Diego Simeone a livré une interview exclusive pour El Pais le 21 décembre dernier au cours de laquelle il revient sur sa vision du football. Une vision consubstantielle à sa vie et à sa propre façon d’être.
L’entraînement de l’Atlético Madrid est terminé mais Diego Simeone (Buenos Aires, 45 ans) va faire son sport. C’est un rituel auquel il échappe rarement, qui lui libère l’esprit comme il lui remplit. Il évoque son Atlético et sa façon de comprendre le jeu sans le dissocier de sa propre vie. Il cite même les écrits du touchant journaliste Carlos Matallanas (atteint d’une maladie dégénérative) pour développer et illustrer cette symbiose entre le ballon et le quotidien.
Y voyez-vous un danger d’être la figure de l’Atlético ?
D.S. : Non. Lors d’une discussion avec Guardiola, il m’a dit que l’institution Barcelone rendait tout le monde important, et j’adhère à cette idée. Personne ne peut se sentir plus important que le club. Je me sens très aimé et très respecté, y compris – et c’est arrivé plusieurs fois – par des éléments des éternels rivaux qui vous saluent et vous félicitent pour votre travail. Donc ça vous touche d’autant plus parce que cela n’arrive pas si souvent.
Mais vous êtes le symbole de l’anti-madridisme…
D.S. : Depuis que je joue, je n’ai jamais aimé parlé d’« anti » parce que lorsque tu parles d’« anti », tu cesses d’incarner quelque chose d’important. J’ai toujours pensé qu’il fallait nous focaliser sur nous et ne pas être « anti » quoi que ce soit.
Que pensez-vous de votre effectif actuel lorsque vous l’analysez, et quelles sont vos attentes ?
D.S. : Cette saison, on avait besoin d’un jeu un peu plus rapide parce qu’on est à l’aise avec cette vitesse d’exécution. C’est pour ça qu’on a ciblé Vietto, Jackson, Correa… On sait qu’après son passage à Porto, Oliver allait répondre à nos attentes en remplaçant naturellement Arda. L’arrivée de Carrasco nous a montré qu’on avait un joueur avec une très grande rapidité et un joueur très bon en transition offensive même s’il lui reste à progresser encore tactiquement. C’est pour ça aussi qu’aujourd’hui, on se rapproche plus du 4-3-3 parce que Carrasco nous a donné cette possibilité d’avoir de la vitesse dans notre jeu sans perdre en discipline. Mais je lui ai exigé d’être décisif parce qu’il est très bon en un contre un.
Avec ce système, vous pratiquez le pressing haut plus souvent.
D.S. : La meilleure façon de pouvoir impliquer beaucoup de joueurs talentueux, c’est d’exercer un pressing proche de la surface adverse pour que l’adversaire ait des difficultés dès la relance. La seule chose à faire avec eux, c’est de presser pour qu’ils récupèrent, jouent et se ruent vers la surface comme s’ils jouaient avec leurs amis.
Avez-vous l’impression qu’avec ces renforts, vous devez encore faire vos preuves en tant qu’entraîneur ?
D.S. : C’est un défi continu depuis que je suis arrivé un 25 décembre (2011) avec l’objectif depuis quatre ans et demi de faire de l’Atlético une des meilleures équipes au monde. Comment ? En étant gênant, en s’imprégnant de l’essence du club, parce que dans le football il y a des équipes qui ont une histoire et qu’il est difficile de la modifier. Tu peux dire : « J’aimerais jouer comme le FC Barcelone. » Mais nous ne sommes pas le Barça et on ne le sera jamais. Si tu veux importer cette manière de jouer, il est très difficile de la faire perdurer parce ce que ce qui te fait durer, c’est l’histoire, l’essence du club, c’est la force qui t’a amené à être une grande équipe. Par une manière qui t’est propre.
Qu’est-ce qui a été le plus compliqué pour renforcer l’équipe ?
D.S. : Le plus compliqué dans la vie est de se réinventer et de se stabiliser. Et le plus difficile dans le football, c’est de trouver l’endroit où vous voulez évoluer. On a beaucoup de joueurs qui ont voulu être là où ils sont. Godín et Juanfran veulent continuer, Gabi continue d’aller de l’avant, Filipe, Oliver et Torres ont voulu revenir, Griezmann fait déjà partie de la famille… Plus qu’une équipe, nous sommes une famille, une vraie famille. Évidemment que nous avons des problèmes en interne, qu’il y a des joueurs mécontents de leur temps de jeu. Donc éventuellement, je peux être le papa comme Miguel Angel Gil (fils de l’ancien président) ou Enrique Cerezo (président) leur grand-père.
Suite aux critiques reçues pour le mauvais match réalisé contre Astana (0-0, le 3 novembre dernier en phase de poules, ndlr), vous avez dit que l’Atlético était une équipe de contre-attaque et qu’une autre manière de jouer serait se méprendre, mais l’équipe du doublé (1996) n’était pas une équipe de contre-attaque.
D.S. : Je ne crois pas, on jouait de manière très directe sur Kiko et Penev qui n’étaient pas très rapides mais qui avaient une grande intelligence et une grande vision du jeu. On manquait de liants derrière. On était une équipe davantage axée sur la finition. On avait Pantic qui jouait bien entre les lignes mais je crois que cette saison-là j’avais marqué 12 buts et Caminero (attaquant) 11 buts, une folie puisque je me projetais avec Geli et Toni sur les côtés.
En tant que joueur, vous passiez peu de fois la balle en retrait.
