À l’occasion du second numéro de la revue britannique The Blizzard parue au printemps 2011, le journaliste Sid Lowe avait interviewé Juan Manuel Lillo, l’actuel entraîneur adjoint du FC Séville. Dans cette interview, le mentor de Pep Guardiola livrait sa réflexion sur les clubs, sa manière de voir le métier d’entraîneur et nous disait pourquoi la société était malade. Traduction.
Béni d’un esprit curieux et inventif, Juanma Lillo, plus jeune coach de l’histoire en première division espagnole, a toujours été considéré comme un philosophe du football – y compris par les critiques qui pensent que la théorie est une chose et que la réalité en est une autre. C’est un manager qui réprimande les journalistes pour utiliser des clichés dénués de sens, un homme qui adore la bataille dialectique et qui se vante d’avoir une bibliothèque de 10.000 volumes ainsi qu’une collection complète de magazines et de journaux de football. Il parle longuement sur les théories de la complexité et demeure un défenseur ardent d’un style proactif. Un style exprimé des années plus tard par le FC Barcelone et l’équipe nationale espagnole.
À son plus grand regret, Lillo n’a jamais été joueur professionnel à défaut d’être devenu un visage familier sur les bancs espagnols. Après avoir entraîné Pep Guardiola au Mexique (saison 2005-2006), il a repris Almeria, alors proche de la relégation, au cours de la saison 2009-2010.
Guardiola n’a jamais caché son admiration pour Lillo. Avec Johan Cruyff, il le décrit comme le coach qui a eu la plus grande influence sur lui. Et quand Lillo évoque Barcelone, il ne peut pas s’empêcher d’utiliser le pronom « nous ». Il a guidé Guardiola durant ses premiers mois avec le Barça B, et quand ce dernier a pris l’équipe première, il l’aidait à préparer les séances d’entrainement officieusement. Leur relation aurait pu être officielle une fois : quand Lluís Bassat s’est porté candidat aux élections présidentielles du club en 2003, son directeur sportif devait être Guardiola. Le coach ? Juanma Lillo. Mais Bassat a perdu. Il faudra attendre six ans pour que Guardiola prenne la relève. Officiellement, Lillo n’avait pas du tout de rôle, même si ses empreintes étaient partout sur le projet. Et le destin lui sera cruel puisqu’il sera limogé d’Almeria après une défaite (8-0)… face au Barça de Guardiola.
Vous avez dit une fois que vous compreniez pourquoi les présidents licenciaient des coachs, ce que vous ne compreniez pas, c’était pourquoi ils étaient embauchés en premier. Qu’est-ce qu’un entraîneur ? Quel est votre rôle ?
Juan Manuel Lillo : Premièrement, il y a la question de votre rôle formel. À un niveau très élémentaire, vous choisissez qui joue et qui ne joue pas. Autrement, qui le ferait ? Mais au-delà de ça, je n’essaierai pas d’établir un rôle, nous avons une importance limitée. C’est un jeu joué par les joueurs. Ceux [les entraîneurs] qui expriment leur importance semblent vouloir la revendiquer à travers les autres. Notre rôle est moindre que ce que beaucoup de coachs veulent croire. Ceci dit, dans ces limites, vous pouvez esquisser certaines choses. Premièrement, vous devez parler de la différence entre la sphère professionnelle et la sphère formative, amateure. Vous devez vous demander, qu’est-ce qu’un coach ? Certains sont plus didactiques, certains ont un désir d’être importants, certains sont orthodoxes, certains ne le sont pas. Certains sont stimulés par la compétition, d’autres par le jeu en lui-même.
Et dans votre cas ?
