Contributeur régulier de La Grinta, le journaliste Romain Laplanche a publié son premier ouvrage Le mystère Bielsa le mois dernier aux éditions Solar. Alors que le nouveau coach lillois est en difficulté avec seulement cinq points glanés en sept matchs, ce livre sort à point nommé pour décrypter la personnalité controversée de l’Argentin.
Ton livre retrace le parcours de Bielsa avec minutie à l’image du personnage. Comment t’y es-tu pris pour l’écrire ? Quelle a été ta méthodologie ?
À partir du récit et d’un angle général avec des thématiques multiples, le but est d’éclairer le lectorat sur les sujets les plus ambigus concernant Bielsa, ou ceux que j’ai considéré comme tels. J’évoque ses titres, ses exploits, son mode opératoire avant de signer en faveur d’une institution, j’explique pourquoi il a démissionné de la sélection chilienne, comment s’est passé son départ de l’Espanyol Barcelone, le déroulement de ses deux saisons à l’Athletic Bilbao, mais aussi sa relation avec les joueurs, quels sont ses principes de jeu, ses limites tactiques (avec la contribution de Florent Toniutti) et son influence dans le football mondial. C’est un panorama global et autant de questions qui ont trop peu été traitées depuis son arrivée en France mais qui sont incontournables pour évoquer sérieusement Bielsa aujourd’hui, au-delà de sa vision de la vie. Il y a beaucoup de mythes et de choses qu’on ne connaissait pas forcément à son propos, donc l’objectif est de dépoussiérer tout ça à partir de faits et en retraçant par la même sa carrière. Il faut comprendre son passé pour pouvoir le juger dans le présent et puis partout où il est passé, il a laissé son empreinte, une idée, une œuvre, des histoires.
Il s’agit d’un personnage très clivant, générant les « pour » et les « contre ». Qui a raison ?
Je tends à montrer dans le livre qu’il est difficile de ne pas respecter cet entraîneur, quoi qu’il ait réalisé dans sa carrière. Comme tous les entraîneurs, il a ses qualités et ses défauts mais le clivage dont il fait l’objet ne m’intéresse pas à vrai dire. L’objet de ce livre est de la limiter à la rigueur, de permettre au lecteur de mieux le comprendre, de lui donner des indications sans prendre parti, d’expliquer et démontrer en me basant sur des faits. Et quand on retrace sa carrière, on voit que c’est un homme à la dimension humaine extraordinaire, un entraîneur unique par son idée du football et son discours. Sa figure est d’autant plus spéciale qu’il paraît étranger au football contemporain dans sa manière de considérer sa profession. Il est à contre-courant des codes qui régissent notre football. C’est l’honnêteté face au discours de façade, l’authenticité face au faux-semblant, la conviction face au balbutiement voire au néant. Peu d’entraîneurs ont son éthique, son intégrité, sa noblesse et sa disposition quasi nulle à la compromission. C’est un homme rare et libre.
Sa rigidité tactique et certains choix qui en découlent sont sujets à la critique mais c’est aussi ce qui le représente, il n’y dérogera jamais. Une fois que tu sais ça, si ce n’est par ignorance, il est difficile de comprendre les « anti ». Que les supporters soient critiques, très bien, s’ils sont en désaccord avec ses choix et sa façon de voir le football. Ils sont dans leur logique puisqu’ils sont censés être avant tout préoccupés par leur club et l’institution plutôt que par un individu. Pour le reste, chacun est libre de s’intéresser à un sujet de manière plus ou moins rigoureuse. Ce que je constate, c’est que depuis le duo Guardiola-Mourinho, je ne sais pas si un entraîneur au monde suscite autant de sentiments aussi radicaux, quels qu’ils soient.
Pourquoi est-il autant critiqué en France alors qu’il est reconnu par des figures comme Pep Guardiola, Jorge Sampaoli ou Diego Simeone ?
Je ne sais pas s’il est plus critiqué en France qu’ailleurs. Bielsa lui-même dit que ça fait 30 ans qu’il est critiqué et qu’il a appris à vivre avec, que la critique fait partie de la condition humaine et de la loi de la vie. Une partie de l’Argentine ne voulait plus de lui après l’échec de la Coupe du monde 2002. Et puis une fois que tu as connu les sommets, on te demande de répéter cet exploit. C’est une loi inévitable pour les entraîneurs aujourd’hui. Quand il est arrivé en France, et avant que la presse ne daigne s’intéresser à lui pour ce qu’il est véritablement (visible aux sempiternels « le fou » dans les titrailles de la presse nationale), il y avait une grande attente vis-à-vis des a-priori positifs qu’il suscitait. Son image reposait aussi sur son travail réalisé avec l’Athletic Bilbao et la sélection chilienne. Deux équipes qui ont proposé un jeu frénétique avec un dévouement total et des exploits à la clé. L’Athletic de Bielsa version 2011-2012 est sûrement l’équipe la plus dingue que j’ai jamais vue. Dans l’intensité, la qualité des mouvements, du pressing collectif et la justesse technique, c’était époustouflant.
