions, comme Benzema, Kroos et Modrić, qui, je pense, seront prêts ce mardi.