« La liberté d’expression constitue l’un des fondements essentiels d’une société démocratique, l’une des conditions primordiales de son progrès et de l’épanouissement de chacun », selon la Cour européenne des droits de l’homme. Largement admis, le concept de liberté d’expression est entré dans les mœurs. Pourtant, il est un endroit où, malgré les cris, les chants, un mégaphone ne suffit pas à porter la voix de ceux qui s’égosillent. Y-aurait-il un endroit où les droits de l’homme ne s’appliquent plus ? La liberté d’expression serait-elle subjective ? Impossible à croire. Pourtant il existe un endroit où il est bon de voir le supporter avant le citoyen, où il est bon de voir d’y voir un excité un peu alcoolisé, un peu trop volubile, plutôt que celui qui relâche la pression le temps d’une heure et demie. Ce lieu, c’est le stade.
Les banderoles : la partie émergée de l’iceberg
Les groupes de supporters organisés ont souvent été assimilés à des militants du football. Des valeurs de liberté, d’indépendance sont défendues corps et âmes par les plus fervents en tribune. Face à des instances jouant trop souvent la sourde oreille, ces groupes mettent à profit les matchs pour faire passer leurs messages. Les banderoles en sont le moyen le plus courant mais la surmédiatisation du sport s’est accompagnée d’une répression croissante. Il s’agit pour les autorités, les diffuseurs, d’éviter au spectacle d’être altéré par une banderole « malvenue ». C’est entre autres pour cette raison que parfois, souvent en parcage, des bâches sont retirées car « on risque de les voir à la TV », dixit la SIR. L’interventionnisme des autorités, et parfois même des clubs, dans la « validation » des banderoles pose problème. En France les messages contestataires se raréfient bien que des groupes comme ceux de Saint-Etienne, Bastia, Marseille, Lyon ne lâchent pas l’affaire, au grand dam des autorités et des clubs. Récemment Lyon a fait les gros titres. Suite aux résultats décevants, le Virage Sud a déployé une banderole soulignant la médiocrité de leur équipe. Une banderole que les stadiers ont tenté, sans succès, d’enlever.
Parfois il est bon de rappeler des banalités pour pouvoir prendre la mesure de l’absurdité du système : les supporters paient leurs places, abonnements, achètent maillots et autres goodies, et pour les plus fervents dépensent beaucoup d’argent (et de temps) pour soutenir leur équipe partout et animer les tribunes. Et les clubs demanderaient à ceux-ci de se taire ? De se comporter de manière passive face à une identité de club qui se disloque ? Alors certes, la contestation pourrait passer par d’autres formes comme le fait de devenir actionnaire de son club, le phénomène des socios ayant plus de visibilité, mais malheureusement il faut se rendre à l’évidence : son impact est limité. Les groupes tentent aussi d’influer et de dénoncer les évolutions du football business. Dans ce rôle les groupes de Saint-Etienne se portent en figure de proue d’un mouvement populaire qui se veut citoyen avant d’être ultras. En effet, il s’agit pour les groupes de se faire entendre et de faire respecter leurs droits: là encore une banalité. La France de Charlie oui, mais pas pour tout le monde. Cette intransigeance des instances est à son paroxysme quand il s’agit du club de la capitale. Les matchs face aux PSG, de l’ère QSI, sont désormais le théâtre de contestation très vives de la part des groupes militant pour un football populaire. Le club de Saint-Etienne s’est d’ailleurs vu sanctionner d’une amende de 25.000 euros pour les agissements de ses supporters. Dans un autre style, la célèbre banderole des 1905 de Bastia a fait beaucoup parler : dénonçant l’accointance du Qatar et de certaines mouvances… Malaise chez BeIN Sport et à la Ligue… 35.000 euros d’amende pour le club corse. Allez, hop.
Artisanales, équivoques, souvent « chocs », drôles, injurieuses parfois, les banderoles sont au plus profond de la culture tribune : elles sont brutes et sincères. Trop souvent prises au pied de la lettre, il serait bon pour les autorités d’avoir le même flegme avec les supporters qu’avec de classiques citoyens. Du côté de nos amis belges, les Ultras Inferno du Standard avaient fait le tour de la planète football lorsque, lors du derby contre Anderlecht, ils ont mis en scène l’exécution de Steven Defour traître à leurs yeux d’être parti chez le grand rival. Certes, la forme peut appeler des critiques mais là encore, ce tifo n’est-il pas la forme la plus pure, brute, sans fioriture ni paillette de ce que doit signifier jouer un derby ? Le football c’est une histoire de clochers, et d’honnêteté.
Bientôt interdiction de chanter ?
Critiqués pour leurs banderoles, les supporters le sont aussi pour leurs chants. Récemment les fans anglais ont été la cible de l’opinion. En cause ? Des chants jugés limites : ceux de Manchester United et de Chelsea. Les Anglais ne sont pas connus pour leur finesse il est vrai, mais pour leur humour et leurs envolées lyriques. Le chant entonné cette saison à la gloire de l’avant-centre mancunien Romelu Lukaku a créé la polémique outre-Manche. Jugé raciste même par une partie de l’opinion et des associations contre la discrimination. Les supporters concernés sont la cible d’une opération conjointe entre le club et la police… Si des chants peuvent être sujets à discussion, celui de Manchester, bien que jouant sur les stéréotypes, s’inscrit dans la mentalité anglaise et cette culture du folklore qui nous fait aimer le stade, lieu de créativité n’en déplaise à certains.