Sauf que dans le football, un homme ne peut pas tout maîtriser et il l’a appris à ses dépens plusieurs fois dans sa carrière. Ça me rappelle une anecdote. Un jour, Kazimierz Górski, sélectionneur de la Pologne championne olympique à Munich en 1972 et troisième de la Coupe du monde 1974, va voir Stefan Kovacs (alors sélectionneur de l’Équipe de France) après une défaite face aux Bleus en amical. Deux mois avant cette discussion, la Pologne avait été la grande révélation de la Coupe du monde avec peut-être le meilleur football proposé de la compétition aux côtés, évidemment, des Pays-Bas de Michels. Et Górski, désemparé, dit à Kovacs : « Il y a deux mois on m’aurait érigé une statue. Aujourd’hui, après deux défaites en matchs amicaux, je ne vaux plus rien. On m’accable de toutes les critiques possibles. » Kovacs lui répond : « C’est notre lot. Nous devons le savoir et résister. On va te demander les mêmes triomphes. » Górski lui répondra que ce n’est pas possible, et il a raison. Par l’image et l’aura qu’il suscite, Bielsa est toujours attendu au tournant. Ce rapport réussite-échec est constamment cristallisé par l’Argentin même si c’est un problème plus global de l’analyse footballistique.
« Bielsa n’a jamais donné de leçons ni prétendu changer le football ou le révolutionner »
Aujourd’hui, dans le traitement médiatique du football, on fait fi du contexte et on se moque pas mal de la distanciation nécessaire à avoir vis-à-vis des événements parce qu’on est dans l’urgence de l’information. Une logique que Bielsa a très bien compris depuis ses débuts, et il s’en protège. Un des piliers du bonheur selon lui, c’est d’être à la quête du succès dans la vie professionnelle tout en sachant qu’il s’agit d’un instant momentané. Bielsa sait qu’un entraîneur est davantage voué à connaître l’échec et la frustration que la victoire dans sa carrière, c’est sûrement pourquoi son football est aussi radical, intense et brutal. Le résultat est important mais l’expression de son football l’est tout autant. Dans son approche du football, il y a une dimension supérieure à la seule victoire à travers le jeu. C’est en partie pour cela qu’il est autant vénéré, aimé ou respecté par ses pairs et les gens. Pour lui, le football doit lier victoire-jeu-émotions. C’est un tout.
Mais où qu’il aille, il y a une incompréhension avec la presse, voire un mépris. Que ce soit sur son comportement en général ou à sa façon de voir le football (notamment à travers le marquage individuel). Il n’a jamais donné de leçons ni prétendu changer le football ou le révolutionner. C’est un homme humble, autocritique et qui doute aussi, il l’admet souvent. En France par exemple, on lui est tombé dessus après sa conférence de presse de septembre 2014 à l’OM alors qu’il était dans une démarche de transparence et de vérité sur le déroulement du mercato de l’OM, puisqu’il ne s’était pas déroulé comme il aurait voulu qu’il le soit. Il voulait que les supporters sachent la vérité. Cet été encore, que L’Equipe ait fait sa Une sur son absence le jour de la reprise à Lille alors que ça a toujours été le cas, en Europe du moins, puisque le travail physique est confié au(x) préparateur(s) physique et à ses assistants, c’est afficher sa méconnaissance au monde entier.
C’est aussi pourquoi j’ai écrit ce livre, parce que le traitement médiatique qu’on lui a réservé n’a pas aidé à ce qu’on le comprenne au mieux. J’entends ou je lis les mêmes erreurs à son propos depuis 3 ans. Même son passage à l’OM n’a pas aidé. Or, le traitement médiatique conditionne l’opinion. Et pour un entraîneur de cette trempe dont l’influence dépasse le cadre du football, c’est faillir à sa mission d’informer correctement le lecteur, l’auditeur ou le téléspectateur. Il faut rappeler pourquoi, parmi d’autres raisons, il n’accorde plus d’entretiens individuels avec la presse depuis 1998 : c’est à cause de sa simplification. Il construit des phrases pour qu’on comprenne ses idées, mais ces idées sont retranscrites en une phrase le lendemain dans la presse quand elles ne sont pas déformées. Il préfère être méconnu plutôt que perçu de manière erronée. Et comme il le disait en mai dernier lors de son colloque au Brésil avec Tite et Fabio Capello, il regrette que les médias soient le système éducatif n°1 devant la famille et l’école.
Que penses-tu de sa récente déclaration « Je ne devrais pas faire partie de la Ligue 1 car il y a des entraîneurs français qui ne sont pas à la tête d’un groupe et qui sont meilleurs que moi. Je pense notamment à Laurent Blanc. » ?
