Fidèle vice-capitaine du Capitán Raúl, sculpteur du 5.000e but de l’histoire du Real Madrid en Liga et du 500e en Ligue des Champions, Guti a incontestablement marqué le football du XXIe siècle sans disputer la moindre compétition internationale avec la Roja, ni la moindre finale de Ligue des Champions. C’est à Madrid puis à Istanbul qu’il balisa sa carrière et marqua la vie des admirateurs et de ceux qui l’entourent, gravant sa grâce dans leurs esprits. Tacón de Dios. Talon de Dieu. Heel of God. Depuis vingt-trois ans, le génie de Guti est inscrit au patrimoine du football espagnol. L’œuvre d’un artiste qui n’obéit à aucune règle. Un homme qui a imprégné les pensées et touché les cœurs de tout un public. Leyenda.
Lorsqu’il effectue ces premières foulées, trace ces premières lignes, alors que le XXe siècle touche à sa fin, José María Gutiérrez Hernández ne sait pas encore qu’il donnera corps à une composition artistique exceptionnelle. 542 matchs joués pour le Real Madrid plus tard, trois Ligues des Champions, cinq Ligas ont magnifié le tableau : son pied gauche, sa teinture blonde, sa personnalité, son inspiration unique, son univers sensible, son numéro 14… Guti. Mais il manque une touche à l’œuvre. Le génie de l’esthète fascinant n’a pas été immortalisé dans la mémoire de son pays.
Cheveux longs comme l’élégant Fernando Redondo, cheveux blonds et bandeau blanc comme l’adolescent Sergio Ramos… si le physique de Guti rappelle celui de ses coéquipiers sous la tunique merengue, tout le reste lui est singulier. La dégaine, l’allure, le jeu et le style. Et une dynamique de carrière qui le caractérise : imprévisible mais sublime.
Des créations éclatantes
La scène se passe un dimanche soir à Madrid. Alors que les dieux du ciel avaient décidé que la pluie s’abattrait sur la capitale espagnole, au sol, en son antre au Santiago-Bernabéu, le divin Catorce avait prévu qu’elle ne gâcherait pas la fête. Et il a gagné. Dos au but, alors qu’il semble destiné à relancer vers l’arrière, Guti régale le public d’un Taconazo. Du talon, le n°14 aux cheveux mi-longs envoie une passe qui surprend quatre défenseurs du Séville FC, et sert Zidane. Seul près du point de penalty, le n°5 au crâne rasé n’a plus qu’à crucifier le gardien. Frappe du pied droit en lucarne. Gol. Après l’euphorie du but, à son retour au monde réel, le divin chauve trottine et célèbre. Marqué d’un large sourire sur son visage, il dirige son regard vers son coéquipier avec fascination. Une passe du talon marquait l’histoire. Zidane le sait. Il est à la conclusion d’une nouvelle inspiration brillante de Guti. L’une des plus belles passes décisives jamais réalisées. Stupéfiante et délicieuse.
Repetición plus de quatre ans après. La scène se passe cette fois-ci un samedi soir à La Corogne. Une nouvelle fois, le divin Catorce éclaire le monde du foot sous une météo pluvieuse. Au Riazor, le Real mène déjà 1-0 et engage une contre-attaque express venue de l’aile gauche. Servi par Kakà, alors qu’il est seul face au gardien, il passe en retrait. Taconazo. Le récepteur, lui aussi au crâne rasé mais portant cette fois le numéro 11, est étonné mais n’a plus qu’à placer la balle au fond du but. Frappe du pied droit au sol. Gol. Après l’euphorie but, à son retour au monde réel, Karim Benzema court et célèbre. Le visage marqué d’un large sourire qui ne se dissipe pas, il dirige son regard vers son coéquipier avec fascination. Une passe du talon marquait l’histoire. Benzema le sait. Il est à la conclusion d’une nouvelle inspiration brillante de Guti. L’une des plus belles passes décisives jamais réalisées. Surprenante et symbolique.