JML : Gardez à l’esprit que j’ai commencé très jeune. À 16 ans, j’étais déjà entraîneur. Je n’étais pas joueur et ça m’a obligé à être plus proche de mes joueurs, à chercher la complicité. Cela modifie votre conception. Je voulais être joueur, c’est ça le truc. Ma vocación (vocation) avec un « V » était d’être un joueur. Ma bocación (de boca, la bouche) avec un « B » est d’être coach : je suis entraîneur pour me nourrir. Tous les coachs sont des amalgames de plusieurs choses mais je me considère comme un entraîneur didactique. Je veux permettre aux joueurs de faciliter leur conscience sur ce qu’ils sont et ce qu’ils font. Il n’est pas simplement question de jeu, mais d’hommes, de tout. Rien ne peut être décontextualisé. Comment vous vivez, ce que vous êtes, quelle importance donnez-vous aux relations, au comportement, au dialogue… Tout cela influe sur la façon dont l’équipe joue. Dans notre société, il y a beaucoup d’enseignants mais peu d’éducateurs, peu de facilitateurs. Comme dit Francisco Umbral (philosophe espagnol) : tous les jours, les gens sont plus qualifiés mais moins éduqués. Les gens ont un tas de diplômes mais ils ne savent pas traverser la rue et ont encore moins d’empathie pour voir les choses à partir des points de vue d’autrui. L’université essaie de nous transformer en machines. En ce qui concerne mon travail, l’empathie est vitale. N’importe qui travaillera mieux dans une bonne atmosphère que dans une mauvaise. Vous devez rendre les joueurs conscients de choses qu’ils ne voient peut-être pas. D’autant plus qu’aujourd’hui, jouer pour une équipe est de plus en plus difficile…
Pourquoi ?
JML : Parce que la société n’est pas programmée comme ça. La société vous conduit à l’individualisme. Le football est un sport collectif, vous devez le traiter comme tel. Chacun à sa propre façon d’être et vous, vous favorisez le dialogue, la collaboration. Pour ce faire, vous devez vous assurer qu’il y ait la plus petite différence possible entre ce que vous faîtes et ce que vous dîtes. Vous devez être transparent. Pouvez-vous écouter ? Pouvez-vous diriger ? Il y a trois types d’autorité : l’autorité formelle, l’autorité technique, et l’autorité personnelle. Je ne veux pas de l’autorité formelle, la position du « coach » ou du « boss ». L’autorité n’est pas quelque chose que vous imposez, c’est quelque chose que l’on vous attribue, ceux avec qui vous interagissez. J’encourage les joueurs à mieux s’auto-découvrir, à s’ouvrir au dialogue et à la compréhension. C’est complexe et instable. Vous orientez les gens plutôt que de les ordonner. Vous interrogez, vous vous adaptez, vous écoutez. L’être humain est ouvert. Aucune réponse ne peut définitivement mettre fin au débat. Ce n’est pas juste une question de : « ce qui fonctionne avec un joueur ne fonctionne pas avec un autre. » C’est : « ce qui a fonctionné avec un joueur ne fonctionne pas avec le même joueur à un moment différent et sous d’autres circonstances. »
Concrètement, qu’implique votre travail ? Le premier jour où vous arrivez au club, que faîtes-vous ?
JML : La première chose, c’est de rencontrer personnellement chaque joueur. J’arrive avec beaucoup d’informations et de données à son propos. Je veux confirmer cette information, la vérifier. Que pense-t-il quand il entend ça ? Vous ne pouvez pas être plus ouvert et honnête qu’en disant au joueur ce qu’on vous a dit de lui. Je peux garder cette information pour moi et être dans le préjugé, mais je ne le fais pas. Il n’y a pas plus grande acte de sincérité que de dire aux joueurs les préjugés, les pensées préétablies que je peux avoir sur eux. On a tous des préjugés – des bons et des mauvais. Je leur exprime les miens droit dans les yeux. Le lendemain, je le dis à l’ensemble du groupe. Je leur montre ce qu’ils pensent d’eux-mêmes et de l’équipe, en miroir. Souvent, là où vous en apprenez le plus, c’est sur leur auto-perception. Je parle aux personnes qui connaissent les joueurs, qui les ont connu dans le vestiaire, qui les ont entraîné. Si je peux parler à leurs parents, c’est encore mieux. Ensuite, vous devez savoir comment utiliser cette information.
« Les gens ont besoin de communiquer donc il y a une réduction des concepts, une simplification. Je comprends ça. Le truc c’est que vous devez être en mesure de réduire les choses sans les appauvrir ».
