Fils de bonne famille, pilote de ligne, ingénieur agricole, Alan Schlenker est l’antithèse de l’image que l’on se fait d’un leader de tribune. Pendant près de six ans il a pourtant été à la tête des Borrachos del tablon, la barra brava de River Plate.
7 août 2007, aux alentours de 23 heures, Gonzalo Acro, accompagné de son ami Osvaldo Matera, sort de la salle de fitness dans le quartier de Villa Urquiza à Buenos Aires (Argentine) où il pratiquait la boxe quasiment tous les jours. À l’angle de la rue, les deux hommes sont violemment attaqués par 5 autres individus : les balles fusent, Acro en reçoit deux. Une dans la tête et une balle dans la jambe. Il succombera à ses blessures deux jours plus tard. Si ce fait divers occupe la couverture des journaux argentins de l’époque pendant plusieurs jours, c’est parce que Gonzalo Acro était un membre actif et bien placé dans la hiérarchie des Borrachos del tablon de River. Cependant cet assassinat met surtout en lumière le chef de la barra brava de l’un des plus grands clubs du monde, un certain Alan Schlenker.
La Bande du Yaourt, la plus respectée d’Amérique du Sud
Pour connaître l’histoire d’Alan au sein de la barra brava de River, il faut faire un bond d’une vingtaine d’années en arrière. Nous sommes au début des années 2000 et le virage du Monumental de Buenos Aires est sous le contrôle de Alejandro « zapatero » Flores. À la suite d’une bagarre épique avec les supporters du club de Nueva Chicago, d’une entente fragilisée avec les dirigeants du club mais surtout avec une couverture politique qui s’essoufflait, Flores dû renoncer à la tête des Borrachos del tablon au profit d’un groupe surnommé les patovicas (videurs de boite de nuit) ou également appelé la Bande du Yaourt. Ce groupe d’une cinquantaine de personnes est constitué de jeunes socios du Millonario pour la plupart aisés, d’étudiants qui passent leurs journées au fitness du club. Polis, propres sur eux et pleins aux as, les yaourts s’affichent dans les coins les plus huppés de Buenos Aires et aux bras des plus belles femmes de la capitale. De corpulences imposantes, ils connaissent le club comme leur poche et sont bien vus par la direction de l’époque et notamment de José Maria Aguilar, le président. Leurs meneurs ? Alan Schlenker et Adrian Rousseau. Comme des politiciens en campagne, le discours de la Bande du Yaourt était simple : out les pickpocket en tribunes – une plaie qui sévissait tous les week-ends au Monumental – et plus de logistique (cars, entrées…) pour les supporters lors des déplacements. De nombreux membres des yaourts étaient également employés du club, ce qui facilitait la communication avec la direction. Les Borrachos Del Tablon se sont rendus omniprésents dans les installations du club : piscine, restaurant, gymnase, boutique officielle…
Alan vivait dans le quartier chic de Belgrano, a étudié dans un collège anglais comme son frère William, également membre des yaourts. Fils d’une avocate et d’un pilote de ligne pour la compagnie Aerolineas argentinas (plus tard, il sera également diplômé en tant que pilote commercial), il obtient haut la main son diplôme d’ingénieur agricole. « Je ne sais pas pourquoi mes enfants sont devenus des barras. Ils ont toujours porté River dans leur cœur mais je leur ai dit plein de fois que tout ça ce n’était pas pour eux. Je voyais les bagarres à la télé et j’avais peur », déclarera plus tard le père des frères Schlenker au quotidien Olé.
Loin des clichés cocaïne, vin en carton et cumbia propre aux barras argentines, ces nouveaux Borrachos del tablon font l’unanimité au sein du club. Les supporters de River se sentent protégés lors des déplacements et les voleurs disparaissent des tribunes du Monumental. Cette « nouvelle » barra était différente des autres barras bravas argentine mais en n’était pas moins violente.
