Il y a quatre ans, Pepe Bordalás et ses hommes reprenaient un Getafe à l’agonie, proche d’une relégation en troisième division. En avril dernier, La Grinta faisait le portrait des Azulones de Pepe Bordalás lorsqu’à sept journées du terme de la Liga, le club madrilène était aux portes de l’Europe. Et cette saison, avec en supplément un parcours soigné en Europa League (qualifié pour les seizièmes face à l’Ajax), Getafe pointe à la troisième place à sept points du Barça avant un déplacement en Catalogne pour affronter sans peur l’équipe naissante de Quique Setién.
Depuis sa création il y a 37 ans, Getafe n’a pas connu de meilleure saison après 23 journées : le club n’avait jamais été 3ème à ce stade du championnat, ni récolté autant de points (42). Une année impressionnante pour les Madrilènes qui se souvennaient encore avec nostalgie de la saison 2006-2007 avec l’Allemand Bernd Schuster et de la première finale de Coupe du Roi (perdue contre Séville) après avoir renversé une demi-finale jugée perdue d’avance contre le Barça (5-2 au Camp Nou et le fameux but maradonesque de Messi, puis 4-0 au Coliseum). Jusqu’à ce que Bordalás arrive à l’été 2016. ‘L’entraîneur idéal pour ce qu’on voulait construire’, selon Toni Munoz le directeur sportif de Getafe entre 2008 et 2017.
Un mandat présidentiel américain plus tard, le jeu à la Bordalás a été vendu partout dans le monde comme une sauce au goût corsé voire aigre, sans que sa recette ne soit toujours respectée. Confondue parfois par des raccourcis avec la Cholesque de Diego Simeone, même si elles ont en commun quelques arômes. Une recette faite de deux avant-centres revanchards sur le terrain avec Jaime Mata et Jorge Molina, soutenus par un troisième sur le banc (Ángel Rodríguez). De deux joueurs insensibles au milieu : Arambarri et Maksimović, de deux joueurs hybrides de chaque côté avec Cucurella/Olivera à gauche et Nyom/Suárez à droite, de deux titans en défense : Etxeita et Djené, d’un bon gardien derrière comme David Soria.
Et le 4-4-2, dans tout ça ? Un couvert rigide et réutilisable en toute condition, y compris aux côtés des assiettes en faïence du Bernabeu et malgré les vents turbulents du stade de Butarque. Enfin, d’une idée : « J’aime être dans le camp adverse et me procurer des occasions, mais à quoi ça sert de faire 30 passes dans ton camp sans parvenir à avancer ? Je suis fan de Cruyff et de son Barça mais souvent Koeman jouait long. On a confondu une grande possession avec le bon football » ou « Ma façon de jouer est liée à la structure des armées romaines. Elles montraient qu’en étant liées et en avançant ensemble dans la même direction, on était plus fort. À moins d’avoir un alien comme Messi à Barcelone, une équipe doit ramer dans la même direction sinon c’est difficile. Le groupe doit être uni, c’est l’une des vertus permettant d’avoir les meilleurs résultats » qui rappelle les mots de Sven-Göran Eriksson, légionnaire romain de 1984 à 1987 et 1997 à 2001, au sujet du jeu pratiqué par sa Lazio : « Plus on a de possession, plus on donne du temps à l’adversaire pour se mettre à l’aise ». Une vision partagée par le disciple de ce dernier, Simeone : « Les matchs ne sont pas remportés par ceux qui ont le plus le ballon, mais par ceux qui sont le plus convaincu par ce qu’ils font. »
Mais d’où vient ce jeu, alors ? De certaines idées, évidemment, mais avant tout des joueurs qui les font vivre. Comme toujours. La preuve ? Les débuts poussifs de l’exercice 2019-2020. En un peu plus d’un mois et demi de mi-août à début octobre, la série de huit matches sans garder sa cage inviolée balisée par la défaite 0-2 contre le Barça et les 12 buts encaissés soulevaient des interrogations sur l’organisation de l’équipe. Et favorisaient chez certains observateurs, le sentiment de récession dans la foulée d’une saison 2018-2019 époustouflante, négligeant la charge de rebâtir et (re)hiérarchiser la cohésion d’un effectif à son plan après plusieurs nouvelles recrues de l’été. Depuis, c’est 8 buts encaissés en 15 matchs dont 3 contre le Real Madrid début janvier, aucun but encaissé lors des quatre derniers matchs (3-0 contre Valence, 0-2 contre l’Athletic Bilbao, 1-0 contre le Betis, 3-0 contre Leganés). Et un bond de la douzième à la troisième place. Une surprise ? Pas tant que ça.