En termes footballistiques, comment construisez-vous vos équipes ? L’évidence, simpliste, c’est qu’un coach arrive au club et se dise : « qui est mon latéral droit, mon latéral gauche, qui est mon milieu de terrain, etc ? »
JML : Dans mon cas, ça ne se passe pas comme ça. Quand vous arrivez dans une équipe, celle-ci est déjà construite à 80% voire plus. Vous devez voir si vous allez beaucoup modifier l’effectif déjà en place. Puis vous devez apprendre des joueurs, et non l’inverse. Tout doit bien fonctionner entre eux. Ma mentalité repose sur l’échange et le rapport humain. Si vous dites « évaluons le latéral droit », je rétorque « mais qui joue à ses côtés ? Qui est face à lui ? Qui est le plus proche de lui ? »
Vous avez dit auparavant que l’attaque et la défense n’existent pas ?
JML : Bien sûr. Comment l’attaque et la défense peuvent-ils exister si nous n’avons pas le ballon ? Comment l’un peut-il exister sans l’autre ? Mais les gens ont besoin de communiquer donc il y a une réduction des concepts, une simplification. Je comprends ça. Le truc c’est que vous devez être en mesure de réduire les choses sans les appauvrir. Et ça marche pour tout. Vous ne pouvez pas mettre les choses en dehors de leur contexte auquel cas elles ne signifient plus grand-chose, même si vous prévoyez ensuite de les reconstituer. Vous ne pouvez pas enlever un bras à Rafa Nadal et l’entraîner sans. Si vous le faites, quand il le retrouvera, ça créera un déséquilibre, un rejet de l’organisme. Comment pouvez-vous être plus fort en football sans jouer au football ? Si vous courez, vous vous entraînez à courir, pas à jouer au football. Si vous courez, vous serez en meilleure santé parce que merde, c’est bon pour la santé de courir. Mais ça ne signifie pas que vous serez un meilleur footballeur sans prise en compte du contexte…
Mais la course n’aide pas à l’être ?
JML : En faisant de vous quelqu’un en meilleure santé, oui. Et si ça vous aide psychologiquement, très bien. Peut-être que vous vous sentez mieux, plus fort, plus rapide, que vous serez mieux avec les autres sur le terrain également. Le football est une histoire d’association et de combinaison. Mais la simple activité de courir ne vous rend pas nécessairement meilleur.
Mais un joueur rapide est toujours utile en football dans la mesure où il ne le serait pas sans cette qualité ?
JML : S’il sait comment utiliser sa vitesse. Et qu’est-ce que la vitesse en football ? On pourrait répondre à cette question pendant des heures. Les gens ont un concept de la vitesse qui est en fait celui des sports individuels. C’est un concept de transition – aller d’un point à un autre. Il court vite… donc Usain Bolt serait un phénomène en football.
Mais n’est-ce pas là un argument qui bloque délibérément le débat ? Il n’a pas le talent d’un footballeur, c’est sûr. Mais dans le football, un joueur rapide peut être utile. Prenons votre ancien joueur d’Almeria, Albert Crusat, par exemple. Dans un sprint contre Carles Puyol pour avoir le ballon, Crusat l’aurait en premier…
JML : Bien sûr, mais saurait-il partir au bon moment pour avoir le ballon ? Parce qu’il y a eu des mouvements avant la passe. Vous ne pouvez pas isoler simplement la course entre les deux. Il a les qualités qui lui donnent un avantage sur Puyol mais pour bénéficier de cet avantage, il doit savoir comment l’utiliser ; et avoir des coéquipiers qui comprennent comment lui faciliter la situation. Seul, il n’est rien. On a besoin de tout le monde. L’analogie avec Bolt n’est pas stupide parce que courir seul – soit la rapidité d’un endroit à un autre – ne sert à rien, ça n’existe pas. Il y a tant de paramètres tactiques, de concepts de jeu à prendre en compte. Et tout cela est conditionné par une conscience des qualités que vous avez, l’entente entre les joueurs, et l’adversaire.