À Londres, ce sont les supporters des blues de Chelsea qui sont visés pour un chant, qualifié d’antisémite par Kick it Out, la même association dénonçant le chant sur Lukaku. La référence à peine dissimulée à leurs rivaux de Tottenham, historiquement supporté par une minorité juive, a choqué… Il est d’ailleurs étonnant de voir les moralisateurs de sortie, pointant du doigt les Anglais pour un chant louant les attributs de Lukaku quand les mêmes moralisateurs adoubaient nos amis british durant l’Euro 2016, bien qu’entonnant des chants plus « limites » (10 German Bombers) : la forme plutôt que le fond cette fois donc… Interdire les banderoles, les bâches, les tifos, les fumigènes… Oui, c’est possible. Empêcher les supporters de chanter ? Ce doux rêve des autorités se heurtera malheureusement à un adversaire de poids : l’engouement populaire. À l’image des supporters de Manchester United le supporter est têtu et chantera toujours « We are Manchester. We sing what we want !»
Ultras solidaires
Inaudibles, caricaturés, méprisés, raillés, les supporters sont beaucoup trop seuls. Pourtant, tels d’irréductibles gaulois, des organisations se mettent en place pour faire en sorte que les supporters soient, déjà, reconnus en tant que citoyens et disposent des mêmes droits, de la même liberté d’expression. En France le combat des ultras du PSG a créé un engouement autour de la défense de ces droits. L’association de défense et d’assistance juridique des supporters parisiens (ADAJIS) a pesé dans le retour des ultras au Parc des princes ou dans le combat d’indépendants parisiens en proie à des fichages abusifs. Dorénavant cette association représente un combat plus global : contre des mesures abusives visant à faire taire les supporters. L’Association Nationale des Supporters (ANS) appelle quant à elle à lutter à fédérer les ultras de France. Alors certes tous les groupes n’adhèrent pas et ne se reconnaissent pas dans ces associations : l’ultra par définition se veut indépendant, auto-suffisant. Néanmoins cela démontre que le combat pour la liberté d’expression dans les stades trouve un écho et peut être amené à peser dans le débat politique et sociétal.
À la genèse : le stade trop représentatif de la société ?
Le problème de la liberté d’expression dans un stade ne relève-t-il pas d’un mal encore plus profond ? Souvent le stade et ses animaux de supporters sont de parfaits cobayes pour les études sociologiques, et pour cause : aucun autre sport, aucun autre lieu qu’un stade de football ne représente aussi bien la société. Toutes les couches sociales y sont représentées : le stade se révèle être le théâtre de ce qu’il peut se faire de mieux, ou de pire, dans notre société. À la manière de l’agora durant la Grèce antique le stade se fait écho d’un engouement populaire puissant, trop puissant ? Le stade, c’est l’agora moderne. Peut-être est-ce là le point le plus décisif dans la compréhension du traitement des supporters : celui d’un lieu peut-être trop représentatif de la société dont on souhaiterait faire taire les plus engagés. Le débat mérite d’exister. Le football c’est un jeu mais surtout un enjeu : une échappatoire pour certains à la recherche d’un moment de joie aussi fugace, éphémère que la haine, la rage, la colère, la tristesse. S’il est insupportable d’utiliser le football comme enjeu politique, comme outil de récupération il est impératif de reconnaître le stade comme un espace de vie purement démocratique au sens propre du terme. « Ce que je sais de la morale, c’est au football que je le dois… », Albert Camus ne se doutait certainement pas de la modernité de sa citation. « Ce que nous savons de la société, c’est au football que je le dois… », est-il possible d’extrapoler.
Dans un contexte sécuritaire tendu les supporters sont de parfaits cobayes : interdiction de se déplacer, de bâcher, privation en tout genre. Un concours de circonstances ou un projet délibéré des autorités, et des préfets ? Difficile de croire que la répression subie par les groupes de supporters soit le fait de l’état d’urgence tant les arguments avancés par les préfets paraissent fallacieux. Avec la levée prochaine de l’état d’urgence nul doute que les autorités sauront se montrer imaginatives pour trouver d’autres raisons d’interdire les déplacements… Souvent d’ailleurs, et c’est une exception propre au football, tous les leviers juridiques sont bafoués, comme court-circuités, pour priver les supporters de liberté. S’il semble il y avoir un discours plus souple désormais, la stigmatisation du supporter prend une autre forme avec le projet de loi « renforçant la lutte contre le hooliganisme », présentée par le député (LR) Guillaume Larrivé : fichage en tout genre, interdiction de stade immédiate sans jugement et autres mesures liberticides au programme. Le football business touche tous les championnats mais nos amis allemands sont moins empreints que nous aux controverses liées aux déplacements de supporters : des parcages pleins, des supporters encadrés, des autorités préparées. Alors oui tout n’est pas rose côté Bundesliga mais le doux rêve d’un football populaire et d’un stade vivant perdure… Aujourd’hui, dans un contexte social et sécuritaire pesant, il est bon d’agiter à tout moment l’étendard de la liberté d’expression… sauf dans un stade de football ?