Ce grand saut n’est pas caractérisé par un style de jeu révolutionnaire, mais précis, clair et appliqué à merveille. En clair, quand il entre sur le terrain, le Getafe de Bordalás présente une logique et rationalité évidente, ce qui n’a pas toujours été le cas chez les clubs de Liga ces dernières années. De surcroît même, il est courageux : si ces joueurs prennent le minimum de risque avec ballon, ils n’hésitent jamais à se placer très haut (Getafe a la ligne défensive la plus haute de Liga et fait signaler le plus de hors-jeu) puis défier leurs adversaires en un contre un, sans ballon. À l’inverse de l’Alavés d’Abelardo (aujourd’hui à l’Espanyol) de 2017- 2019 qui présentait un football de résistance en « attente active », le Getafe de Bordalás, protagoniste, met en œuvre un football de résistance audacieux.
Le jeu à la Bordalás, c’est des types qui courent dans tous les sens les uns pour les autres, mais sans la possession. En moyenne, Getafe interrompt 90,2% des attaques rivales par partie (première en Liga), avec le risque inhérent d’être l’équipe qui commet le plus de fautes du championnat (19 en moyenne par match). Le symbole se trouve d’ailleurs dans au cœur du jeu : ni Cesc, ni Xavi pour organiser. Mais deux milieux (Maksimović plus brillant qu’Arrambari avec le ballon) autour desquels tout n’est que vertige et jeu vers l’avant. Si Getafe donne parfois l’impression que le ballon brûle, la vitesse de son jeu vers l’avant a pour intention de placer un maximum de joueurs derrière le ballon, loin de son but et proche de celui de l’adversaire. Ensuite, avec son pressing très haut et sa puissance pour récupérer les seconds ballons, l’équipe de Bordalás met l’adversaire à ses pieds. Ce qui explique que Getafe est la quatrième équipe de Liga à le moins tirer au but adverse mais la cinquième en termes de buts inscrits (35 buts, derrière le Barça à 55, le Real à 44, Villarreal à 40 et la Real à 39). Et si sa première ligne de pression est brisée ? Tout le monde va vers l’avant, toujours, en souscrivant au risque de laisser sa dernière ligne en égalité ou infériorité numérique : « Oui. Parce que si vous laissez des espaces loin de votre but, l’adversaire finit par s’en sortir. Tu te retrouves à te replier et défendre bas près de ton but, et c’est quelque chose que je n’ai jamais aimé. Même si vous êtes une équipe rapide, cela ne compense pas le déséquilibre. Les joueurs y croit (pression haute) parce qu’ils ont réalisé qu’ils sont plus à l’aise de cette façon » développait Bordalás dans la semaine à El País.
Et si le projet tactique du technicien espagnol ne semble pas rencontrer de parade, c’est aussi la manière d’exécuter qui marque les esprits, mélangeant cynisme avec un gala de fautes tactiques adroites et romantisme avec du dépassement de soi et de la résistance. Car un jeu qui valse entre une prise de risque terrible et une simplicité affolante est naturellement envoûtant. Seulement, à partir de quoi le style d’une équipe se démontre-t-il ? Les buts ou par ce qui les entoure ? À Getafe, le style ne fait ni détour ni crochet mais est très direct et rapide et s’emprunte d’une équipe méthodique dotée d’une intelligence tactique remarquable. Mais authentique. Si l’équipe de José Bordalás met le paquet sur les coups de pied arrêtés (7 buts sur corner, les plus efficaces en Liga), est celle qui réalise le moins de passes tout en ayant le pourcentage de passes longues le plus élevé (27%), elle ne doit pas sa place sur le podium qu’à la force de son bloc. C’est plus que tout à la force du jeu et de ses idées courageuses. D’ailleurs, Getafe est l’équipe qui possède le pourcentage le plus élevé de passes en camp adverse, à savoir 72,4%. Alors que la philosophie intrépide de José Bordalás a été décisive pour remettre El Geta sur de bons rails, de l’autre côté des Pyrénées, une guerre des idées continue d’agiter le football et une certaine frange du pays évoque de l’« antifútbol ». Tiens bon, José.