Ça m’a étonné qu’à moitié. La première chose à laquelle j’ai pensé quand j’ai regardé cette conférence de presse, c’est qu’il s’était déjà montré très élogieux à l’égard de la formation française quand il était à l’OM. Il avait déclaré que la France détenait les meilleurs jeunes joueurs du monde. C’est ce qui l’avait frappé en étudiant notre championnat. Ça m’avait surpris à l’époque parce qu’il était difficile de faire un constat catégorique qui allait dans ce sens. Dembélé jouait avec les jeunes du Stade Rennais, on ignorait encore pour la plupart l’existence de Mbappé, Martial était encore à Monaco, Coman venait de signer à la Juve sans avoir signé pro au PSG, N’Golo Kante et Lemar étaient à Caen, etc. Donc on pouvait se dire « oui, sur le papier on a pas mal de jeunes, encore faut-il qu’ils exploitent leur potentiel ». Avec du recul, on peut maintenant affirmer qu’il est pas loin d’avoir raison. Et ça démontrait qu’il avait très bien cerné notre football, ses tendances et ses joueurs.
Donc, par son travail quotidien de recherche et son humilité, il a toujours montré un très grand respect pour le football français et notre championnat. Quant à ses déclarations vis-à-vis des entraîneurs français et de Laurent Blanc, il faut les lire à travers deux lectures selon moi, parce que tout est une question de rhétorique au final. Et elle est très importante à décomposer chez Bielsa. Quand il dit « Blanc est meilleur que moi », il ne dit pas qu’il considère que Blanc est meilleur que lui mais qu’il a démontré qu’il était meilleur que lui. Pourquoi ? Simplement parce que Blanc a été plusieurs fois champion avec Bordeaux et le PSG en Ligue 1. C’est un fait. Donc il livre ses déclarations en connaissant les codes dans lesquels nous vivons, c’est à dire une considération plus ou moins grande envers un entraîneur selon ses titres obtenus. En partant de ce point de vue là, oui Bielsa a raison – en même temps lui n’a fait qu’une saison en Ligue 1 avec l’OM. Et encore une fois, de ses déclarations, on observe une nouvelle fois son humilité quand on connaît sa carrière.
Certains affirment que Bielsa est plus un formateur qu’un entraîneur, es-tu d’accord ?
Certains disent même que c’est davantage un professeur ou un théoricien qu’un entraîneur. Je comprends, parce qu’il donne des conférences aux quatre coins du monde et veut se faire comprendre par tous sur le moindre sujet. Bielsa incarne cette figure professorale par son Verbe, mais sa carrière démontre que c’est un entraîneur accompli. On lui attribue ce qualificatif de « formateur » parce qu’il est réputé pour transfigurer le niveau de ses joueurs, pour les valoriser, lui-même admet avoir ce profil, mais il a traversé toutes les situations : aussi bien former des joueurs que d’être dans l’obligation de gagner pour continuer à exercer son métier. C’est aussi parce que depuis la sélection argentine, il a entraîné peu de grandes institutions capables de lutter pour les titres importants, donc forcément notre lecture est biaisée. Comme on le voit à travers nos yeux d’européens, il faut prendre en considération ce qu’il a pu réaliser il y a 10, 15, 20 ou 25 ans.
À Newell’s, quand il est nommé entraîneur de l’équipe professionnelle en 1990, il compose avec un groupe extrêmement jeune, son onze-type a une moyenne d’âge de 22 ans. La charnière centrale Gamboa-Pochettino, c’est 20 ans de moyenne d’âge. Gerardo Martino était le plus âgé du onze du haut de ses 28 ans. Au Mexique, avec l’Atlas Guadalajara, idem, il était dans ce profil « formateur » parce qu’avant de prendre en main l’équipe, il s’était occupé de la direction technique du club la saison précédente. Il a mis en place une politique de formation en mettant en place un système de filiales comme il l’avait fait à Newell’s. Mais à Vélez Sarsfield par exemple, en 1997, il dispose d’un groupe non seulement plus âgé mais qui a aussi déjà tout gagné sous Carlos Bianchi puis sous Oswaldo Piazza depuis 1993. Ça ne lui a pas empêché d’imposer ses idées et de remporter le Clausura 1998. Idem avec la sélection argentine où de 1998 à 2004, la génération des Véron, Batistuta, Simeone, Ortega, Ayala est dans la force de l’âge. On parle même de légendes, là. Ils feront une campagne qualificative à la Coupe du monde 2002 extraordinaire. Batistuta prendra d’ailleurs sa retraite internationale après cette Coupe du monde. Ce n’est qu’à partir de 2003 qu’il fera confiance à une nouvelle génération, celle de Tévez, Mascherano, Lucho Gonzalez, Saviola…
Au Chili, il fera éclore la génération exceptionnelle des Vidal, Medel, Matias Fernandez, Bravo, Alexis Sanchez après le Mondial 2003 des U20 au Canada. Et à l’Athletic ou à l’OM, il fait avec un groupe hybride entre jeunes talents et des joueurs plus expérimentés qui sont déjà en place. Donc oui il fait progresser ses joueurs – ce n’est pas un hasard si 8 joueurs basques ont été sélectionnés par les sélections espagnoles durant son mandat à l’Athletic – mais sa carrière montre qu’il peut aussi s’adapter aux caractéristiques du groupe.