Cristiano Ronaldo est-il un exemple dans ce que vous décrivez ? Il est très rapide mais parfois certaines équipes refusent de lui donner l’opportunité d’utiliser cette vitesse, l’empêchent d’être en situation de un-contre-un ou lui ferment l’espace…
JML : …Ah, mais vous établissez une relation de cause à effet. Elles n’existent pas, donc…
Pourquoi n’existent-elles pas ? Elles doivent exister, non ? Au moins au niveau conceptuel, en termes de méthodologie ? Toutes les équipes essaient au moins de faire quelque chose pour provoquer autre chose. Si vous faites cela – la cause – vous tentez de créer un but – l’effet ? Au final, est-ce que ne pas nier qu’il y a l’existence d’une quelconque relation de cause à effet ne revient pas à dire au final, « et puis mince, c’est une question de chance ? » C’est votre travail de chercher à causer certaines situations ?
JML : Oui, oui. J’essaie de créer une équipe qui s’auto-configure.
Ce n’est pas un lien de cause à effet ?
JML : Non. Si je vais de tel point à un autre, je pense à aller de ce point à un autre. Mais c’est tout. Je ne sais pas ce que je vais trouver en route. En eux-mêmes, la cause et l’effet n’existent pas. Ça ne peut pas être isolé de cette façon. Les gens évitent les théories de la complexité mais c’est vrai. Comment savez-vous que la cause n’était pas un effet de quelque chose qui s’est produit avant, et que l’effet ne va pas causer quelque chose d’autre – dans le contexte d’innombrables autres variables ? Le problème, c’est que les gens veulent toujours séparer les choses comme si nous n’étions pas capables de les voir si on ne les séparait pas. Des choses qui, parfois, ne sont mêmes pas conscientes. Je fais ça à cause de ça ? Non.
Et sur un plan purement footballistique…
JML : Rien n’est purement quoi que ce soit… Rien.
OK, parlons de jeu. Que faites-vous avec le ballon sur le terrain ? Que recherchez-vous ? Vous défendez un type de football très spécifique…
JML : Je défends un type de jeu qui me rapproche le plus de la victoire…
Oui, mais vous tentez de gagner avec un style construit autour du ballon…
JML : Bien sûr. Sans ballon, ce jeu n’existerait pas. C’est le football.
Mais il y a beaucoup de coachs qui n’accordent pas beaucoup d’importance au ballon…
JML : On doit tout faire en fonction du ballon, c’est l’acteur principal. Sans ballon, il n’y a rien. La balle est la mère, la source de vie du football. Quel est le but ? Que le ballon aille au fond des filets. Sans le ballon, rien n’a de sens. Mais oui, il y a quelques coachs qui ne construisent pas leur équipe en ayant le ballon.
Ils appellent ça être « pragmatique ». Mais vous pourriez argumenter que votre approche est aussi pragmatique. Vous voulez aussi gagner…
JML : Aussi ? Non. Par-dessus tout. Ce que fait un coach, c’est d’essayer d’augmenter la probabilité de l’emporter. En tant que coach, tout ce vous pouvez faire, c’est de refuser la chance autant que possible. Le football a montré à maintes reprises que même sans aller dans la moitié de terrain adverse, vous pouvez encore gagner le match 1-0. Arsenal a fait 1-1 contre le Barça sans avoir tiré au but une seule fois (ndlr : Lillo fait référence ici au huitième de finale retour de Ligue des champions du 8 mars 2011 au Camp Nou, match durant lequel Arsenal égalise à la 53ème minute sur un but contre son camp de Sergio Busquets sans avoir tiré au but jusque-là. Au final, le Barça l’a emporté 3-1 et Arsenal n’aura pas tiré au but du match). On travaille dans un domaine où il y a énormément de variables et la chance est l’une d’entre elles. Vous pouvez défendre jusqu’à la mort et tirer à chaque que fois que vous avez le ballon. Mais ce ne sont que des tirs. Il n’y a pas de jeu.
