Le sociologue Frédéric Rasera est l’auteur d’un livre essentiel sur son immersion dans la vie d’un club de foot de Ligue 2 pendant 16 mois. On y découvre le footballeur dans sa condition de travailleur, avec ses difficultés, l’échec sportif ou personnel, l’isolement, le moule. Car être footballeur c’est un emploi, avec des inégalités. Un angle rare qui permet de désacraliser ce milieu souvent vu avec des paillettes et de nuancer un point de vue caricatural sur le football et les footballeurs, source de rêve autant que de mépris. Entretien.
On pense souvent au footballeur comme quelqu’un de performant, riche et célèbre. Alors que ce n’est pas toujours le cas, loin de là. Pouvez-vous revenir sur les disparités inhérentes au métier de footballeur ?
Les disparités sont d’abord liées au statut d’emploi : il y a en France ceux qu’on appelle les footballeurs « professionnels », qui ont le statut de joueur professionnel, dont font partie ceux sur lesquels j’ai enquêté dans mon livre Des footballeurs au travail. Leur statut est défini par une convention collective, la charte du football professionnel, qui concerne ceux qui évoluent dans le haut du panier, la Ligue 1 et 2 en France. Et puis il y a les footballeurs qui évoluent au niveau officiellement amateur, dont certains sont aussi des travailleurs du football. On oppose souvent les « professionnels » d’un côté et les « amateurs » de l’autre comme si d’un côté il y avait des footballeurs de métier et de l’autre des personnes qui ne jouaient que pour le loisir. Or c’est un peu plus compliqué que ça car il y a beaucoup de footballeurs qui évoluent dans les plus hautes divisions amateurs (3ème ou 4ème division en France) qui sont des travailleurs du football, qui ont parfois des contrats de travail, mais parfois non…. Donc il y a une disparité en termes de statuts d’emploi importante. Certains notamment n’ont pas du tout de contrat de travail, ou alors ils sont embauchés officiellement comme éducateurs de foot alors qu’ils ne le sont pas et sont en réalité footballeurs à temps plein.
« Des personnes sont embauchées pour faire à peu près le même travail […] avec des inégalités de rémunération extrêmement importantes »
À ces disparités de statut s’ajoutent, les plus criantes, les disparités salariales. L’univers du football professionnel est un univers extrêmement segmenté avec de très grandes différences de niveau de rémunération, que ce soit entre divisions, entre clubs, au sein d’un même club… Dans le club ou j’ai enquêté, que j’appelle l’Olympique, donc un club de Ligue 2, les salaires peuvent aller de 2500 euros par mois à 30.000 euros par mois. Des personnes sont embauchées pour faire à peu près le même travail, si on met de côté les différences de postes, avec des inégalités de rémunération extrêmement importantes.
Les joueurs du haut du panier, ceux qui sont les plus visibles médiatiquement et les mieux rémunérés, ont une réputation bien cristallisée. Un atout important pour évoluer sur le marché du travail footballistique qui est très incertain. Ces joueurs-là font face à une certaine incertitude mais ils ont des ressources qui leur permettent de rester bien placés sur le marché. Mais ces joueurs sont très peu nombreux. Or, on parle beaucoup d’eux dans les médias. Sauf qu’on est loin de la réalité de la condition des footballeurs professionnels, même en Ligue 1 ou Ligue 2. Face à l’incertitude, la plupart des footballeurs professionnels sont avant tout préoccupés par le fait de rester visible, jouer pour pouvoir se montrer et être toujours dans la course, pour pouvoir se maintenir ou évoluer sur le marché.
On est donc souvent loin du star system. Vous envisagez le footballeur comme un salarié, en quelque sorte un entrepreneur au statut précaire, et soulignez les difficultés propres à ce métier.
Les footballeurs sont des salariés, ils sont embauchés avec un contrat de travail à durée déterminée mais ce sont des salariés un peu particuliers : ils ont des agents, ils doivent en permanence entretenir leur réputation en jouant et en étant performant. Il y a cet enjeu de se montrer et la crainte d’être oublié qui est très important pour eux. Tout cela fait que, dans mon travail de thèse, j’ai parlé d’un « salariat entrepreneurial » pour qualifier la condition des footballeurs.