Florent Toniutti, fondateur des Chroniques Tactiques, avance dans le livre : « Quand ton style de jeu est aussi offensif, tu te dois d’être efficace. Sinon, tu es foutu. Parce que si tu te créés des occasions tu vas en subir également ». Son équipe n’a marqué qu’un but lors des six derniers matchs, ce qui doit être une première pour lui. Est-ce le motif de son mauvais début de saison avec le LOSC ?
Oui, mais ce qui est encore plus problématique, c’est que le LOSC concède beaucoup d’occasions et a beaucoup de difficultés à s’en procurer depuis le début de saison. Je pense que le projet lillois est le projet le plus ambitieux de sa carrière. Mais c’est aussi celui qui le représente le plus. Durant sa conférence à Amsterdam en octobre 2016, il avait révélé quel était son rêve quand il présentait son programme de formation : 1) qu’une personne qui assiste à une séance d’entraînement lui dise qu’il ne sait pas à quel poste jouent ces joueurs, en référence à la polyvalence qu’il leur demande et à l’idée qu’il se fait du football. Et 2) qu’il aimerait entraîner des joueurs de 13 ans pour travailler avec eux toute leur carrière. Or, l’observatoire du football du CIES vient de publier que le LOSC de Bielsa est le club le plus jeune des cinq grands championnats européens. Ça veut dire qu’il faudrait remonter à l’époque où il entraînait Newell’s pour trouver un effectif professionnel aussi jeune avec lequel Bielsa a travaillé. C’était il y a 27 ans ! Et puis il y a eu 13 arrivées durant l’intersaison d’une moyenne d’âge de 21 ans et seuls Ibrahim Amadou et Yassine Benzia étaient dans le onze il me semble il y a encore 3 mois. Ça fait pas mal d’éléments nouveaux pour être performant dès le début du championnat.
Et puis l’effectif a dû faire face à pas mal d’impondérables depuis le début de saison aussi. D’abord, la blessure de Thiago Mendes, l’élément-clé du jeu lillois dans l’entrejeu. C’est sûrement ce qui pouvait arriver de pire pour le LOSC. Parce qu’au-delà des qualités du joueur, dans le jeu de Bielsa, ce type de milieu de terrain est capital à la fois pour son volume de jeu, sa capacité à se rendre disponible, mais surtout dans l’organisation du jeu par sa capacité à faire le bon choix. Et quel est le regret majeur que Bielsa exprime en conférence de presse dans l’expression de son équipe aujourd’hui ? L’exécution, cette capacité justement à faire les bons choix au bon moment.
Il y a aussi eu beaucoup d’instabilité à cause des faits de jeu (blessures et suspensions) ce qui a de facto réduit les chances pour Bielsa de reconduire la même équipe et de faciliter les automatismes. Et puis il y a des faillites individuelles aussi, ce qui n’aide pas. Il est très difficile de se faire une idée concrète sur cette équipe, même si pour le moment, elle reste inconséquente par manque de rigueur et de précision dans les 30 derniers mètres.
C’est un nouveau projet très ambitieux qui demande du temps. Je ne pense pas que ce soit très pertinent de juger le travail de Bielsa chaque semaine. Ayons l’intelligence de prendre conscience d’où vient le club et dans quelle entreprise audacieuse il s’est lancé. Pour lui, on peut juger son travail toutes les 8 ou 10 semaines de compétition, donc il dressera bientôt son premier bilan si l’on en croit ses déclarations. Sinon, à la même époque, avec l’Athletic, lors de sa première saison, il n’avait obtenu sa première victoire qu’en octobre par exemple. On connaît la suite.
As-tu eu un retour de Bielsa ou de ses proches sur ton travail ?
Non, pas dans l’immédiat. Mais j’ai contacté le club à ce sujet il y a peu, donc c’est en cours.
Le mystère Bielsa, par Romain Laplanche publié aux éditions Solar au prix de 16,90 euros.
Pour moi comme pour beaucoup d’aficionados du foot, Bielsa est un des plus grands entraineurs du monde ! J’achetais régulièrement des billets pour aller voir les matchs de l’OM. Maintenant, j’en achèterai pour aller voir le LOSC.