En 2003, sur un péage d’autoroute, un violent affrontement accompagné de coups de feu entre barras de River et de Newell’s feront deux morts et 13 blessés graves, tous de Rosario. En 2005, les Borrachos del tablon sont de nouveaux les acteurs de violents affrontements à Sao Paulo en Copa Libertadores avec la police brésilienne. Celle-ci, réputée intraitable, recule devant la violence des Argentins. Un supporter de River arborera même en plein match un casque de police volé. « Lorsque j’étais à la tête des Borrachos del tablon, tous les actes de violence de notre part n’étaient que de la défense. On n’a jamais cherché personne mais on s’est toujours défendu. Notre objectif était de protéger partout et tout le temps les supporters de River », justifiera Alan.
Un an plus tard, au Paraguay, les Borrachos Del Tablon sont de nouveau les protagonistes de sérieux incidents avec la police paraguayenne. Une dizaine de policiers sont pris à partie dans la tribune avec une fin qui aurait pu être beaucoup plus tragique.
Suite à ces nombreux incidents, Los Borrachos del tablon – et de par leurs liens étroits avec la direction du club, leur impunité – se retrouvent dans le viseur des organismes de sécurité argentins et latino-américains. Ils sont alors considérés comme la barra brava la plus violente d’Amérique latine.
Hebergé par Demichelis
En 2006, Los Borrachos Del Tablon s’autoproclament barra officielle de la sélection argentine. Alan réunit 44 autres membres de la hinchada pour supporter Riquelme et consorts. Le voyage est bien entendu aux frais de la princesse – entendez par là, leur propre club -. Marcelo Gallardo himself, alors joueur de River, aurait même payé 5 billets d’avion pour renouer avec les supporters les plus radicaux avec lesquels il entretenait une relation tumultueuse. Sur place en Allemagne, Martin Demichelis, joueur du Bayern, loge Alan et Adrian Rousseau. Le reste dormira dans un camping de Munich. Alan confie : « On connaissait Martin Demichelis parce qu’à son époque de River, il nous croisait tous les jours au fitness du club. Je mangeais des asados avec Gallardo ou Ramon Diaz mais c’était quand j’étais à la tête de la barra. Ce ne sont pas mes amis ».
Ce voyage en Allemagne marque le début de la fin de la fameuse Bande Du Yaourt à la tête des Borrachos Del Tablon. Le 11 février 2007, lors d’un asado dans les installations du club prévues à cet effet, une grosse bagarre éclate au sein même de la barra de River. Alan accuse Adrian, l’autre leader, de ne pas avoir réparti à part égale un butin de 70.000 pesos restant de la Coupe du monde ainsi que d’un procès gagné contre la FIFA lorsque les Borrachos se sont vu refuser l’accès au stade contre le Mexique. Le transfert d’Higuain au Real Madrid est également cité. La bagarre se transforme en fusillade devant les yeux médusés des autres socios du club venus profiter d’un après-midi ensoleillé autour d’un barbecue. Gonzalo Acro, trésorier de la barra, est pris pour cible. Cette bagarre provoque une division avec d’un côté le groupe d’Adrian et de l’autre le groupe d’Alan. C’est ce dernier groupe qui prend le contrôle de la tribune, Alan Schlenker devient alors le leader incontesté des Borrachos Del Tablon. Trois mois plus tard, une nouvelle « bataille » éclate entre les deux camps à la sortie du Monumental. Huit fidèles d’Adrian sont blessés par arme blanche, la guerre entre Alan Schlenker et Adrian Rousseau est totale. Le lendemain, la maison des parents d’Adrian sera criblée de balles. La direction du club est sur les nerfs, les murs du Monumental sont tagués de menaces telles que « le sang qui a coulé sera vengé ». Trois dirigeants du club, par crainte de représailles, démissionnent dans la foulée. Mais le pire est encore
à venir.