Niveau vie privée, le club impose un modèle strict et classique. Sieste, pas le droit de manger McDo, pas d’alcool … Tout ceux qui dérogent à cet équilibre sont mal vus. L’un des joueurs de « l’Olympique » parle d’une « vie de curé ». Est-ce que ces questions qui touchent à la vie privée sont obligatoires et contractualisées ?
Il y a des obligations écrites que l’on retrouve dans les règlements intérieurs des clubs, ce qui interroge du point de vue du droit du travail. C’est une question que se posent notamment les juristes : est-ce légal ou pas ? Est-ce qu’un employeur a le droit d’imposer à son salarié de ne pas sortir et boire de l’alcool la veille d’un match, de ne pas faire de sports à risque ? Or, on retrouve ce genre de choses dans les obligations écrites des joueurs.
Après, il y a la mise en œuvre de ces règlements : les rappels par l’entraîneur, par les joueurs les plus anciens, qui ont fortement intériorisé ces normes en matière d’hygiène de vie. Il y a la diffusion par en haut de normes dominantes en matière d’hygiène de vie qui viennent finalement coloniser la vie privée des footballeurs.
Tout cela est très enveloppant et globalement très respecté par les joueurs. Mais quand on fait une enquête ethnographique de longue durée, on ne peut pas ne pas voir qu’en même temps il y a beaucoup de joueurs qui sortent, qui boivent de l’alcool, qui fument, etc. Pour comprendre ce double constat apparemment paradoxal, il faut entrer finement dans les pratiques : ceux qui sortent et boivent ne le font pas n’importe quand, en général après les matchs… Pareil pour le rapport à l’alimentation : ça arrive que les joueurs mangent des pizzas ou McDo, mais ils ne le font pas n’importe quand. Ces habitudes alimentaires, ces goûts renvoient à leur passé, souvent à leur socialisation adolescente, et en même temps ils ont appris à les contenir du fait de leur socialisation professionnelle. Ils peuvent néanmoins les assouvir ponctuellement et ils savent quand le faire, en lien avec la temporalité de la compétition. Il faut bien avoir en tête que les joueurs sont passionnés par leur métier, ils ont envie d’être performants, ils sont investis dans ce qu’ils estiment être bon pour eux, pour leur réussite. Il y a une forte intériorisation des obligations, qui ne sont donc pas vécues comme une contrainte.
« Ceux qui sortent et boivent ne le font pas n’importe quand, en général après les matchs […] Neymar, s’il sortait tous les soirs, il n’aurait pas les performances qui sont les siennes »
On entend souvent parler dans la presse de grands joueurs qui sortent et font la fête. Est-ce que ça dépend du statut du joueur ?
Quand on est sociologue on essaie d’enquêter précisément et de ne pas se faire avoir par ce qui est de l’ordre du fait divers. On peut émettre l’hypothèse que Neymar, s’il sortait tous les soirs, il n’aurait pas les performances qui sont les siennes. Les joueurs ont un rapport au corps qui est un rapport de sportifs de haut niveau. Mais bien sûr, tout n’est pas lisse. Et même pour certains joueurs, se faire plaisir sur certaines dimensions qui peuvent potentiellement être perçues comme déviantes, c’est aussi un moyen de lâcher prise, de se dire qu’il faut s’écouter dans la vie et se faire plaisir, parce que ça participe d’un bien-être… Bien-être qu’ils voient comme primordial pour être performant.
« Le foot est très médiatisé par le biais d’une petite élite »
Vous revenez sur de nombreux a priori sur le footballeur : il ne sait pas parler, il est bling-bling, riche alors qu’il ne fait rien… Pourquoi ces a priori ?
Le foot est très médiatisé par le biais d’une petite élite. Ça donne une image déformée de l’ensemble. Pour beaucoup le footballeur incarne la figure du parvenu social en fait, qui cumule, dans l’imaginaire collectif, richesse économique et supposée pauvreté culturelle. Ce qui fait qu’on se permet assez facilement de se moquer de lui. Le cas classique en France est celui de Franck Ribéry. Toutes ces moqueries, ces discours méprisants visent à rabaisser le joueur et ce qu’il incarne. Ces discours sont portés par des personnes et nous en apprennent finalement plus sur ces personnes qui émettent ces propos que sur celles qui sont visées. Le mépris de classe c’est ça ! La société est hiérarchisée en classe, avec des fractions de classe, et des membres de certaines classes ou fractions de classes en rabaissent d’autres pour rappeler en creux leurs propres ressources. On va se moquer de Ribéry pour mettre en avant que l’on sait bien parler.
