Il y a douze ans, Óscar Tabárez retrouvait une sélection uruguayenne dans le gouffre et lançait un processus colossal, devenu l’une des plus belles lignes de l’histoire de la Celeste. En Russie, elle a été éliminée en quarts de finale contre la France mais elle aura une nouvelle fois donné la leçon. Entre jeu et mémoire, classe et âme.
Sagesse
Au moment où l’hymne uruguayen s’est mis à retentir dans les tribunes de la Rostov Arena le mercredi 20 juin 2018, pour le second match du Mondial russe, une voix assourdissante hurle l’envie d’un pays à la passion saillante de conquérir à nouveau le monde, à travers le ballon. Emportés par les notes de ce cri a cappella « Orientales, la Patria o la tumba », Luis Suárez s’envolera quelques minutes plus tard dans les airs, le poing vers le ciel après avoir ouvert le score. La veille, une voix plus mûre, plus sage, louait sa patrie et transportait de manière émotionnelle tout un pays. Musique Maestro : « Lors des années suivant l’introduction du football en Amérique du Sud par les Anglais, (…) on était une grande puissance du football. On a remporté deux fois les Jeux olympiques, quand il n’y avait pas encore la Coupe du monde, puis la première Coupe du monde. Mais on a perdu ce fil conducteur qui unissait chaque génération, et ce, pour différentes raisons. Et durant les trois ou quatre années sabbatiques que j’ai connues dans ma carrière, j’ai beaucoup réfléchi aux causes du déclin de l’Uruguay, et à la façon dont on pouvait à nouveau intégrer le pays dans le football moderne, malgré ses caractéristiques démographiques et un nombre de licenciés beaucoup plus faible par rapport aux autres puissances. Et, modestement, je crois que ces dernières années, on a réussi. L’Uruguay est un pays où le football fait partie de la culture nationale. Il n’y en a pas tant que ça. L’Argentine, le Brésil, l’Angleterre, peut-être quelques autres comme l’Allemagne ou l’Espagne, mais ça ne remonte pas aux années 20, comme chez nous. Donc quand j’ai vu ces enfants, je me suis rappelé que le football était une religion dans mon pays. Elle est là, la connexion entre générations. Ces enfants ont couru partout, ils ont célébré et j’ai pensé qu’ils n’oublieraient jamais ce match. Ils en parleront à leurs enfants et petits-enfants (…) je veux exprimer publiquement cette fierté qui est celle de l’Uruguay pour le football. »
Sueur
Des mains d’Óscar Tabárez, la Celeste vit une réhabilitation profonde sur le devant de la scène mondiale, des catégories de jeunes aux professionnels depuis douze ans. Et depuis quelques mois le projet tactique de l’Uruguay évolue de manière à placer le jeu comme le moteur de son football. En excédent de milieux techniques (Vecino, De Arrascaeta, Rodrigo Bentancur, Nahitan Nandez et Lucas Torreira), elle se montre à l’aise avec un football de possession. Durant la phase de qualification pour la Russie, elle termine second derrière le Brésil. Mais si l’idée de jeu et les principes peuvent varier, la responsabilité non. Peu de temps avant la première rencontre du Mondial face à l’Egypte, Godin se livrait dans le Guardian : « Vous naissez en Uruguay et on vous parle de football : la première Coupe du monde, le Maracanã, les grands joueurs, gagner, gagner et gagner. Ça génère une culture de la compétitivité, un désir de jouer, un besoin. On ne peut pas tourner le dos à son ADN collectif. Nous avons toujours été bons défensivement, mais je pense que l’on s’est amélioré dans le jeu : on garde mieux la balle, des jeunes joueurs sont arrivés et nous ont donné cette caractéristique. Mais l’Uruguay n’a pas perdu cet engagement, ce combat, le sacrifice et la solidarité, la détermination de surpasser l’adversité’. Pendant la rencontre contre l’Egypte, au-dessus de ses os, il a porté sa seconde peau, celle de la sueur. Quatre tacles, cinq interceptions et neuf récupérations. Onze duels remportés sur quinze disputés, le record du match. Et au-dessus de ces trapèzes, il a porté son équipe. Il s’est mué en milieu box to box en transperçant les lignes adverses balle au pied. Il a paralysé tous les attaquants égyptiens. Et il a entraîné Giménez, fébrile derrière, Caceres, en difficulté sur son pied droit, Vecino, incapable de lier le bloc collectif dans son élan. Au cours des dernières secondes du match, son élève José Maria Giménez se dépasse, s’élève plus haut que tout le monde et délivre son pays d’un agressif coup de tête sur un énième coup de pied arrêté. Courez les enfants.