Durant une décennie et demie, Guti a peigné le jeu du Real Madrid. En passes courtes du talon, piquetes, subtils petits ponts, passes verticales pour des générations du gotha footballistique mondial. De Morientes à Benzema, de Raúl à Robben, de Zidane à Higuaín, de Figo à van Nistelrooy, de Ronaldo le 9 à Ronaldo le 7. Un toque à Bilbao en 2007, un récital face à Villarreal en 2000, 45 minutes mémorables à Séville en 2010… Guti a gravé une infinité de moments dans l’histoire. « Il y a des fois où dans le football, nous trouvons ces moments qui nous donnent de l’émotion, qui nous font lever de nos sièges, qui font que ce sport en vaut la peine. Des moments qui sont à la portée de seulement très peu de footballeurs. Guti est l’un de ceux-là. Un geste digne d’un magicien », affirme le présentateur du journal télévisé de la Cuatro le soir du match à La Corogne. « El Tacón de Dios », titrait Marca en Une le lendemain. Un magicien dont la faculté est de briller. Qu’il soit en terre hostile ou chez lui, dos ou face à la consécration, Guti inventait des gestes, créait des instants uniques, des histoires pour la noblesse du jeu. Si le football est beau grâce à la créativité, l’imagination et l’incertitude, alors Guti, de par sa capacité à inventer des gestes, à faire vivre des grands instants, était l’un des grands, capable d’engendrer des émotions uniques.
Entre star et génie
L’œuvre d’une vie, l’œuvre d’un homme. Mais comme pour beaucoup d’artistes avant lui, le tableau est partagé entre deux ambiances. Lumineuse d’un côté, pour son pied gauche, ses passes, sa vista. Ténébreuse de l’autre pour sa nonchalance, son comportement rebelle. La folie pour Van Gogh, l’idéologie pour Céline… pour Guti, c’est la dilettante qui vient assombrir l’ouvrage.
Si tout au long de sa carrière, Guti n’a pas été unanimement reconnu par le monde du football, c’est pour sa personnalité. Comme l’écrit Edgar Morin : « Les adorateurs exigent de la star simultanément la simplicité et la magnificence ». Et Guti était l’expression la plus naturelle de la beauté du football, une beauté momentanée, qui provoque des sensations. Avec son pied gauche, il était obsédé par la création au détriment du reste et était à lui-seul une bonne raison d’aller au stade. Le legs de Guti à l’histoire du football, c’est sa fameuse passe qui traverse les deux dernières lignes, « la passe à la Guti ». La magnificence de l’homme vient aussi du fait qu’il sortait de la cantera, le centre de formation du Real, et est parvenu à rester à la Casa Blanca malgré l’arrivée des Galácticos achetés à coups de millions. Parce que les sentiments ne s’achètent pas. En 2000/2001, à la demande de Vicente Del Bosque et en l’absence de Morientes, ce milieu de formation évoluera en attaque et finira la saison avec 18 buts au compteur. En 2002, il retrouve son poste de prédilection alors que Ronaldo signe au Real après avoir remporté la Coupe du Monde avec le Brésil. « Toutes les portes se ferment sur moi. Je m’améliorais comme milieu de terrain et Zidane est arrivé. Je m’améliorais comme attaquant et Ronaldo est arrivé. Je suis maintenant dans l’équipe nationale au milieu de terrain et Beckham vient », déclarait-il en 2003. Après vingt-cinq années chez lui, Guti, madridista pure souche, est le symbole de la continuité dans l’ère mouvante de Ramón Calderón (président du Real de 2006 à 2009).
Mais si Guti est rapidement devenu une idole des exigeants supporters blancos, à l’échelle internationale, son authenticité lui aura valu un malentendu avec le public. « Tu veux que j’aille sortir et danser à cinquante piges, avec mes enfants, c’est ça ? », « Je suis jeune, j’ai envie de faire la fête avec mes amis jusqu’à 6 heures. Maintenant, pas à 40 ans » , disait-il, avec son look excentrique et son train de vie de rock-star. Ses séances de dragues devant les caméras, et son caractère rebelle lui donneront l’image d’un talent manquant de motivation et de professionnalisme. Alors qu’il était parti pour succéder à Fernando Redondo, sa virtuosité fascina mais sa singularité divisa. La « simplicité », au sens d’être soi-même, était frappante. Mais pas celle au sens premier, d’une personnalité facile à comprendre. L’œuvre de Guti, authentique au possible, géniale, a pris forme à un moment où le monde du football commençait à avoir du mal avec ce qui ne rentrait pas dans un cadre bien lisse. Telle est l’équation Guti. L’accepter sans prétendre la résoudre permet de sortir de l’impasse d’un vieux débat moralisant. Sa personnalité conflictuelle et son sens esthétique auront nourri une carrière exceptionnelle. Marquée de son génie et de moments d’éclats audacieux. Qu’on le veuille ou non, Guti est l’un des plus grands joueurs des années 2000. Sincère et génial. Un numéro. 14. Une œuvre.