« Ce sont précisément les entraîneurs qui parlent seulement de l’importance du résultat qui donnent des excuses quand ils ne gagnent pas. »
Vous dîtes donc que gagner 1-0 sans tirer est injuste ?
JML : Le mot justice est un terme que j’ai du mal à utiliser et ce quel que soit le domaine. Immérité, oui. Improbable, très improbable – mais ça peut arriver. Le terme justice est trop fort.
Est-ce que le football devrait transcender le résultat ? Y a-t-il une composante morale ?
JML : N’importe quelle activité humaine a une composante morale. Quand on dit que ce qui compte, c’est le résultat, c’est un mensonge. Ce sont précisément ces entraîneurs qui parlent seulement de l’importance du résultat qui donnent des excuses quand ils ne gagnent pas. Vous les trouvez facilement. Quelqu’un qui vend des résultats vend de la fumée (vender humo en espagnol signifie cacher la réalité en « vendant » un produit imaginaire, en parlant sans substance, être un charlatan).
Ça vous agace qu’il y ait des coachs de la sorte ?
JML : Non. Ce qui me dérange, c’est quand ils vendent du mensonge. Ça me dérange qu’ils aient des alliés dans les médias. Le journalisme analyse tout à travers le succès, la victoire – et au final, le journalisme gagne toujours. L’analyse, les reportages sont réalisés à travers la réussite donc ils ont toujours raison. Personne ne s’intéresse au processus excepté à travers le prisme du résultat. C’est extrêmement opportuniste. Et faux.
Ce n’est pas normal ? Vous prenez un résultat et ensuite vous l’expliquez…
JML : Cela me paraît normal dans une société malade. Ce que vous faites là maintenant me paraît beaucoup plus sain. Vous valorisez ce que vous faites maintenant plus que le nombre de ventes que vous allez faire. C’est l’activité qui vous anime, pas le résultat final. Vous devez m’écouter, transcrire avec soin, le taper, l’éditer… vous allez faire tant de choses durant cette période que le cheminement est le but. C’est l’une des choses que j’aime présenter aux joueurs : le cheminement est le but, l’objectif.
Mais vous avez dit que votre objectif est de gagner…
JML : Mais l’objectif est le cheminement, le processus, le travail. Dans une course, vous pouvez être premier, avoir des kilomètres et des kilomètres d’avance sur tout le monde avant de tomber à quelques mètres de la ligne d’arrivée. Et ? La course doit être annulée ? Vous avez brillamment couru. Et c’est de loin plus complexe que de dire : victoire, bon ; pas de victoire, mauvais. Au XVIIIè siècle, des scientifiques ont découvert la complexité des choses et ont constaté qu’il y avait tant de choses simplifiées qu’ils ont compris qu’elles n’étaient pas telles qu’elles étaient présentées. Des choses étaient impossible à prouver, donc ils ont commencé à se suicider. La plus petite variation peut tout changer. C’est la théorie du chaos. Vous ne pouvez pas savoir tout dans le moindre détail ou avoir une réponse définitive. Rien n’est pleinement perceptible. La réalité est que rien n’est réel.
Mais si l’objectif est de gagner…
JML : Oui. Mais ce qui vous enrichit, c’est le jeu, pas le résultat. Le résultat est une donnée. Le taux de natalité augmente. Est-ce enrichissant ? Non. Mais le processus qui a conduit à cela ? Maintenant c’est intéressant. L’accomplissement/la plénitude/l’épanouissement vient du processus. Vous débattez du jeu, pas des résultats. Les résultats ne sont pas discutables, ils sont ce qu’ils sont. Achetez-vous le journal du lundi matin pour un euro pour seulement voir l’ensemble des résultats ? Allez-vous au stade à la dernière minute du match pour voir le tableau d’affichage et partir de sitôt ? Vous regardez les 90 minutes, soit le processus.
Donc, avons-nous tort de juger le processus à travers les résultats même quand le processus tend à rechercher la victoire ?