Dans ce Mondial où le nombre de sélections qui densifient l’axe et renoncent à la balle se fait élever, il est compliqué pour les créateurs d’agir dans les blocs regroupés des adversaires, obligés donc de se placer sur orbite derrière la ligne des milieux adverses, en son propre camp. Difficile pour De Arrascaeta et la Celeste d’être romantiques par le jeu. Comme d’autres nations, l’Uruguay souffre surtout quand elle doit prendre le ballon et créer le jeu. Comment réagit un animal dans un contexte qu’il le surprend ? Soit il invente au risque de se rater complètement et d’en mourir furieusement. Soit il met en place une stratégie de survie et se base sur ses forces, avec les dangers inhérents au bloc bas. Pour tenter de résoudre l’équation, Óscar Tabárez évince son jeune n°10 du jeu et place deux cartes stratégiques. La douce patte gauche de Diego Laxalt, chargé d’alimenter depuis l’aile, les deux avants-centres. Et le jeune Lucas Torreira, superbe relanceur tenu de couvrir l’espace du milieu et d’affronter de près le porteur de balle. Sous cette idée, elle frappe fort (3 matchs sans encaisser de buts, record de la compétition) et fait chuter le champion d’Europe en huitièmes (2-1). Les faits et la manière : les dépassements de soi d’un Luis Suárez serré dans sa tunique d’été, les duels gagnés de Godin, le tacle de la tête de Nahitan Nández, les fautes tactiques de Giménez, et le travail de Cavani. Cynique et romantique : l’Uruguay au corps. « Les années ont passé, et j’ai fini par assumer mon identité : je ne suis rien d’autre qu’un mendiant du beau football. Je parcours le monde et dans les stades, je supplie : ‘Une belle action, pour l’amour de Dieu’. Et quand le beau football se produit, je remercie le miracle, peu importe le pays ou le club qui me l’offre », écrivait Eduardo Galeano. Pas sûr que l’auteur uruguayen, auteur de Football, ombre et lumière, aurait apprécié un tel spectacle.
Saltophilie
Mais le long du confluent de l’Oka et la Volga, après une série de sept victoires consécutives, l’Uruguay a fini par céder contre une France solide et sereine, forte de cynisme elle aussi : en 4-4-2 losange, la Celeste pose le jeu, ce qui nourrit les phases de transition des Bleus. But sur coup de pied arrêté et gestion d’un faux rythme, les hommes de Tabárez ont reçu la leçon qu’ils donnent habituellement. Orphelin de Cavani, les rayons de soleil de son pays se cachent derrière un épais nuage gris et les deux éclairs de Varane d’une part, puis de Griezmann seront synonymes d’exclusion. Seulement, ce n’est pas la première fois que l’Uruguay fait face à cette équation dans son histoire récente. En 2010, après son arrêt de la main contre le Ghana, Luis Suárez est suspendu pour la demi-finale et son Uruguay sombre face aux Pays-Bas de Robben et Sneijder. En 2014, après sa morsure – et expulsion – sur l’épaule de Chiellini, la Celeste tombe à la sortie de la phase de groupe contre la Colombie d’un James Rodríguez étincelant. En 2015, elle est éliminée en quart de finale de la Copa América face au Chili, futur champion et Suárez, toujours suspendu pour avoir mordu Chiellini, manque la compétition. En 2016, nouvelle absence d’El Pistolero, convalescent après une blessure à la cuisse droite et un nouvel échec, en poule cette fois. Saltophilie.
Cavani sert Suárez de l’autre côté du camp. Face à Ricardo Pereira, il patiente, se met sur son pied droit, lève la tête une fois et remet sur l’attaquant parisien au second poteau, qui trompe Rui Patricio d’une tête en lucarne. Puis quasi une heure plus tard, à la suite d’une perte de balle de Pepe au cœur du jeu, Rodrigo Bentancur assiste Cavani d’une subtile passe que Suárez laisse passer avant que le n°21 fusille instinctivement le portier portugais. Face à l’Arabie Saoudite, l’Egypte, la Russie et le Portugal, le duo de Saltoa a démontré une fascinante harmonie de combinaisons. Mais contre la France, sevrée de son point d’appui offensif, qu’elle trouvait quasiment partout sur le terrain depuis le début du jeu, elle regardait ses transitions gelées, au point d’être inefficace. Car la Celeste est amoureuse de son Interior et vit de la relation de ses couples. Celui de Diego Godín et J.M Giménez, défendant leur zone comme une terre sacrée. Et celui de Salto, celui de Suárez et Cavani, répétant inlassablement pendant 90 minutes, la conquête du camp adverse. Assis sur le banc ou tenu par une béquille, Montevideo décide. Au cœur du jeu, l’Interior se bat pour gagner chaque ballon avec le devoir d’y laisser un enseignement, une histoire. Une histoire qui se lisait dans les mots d’Oscar Tabárez après l’élimination face à la France : « Ce rêve est fini, d’autres viendront ».