Quelques jours plus tard, Gonzalo Acro est donc assassiné par balles à la sortie d’une salle de fitness. Gonzalo était également un fils de bonne famille habitué aux collèges et lycées privés. Il vouait une passion à River et à la boxe. Les enquêteurs se tournent forcément sur les luttes internes au sein des Borrachos del Tablon et recherchent activement Alan Schlenker en fuite. Un mois plus tard, il décide de se rendre aux autorités. Le 8 septembre 2011, Schlenker est condamné à perpétuité, coupable d’être le cerveau du commando qui a tué Gonzalo Acro. Son frère et cinq autres membres du noyau des Schlenker sont également mis derrière les barreaux.
Il souhaite devenir président de River
Suite à l’emprisonnement du chef emblématique des Borrachos del tablon, c’est logiquement Adrian Rousseau qui prend les reines du virage du Monumental. Après quelques années au « pouvoir », Adrian laisse sa place à ses deux bras droits Martin Araujo et Caverna Godoy et se reconvertit en pilote de moto professionnel. Il devient même champion national en 2012. « Le passé c’est le passé. Je suis dans une phase de changement et j’ai pris mes distances avec River même si je serai supporter toute ma vie », déclare-t-il même le soir de son sacre en moto. Toutefois, les spécialistes du mouvement comme Gustavo Grabia ou Pablo Carrozza assurent que Rousseau n’a jamais vraiment quitté la barra de River.
Alan, lui, se se retrouve toujours aux prises avec la justice. En 2015, il est également condamné à 12 ans de prison pour le meurtre d’un dealer dans un bidonville de Buenos Aires. Dénoncé par le propre père de Gonzalo Acro qui aurait entendu son fils lui dire qu’Alan avait un mort sur le dos, l’enquête qui date de 2001 est ré-ouverte. Schlenker, d’après la justice, a tué par balles « el gordo popo », un influent dealer de Villa Borges à la suite d’un différent avec son frère William qui se serait fait arnaquer par ce même dealer lors d’une transaction. Adrian témoignera contre Alan lors du procès. D’après l’avocat de l’aîné des Schlenker, « ce sont les mêmes personnes qui accusent [son] client dans l’affaire Acro et dans les faits de Villa Borges ».
Alan croupit dans la prison de Rawson au sud de l’Argentine. « Ici, c’est un camp de concentration, l’une des pires prisons d’Argentine, tu as 5 morts par an dans cette prison ! Les propres matons te vendent de la drogue. La seule chose qui me sauve, c’est la lecture, je ne choppe même pas la radio pour m’informer. J’étais avant dans la prison d’Azul où j’étudiais le droit. Ici, je ne peux pas étudier. Je suis à 1500 km de mon fils. » Le chef déchu clame toujours son innocence sur le cas Acro : « Je suis en prison alors qu’il n’y a pas de preuve sur ma culpabilité dans le cas de Gonzalo. Ils ont violé mes droits. Je suis en prison car je me suis confronté à la mafia de River avec en tête de file les dirigeants. J’ai été le seul à les dénoncer au tribunal et c’est pour cela qu’ils m’ont mis de côté. Je suis le bouc-émissaire. »
Alan réalise également un documentaire sur les Borrachos Del Tablon pour raconter son histoire et pour mettre à nue la direction de River et leur relation avec les barras. À la question : « Où seras-tu dans 10 ans ? », il répond : « Dans 10 ans, je serai dehors. Je n’irai plus au Monumental en virage, toutefois, j’ai l’ambition de devenir président du club. Les gens à River savent comment je procède et comment je travaille, ils savent que je suis une personne sérieuse qui a étudié et travaillé toute sa vie. »
Récemment, il a fait appel auprès de la cour suprême de la nation. Du côté des Borrachos Del Tablon, depuis les incidents lors de la finale de Libertadores contre Boca Juniors, la barra brava de River est moins visible. Et pour cause : les luttes internes ont repris de plus belle depuis un an…