JML : Vous ne pouvez pas valider le processus à travers les résultats. L’être humain tend à vénérer ce qui a bien fini, pas ce qui a été bien fait. On attaque ce qui a mal fini, pas ce qui a été mal fait. Les médias font ça. Et au-delà de la possibilité que vous n’ayez peut-être pas la capacité de juger si la méthode utilisée est la bonne, le jugement est biaisé. Le même processus peut avoir des conséquences très différentes. Et parfois les mêmes conséquences viennent de « causes » totalement différentes. Le Bayern Munich est une grande équipe à la 90ème minute en 1999 quand ils sont en passe de remporter la Ligue des champions. Et à la 92ème minute, ils sont nuls. Comment est-ce possible ? Ce moment donne une dimension énorme à tout ce qui va avec et sert à illustrer ce point et bien d’autres encore. Je me souviens que le quatrième arbitre était allé sur sa droite en tentant de retenir les joueurs du Bayern, déjà prêts à pénétrer sur la pelouse et célébrer. Et quelques instants plus tard, il est allé sur sa gauche pour retenir les joueurs de United d’aller sur la pelouse et célébrer. Tout ça en une minute. Le truc c’est qu’après-coup, tout le monde sait, tout le monde est un génie. Je les appelle les prophètes du passé. Déjà qu’ils ont tort pour évaluer le processus uniquement sous le prisme de la finalité, pour couronner le tout, ils ont tort dans leurs exigences.
Est-ce que l’environnement autour du jeu a changé ?
JML : Oui, la garniture a mangé le steak. Il y a plus de pression, ce qui relevait de la périphérie devient central aujourd’hui. Les sociétés se sont transformées et cela s’en ressent partout. Chaque jour qui passe, les gens passent moins de temps à vivre leur vie mais s’intéressent davantage à celle des autres parce que leur propre vie est angoissante. Comme jamais auparavant, les nouvelles technologies génèrent l’aveuglement/l’illusion.
Évoquons les spécificités de votre préparation. Vous avez inventé le 4-2-3-1 à Cultural Leonesa au début des années 1990 (ndlr : saison 1991-92). Pourquoi ?
JML : On regarde le passé à travers le présent donc je ne peux pas être certain que ça reflète précisément aujourd’hui ce que je cherchais à atteindre. Je ne me souviens pas de ce que je ressentais à l’époque mais je voulais que les joueurs devant le ballon soient plus mobiles et plus proches du but adverse. Je voulais mettre quatre attaquants mais avec une occupation rationnelle de l’espace. On pressait très, très haut pour récupérer le ballon près du but adverse. En fait, je voulais trois media puntas (meneurs de jeu). Je tentais de créer une répartition spatiale censée fonctionner avec le type de joueurs dont je disposais. Et pendant des années, tout le monde l’a utilisé. Je pense que c’est un bon système. Si vous regardez le comportement des joueurs plutôt que les noms appliqués aux systèmes, je suis certain que quelqu’un l’a déjà utilisé avec succès il y a mille ans – peut-être dans un 4-4-2 avec un attaquant plus reculé et des ailiers à sa hauteur. Aujourd’hui, il y a une obsession de donner toujours des appellations aux choses, donc j’ai parlé de 4-2-3-1.
Vous évoquez la répartition spatiale. Pour vous, la clé c’est le positionnement, n’est-ce pas ? Qu’est-ce que cela demande ?
JML : Oui. Je crois au jeu de position parce que ça renforce les relations entre les joueurs. Par exemple à fixer les positions des joueurs adverses, à créer une supériorité numérique sur des espaces clés du terrain en éliminant certaines zones, en facilitant certaines actions et en vous permettant de trouver des solutions et des alternatives. J’aime que les joueurs reçoivent le ballon sur leur pied le plus éloigné afin d’ouvrir le jeu et trouver les lignes de passes.