Les footballeurs prennent très rarement de positions politiques. On a entendu Raï ou Juninho, se prononcer contre le président du Brésil, Bolsonaro, mais pas beaucoup d’autres… Vous racontez comment les sponsors tombent sur un joueur quand il évoque sa sympathie pour un parti d’extrême gauche, la Ligue Communiste Révolutionnaire (à l’époque de l’enquête). Comment l’expliquer ?
Beaucoup de joueurs sont assez jeunes, ont arrêté l’école assez tôt, ont peu de socialisation politique… Et ne s’aventurent pas beaucoup sur le terrain de la politique. Mais il y aussi la question des coûts à parler publiquement dans cet univers ou l’emploi est extrêmement fragile. Ils sont embauchés en CDD. Les carrières sont courtes et peuvent prendre des tournures très différentes à peu de choses près : si on fait une bonne saison et qu’on a une bonne image, on peut vite doubler son salaire… Cette incertitude liée à leur contrat de travail fait que c’est quand même extrêmement risqué pour la plupart des joueurs d’afficher des positions. Dans le livre j’évoque une position qui est sans doute celle à laquelle on pense le moins quand on pense footballeur, celle d’un joueur qui parle de sa sympathie pour un parti d’extrême gauche. Parmi les causes qui l’ont amené à faire cela, il y a le fait que c’était un joueur plutôt en fin de carrière. D’ailleurs, très souvent les joueurs qui prennent des positions publiques sont des joueurs qui ont fini leur carrière. On pourrait évoquer en plus de Raï, Lilian Thuram, Vikash Dhorasoo… Quand on est détaché des enjeux professionnels liés au foot, on a quand même plus de liberté pour pouvoir s’exprimer. Évidemment, ce n’est pas mécanique, et dépend de la socialisation politique de chacun, de son rapport au langage, à la prise de parole en public… On n’entend jamais Zidane, par exemple, s’exprimer sur ces questions là.
Pareil pour la lutte antiraciste, portée très fortement par les groupes de supporters, peu relayée jusqu’il y a peu par les joueurs.
Sur toutes ces questions, je crois que beaucoup de joueurs marchent sur des œufs…
Un joueur peut changer d’équipe plusieurs fois en fonction de sa carrière. Est-ce qu’il supporte forcément l’équipe dans laquelle il joue ? Je pense à cet épisode où vous racontez qu’un joueur non titularisé par le coach est content que l’équipe perde…
On peut parler plutôt d’attachement. L’attachement qu’on peut avoir à son club, à son équipe, à sa ville varie très fortement selon les trajectoires des joueurs. Dans un univers où il y a beaucoup de mobilité géographique, il est plus rare d’observer des attachements à une localité très forts. Dans leur rapport à leur équipe, les joueurs ont à faire à des injonctions contradictoires. S’engager pour le collectif car le football est un sport collectif qui représente une institution, une ville, etc. Et en même temps ils sont placés en concurrence pour jouer en équipe première. Ils ont à tenir des logiques très contradictoires. Pour la star de l’équipe, qui joue tout le temps, c’est plus facile de parler du collectif, de dire qu’on est engagé dans le collectif. Dès que les positions sont plus fragiles, c’est plus dur de tenir ce type de discours en privé. Quand ils ne jouent pas, les joueurs préfèreraient jouer à la place d’un autre joueur, voire effectivement que l’équipe perde pour espérer être titularisé à l’avenir. On voit bien les effets de la concurrence.
NB : Un autre ouvrage de Frédéric Rasera vient de sortir, Sociologie du football, co-écrit avec Stéphane Beaud, qui continue d’inscrire le foot comme thématique essentielle de recherche en sciences sociales.
Pour aller plus loin :
Frédéric Rasera, Des footballeurs au travail. Au cœur d’un club professionnel, Agone, 2016, 312 pages, 20 euros.
Stéphane Beaud, Frédéric Rasera, Sociologie du football, Editions La découverte, 125 pages, 10 euros.