Est-ce que cela demande un travail individualisé ? Est-ce que vous pensez : « Bon, je vais mettre mon ailier gauche en un-contre-un contre leur latéral ? »
JML : Non. Les gens qui vendent cette image mentent parce que vous ne jouez pas individuellement, vous jouez dans un contexte d’équipe. Si un joueur a le ballon dans sa propre moitié de terrain et que les joueurs adverses s’assoient par terre pendant qu’il traverse le terrain, qu’il dribble et qu’il marque… Ce n’est toujours pas un acte isolé parce que s’ils ne s’assoient pas, il ne peut pas faire ça. Ce que tel ou tel joueur fait t’impose de prendre telle ou telle décision. Les gens parlent « d’actions individuelles » mais ce ne sont pas des actions individuelles.
Mais est-ce qu’un travail d’équipe ne peut pas renforcer certaines qualités individuelles dans certaines zones du terrain ainsi que certains joueurs ? Est-ce que Barcelone ne travaille pas pour créer de l’espace pour Messi, espace qu’il peut exploiter face au latéral faible identifié par Guardiola ?
JML : Jusqu’à un certain point, oui. Mais vous ne pouvez pas prédire le comportement humain. Vous pouvez voir ça si Messi a le ballon. Dans certaines zones du terrain, il est dangereux. Mais c’est conditionné par qui lui donne le ballon, quand, quel est son dernier mouvement, quel est son contexte émotionnel, comment l’adversaire réagit. Bien sûr, le jeu de position sur lequel je travaille vous permet d’essayer de provoquer certaines situations. Mais il est plus important d’avoir l’intelligence, la culture, savoir comment interpréter ce qui se passe, s’adapter, comprendre et être capable de chercher la solution pour mettre votre équipe dans les meilleures dispositions.
Donc les meilleurs joueurs sont les plus intelligents.
JML : Quelque soit le domaine, rien d’autre n’a plus de valeur que l’intelligence. Souvent, il est plus important de savoir où utiliser la force que d’avoir de la force en soi. Par exemple, si vous tentez de soulever une pierre avec un levier, la soulever dépend de là où vous mettez la pression, de l’effet de levier que vous mettez et pas de la force que vous avez. Si vous ne savez pas où mettre le levier, peu importe que vous soyez forts.
« Je forme les gens pour qu’ils courent mieux, pas pour qu’ils courent davantage »
Construit-on certains mouvements ?
JML : Toujours. Mais plus que les mouvements, vous établissez une série de relations à travers la répétition. Vous essayez de créer une situation dans laquelle les joueurs sont conscients de leurs options. Le mouvement n’est pas toujours le même, l’adversaire change. C’est pourquoi je parle de culture, vous avez besoin de comprendre. Vous savez que pour récolter du liquide, avoir un bol rond et profond est utile, une cuillère également. Pour manger un steak, vous avez besoin d’une assiette plate, d’un couteau tranchant et d’une fourchette. Mais vous devez avant tout savoir si ce qui est en face de vous est une soupe ou un steak. Vous devez reconnaître ce qu’il y a face à vous avant de juger et de prendre les outils adéquats. Un autre exemple : les gens confondent une carte avec le territoire. Je sais où aller pour rentrer chez moi, j’ai même un GPS pour m’aider. Mais il s’agit de la carte, pas du territoire. Ça ne me dit pas si les routes sont en bonne état ou si un chien traverse la route face à moi. C’est ce que je veux dire en parlant de culture : vous devez savoir comment réagir, quand freiner, quand se déporter. La carte vous montre où vous allez, la route que vous prenez, mais pas comment l’aborder. Si vous heurtez ce chien et que vous sortez de la route, et ensuite ? Ce qui compte vraiment, c’est la relation au temps et à l’espace.
Donc comment préparez-vous vos équipes pour cela ?
JML : Entre nous, on construit un langage commun à travers lequel on peut comprendre ce que l’on fait. Souvent, ce langage n’est même pas conscient. C’est une compréhension. Mais même sans entraîneur cela arrive. Quand vous êtes enfant, dans certaines situations vous apprenez que vous êtes meilleur pour faire certaines choses. C’est interactif, toujours. Et le processus est souvent lent, inconnu : le réel changement est imperceptible. Regardez une photo de vous d’il y a 10 ans – vous êtes différent, mais vous n’avez jamais su que ce changement s’était passé. Vous êtes différent maintenant de la personne qui a commencé cette interview mais vous ne le savez pas et vous ne pouvez pas identifier ce changement. J’essaie de m’assurer qu’un joueur n’ait pas de plan préétabli car il se pourrait que celui-ci n’ait pas de valeur. Si vous isolez des variables et maximisez une chose, vous minimisez l’autre. Si vous vous concentrez sur la rapidité d’un joueur, inconsciemment, vous atténuez sa capacité à faire autre chose, des choses également nécessaires. Ce n’est pas une bonne idée : l’être humain est construit avec un réseau de qualités complémentaires et ce sans système pyramidal.
Ne faites-vous jamais un travail qui vise à renforcer un joueur ?
JML : S’il y a besoin, oui. Mais tant qu’il comprend qu’il le fait pour l’aider à mieux jouer, pas pour être plus fort. Il a besoin d’avoir de la force pour le football, pas de la force en soi. Qu’est-ce que je m’en moque de ses performances en développé-couché ? Je me soucie de savoir s’il peut jouer. Je forme les gens pour qu’ils courent mieux, pas pour qu’ils courent davantage. C’est une préparation footballistique.
Tentons de mettre un nom sur votre style. Qui sont les joueurs que vous aimez le plus ?
JML : Ceux qui jouent le mieux sont ceux qui interprètent au mieux le jeu et qui peuvent offrir des solutions au bénéfice de l’équipe. Pour moi, il n’y a qu’un Andrés Iniesta. Il reçoit, il passe, il interprète, il évalue les nécessités de l’équipe. il s’adapte constamment. Il pourrait être gardien de but, il est si conscient des choses. Messi produit les meilleures actions mais Iniesta est le meilleur joueur. Et c’est le mot : jeu, c’est un jeu qui implique beaucoup de monde et vos capacités dépendent de votre relation avec eux aussi. La compréhension est au cœur du jeu. Ce n’est pas une liste de qualités : aller vite, être fort ou quoi que ce soit.
Certains joueurs peuvent comprendre mais ne pas avoir les qualités pour jouer ? Des joueurs qui visualisent une passe mais qui n’ont pas la qualité technique pour la faire ?
JML : Ça n’arrive pas vraiment. Les qualités vont ensemble. Naturellement, vous voyez les passes que vous pouvez faire. Si vous ne pouvez pas les faire, vous arrêtez de les voir. Vous appelez ça la « qualité technique » mais ce que vous voulez vraiment dire c’est « l’exécution ». Si un gars exécute mal une passe, sa capacité à la voir va s’arrêter définitivement, ça modifie son organisme. Ronald Koeman pouvait voir un coéquipier comme Stoichkov à 70 mètres. Pourquoi pensez-vous qu’il pouvait le voir ? Juste parce qu’il pouvait le voir ou parce qu’il savait qu’avec son pied il pouvait l’atteindre ? Un gars qui sait qu’il peut faire une passe de 75 mètres ouvre sa perspective de la faire. Ce n’est même pas conscient. C’est aussi un produit de qui vous êtes, de ce que vous avez été, votre évolution et votre contexte. Vous pensez même quand vous ne savez pas que vous pensez. Les gens disaient d’Hugo Sánchez par son habitude à marquer en une touche qu’il le faisait « sans réfléchir ». Mais il a passé toute sa vie à réfléchir pour faire ça ! C’était naturel, une part de lui-même. Comme je le dis, ce n’est pas une liste de qualités. Si vous êtes un grand dribbleur mais que vous ne savez pas quand dribbler, en réalité, vous n’êtes pas un grand dribbleur. Les gens voient le football comme Jack L’Éventreur : faisons ça en partie. Non. On a perdu la capacité du syncrétisme. Les coachs « modernes » font les choses séparément et les regroupent ensuite mais c’est contre-nature. Sans notre contexte, nous ne sommes pas qui nous sommes. Nous ne sommes pas une liste d’attributs. Mon but n’est pas de fracturer ou de briser ce qui devrait nous rassembler, de décontextualiser. Et c’est la plus vieille approche sur terre.