D.S. : J’ai toujours gardé la notion suivante – mauvaise ou non, et que j’ai toujours en tant qu’entraîneur – : j’essaie d’inculquer à mes milieux de terrain tout ce que je sais. Leur premier objectif, c’est de transmettre au 9 ou au meilleur joueur de l’équipe. Bien sûr, parfois il n’y a plus de solution pour ouvrir le champ, mais la première chose à laquelle on doit penser pour attaquer, c’est que l’organisation soit du ressort des meilleurs joueurs de l’équipe. Le buteur et celui qui te fait bien jouer. Dans notre cas, c’est Koke et Griezmann. Si en tant que milieu de terrain, tu penses en premier à Juanfran, Filipe, Giménez, Savic, Godín…. non seulement tu retardes l’attaque mais au meilleur joueur de notre équipe, tu lui fais perdre son temps.
Vous avez fait évoluer l’équipe autour de Falcao, puis autour de Diego Costa puis autour de Mandzukic. Maintenant, c’est autour de Griezmann, est-ce que c’est une difficulté supplémentaire que les neufs ne marquent plus autant qu’auparavant ?
D.S. : Je ne vois pas les choses de cette façon. Ce sont les circonstances qui veulent ça, si on avait concrétisé nos occasions, Jackson serait à 7 buts, Fernando en aurait mis sept de plus et Vietto, cinq ou six. C’est une question de précision dans le dernier geste parce que les situations, on les a. C’est si on n’avait pas ces situations que je serais préoccupé. Mais il est vrai que nous avons besoin de marquer ces buts pour grandir encore.
Ne pensez-vous pas avoir fait une erreur d’avoir mis Fernando Torres sur le banc après avoir marqué deux buts contre le Real Madrid en Copa Del Rey (le 15 janvier dernier, ndlr) ?
D.S. : Après ce match, on a joué Eibar et Mandzukic a marqué deux buts, donc je ne crois pas m’être trompé. Fernando, c’est le travail, le cœur, la hiérarchie, le détail. Il a besoin de marquer son 100ème but pour s’enlever cette pression.
Griezmann est-il déjà un « crack » ?
D.S. : Être un « crack » repose sur le caractère rebelle et l’ambition que tu as. Ce qui m’a toujours plu, c’est qu’il a toujours interprété le message que l’effort ne pouvait pas faire de mal au talent, au contraire, il lui donne encore plus de force. C’est noble. Le problème, c’est pour celui qui se cache. Lui, avec nous, il a des problèmes. Celui qui est noble, même s’il est moins bon, nous négocions. Avec la tête de mule, l’égoïste, jamais.
Comment expliquer la mauvaise passe puis le retour en forme de Koke ?
D.S. : Depuis le match face au Bétis Séville, il a énormément progressé. La saison passée, il était irrégulier, mais il avait toujours cette vigueur qui ne l’a jamais quitté. Il peut faire une erreur dans la précision mais il ne va pas aller d’un côté quand il faut aller à l’autre. Il progresse en tant que joueur et en tant que personne, ce qui est normal, et c’est pour ça qu’on lui a donné par moment le capitanat, qu’on a parlé avec lui de cette étape et du joueur différent qu’il allait devenir dorénavant.
Saúl a gagné votre confiance après ce qu’il a enduré face à Leverkusen jusqu’à presque s’évanouir (suite à un coup lors du match aller de ce 1/8ème aller de Ligue des champions, le joueur avait été conduit à l’hôpital pour un œdème au rein, ndlr) ?
D.S. : Non. Il a obtenu ma confiance quand je l’ai écouté dans ses déclarations ou quand je le vois dans le vestiaire. Il n’a pas obtenu ma confiance sur le terrain, parce que sur le terrain, je sais ce qu’il vaut. Il est noble, fort, travailleur, rebelle, dur au mal… Il ne dit pas pas « j’ai besoin de plus de minutes », mais « j’apprécie les minutes que je passe sur le terrain avec l’Atlético, à me battre pour l’équipe pour atteindre l’objectif. »
Et quand il dit qu’il ne veut pas jouer sur le côté ?
D.S. : À l’heure actuelle, il n’a rien dit. Mais comment ne pouvez-vous pas jouer sur le côté si vous avez une bonne conduite de balle, que vous savez centrer à mi-distance, que vous pouvez être à la conclusion… ? Jouer au milieu est très difficile. Koke a toujours du mal et sachez bien que je suis le premier à vouloir qu’il joue là. Il n’y a pas de hasard si le meilleur est Gabi qui approche la trentaine avec Tiago qui a 34 ans, qu’à 35 ans Pirlo menait la Juve, que Xabi Alonso continue d’être le meilleur, que Busquets a une calculette dans la tête. Non, ce n’est pas facile de jouer au milieu.
« Ce jeu, c’est comme la vie. Je ne cesserai jamais de le dire »
Gabi a résolu le problème de la blessure de Tiago.
D.S. : Gabi s’est bien adapté parce qu’il a la vitesse, parce qu’il sait relancer rapidement en transition et parce qu’il perd peu de ballons.
Et Kranevitter (tout juste arrivé de River Plate, ndlr) ?
D.S. : Je le compare à Mascherano ou à Matías Almeyda. Comment est-ce qu’il va arriver, comment il évoluera avec nous, c’est une inconnue et une attente à la fois. C’est un milieu récupérateur avec un gros volume de jeu, discipliné, avec encore beaucoup de progrès à faire. Il est jeune et comme je l’ai dit, ce n’est pas facile de jouer au milieu. C’est comme confier votre fils à quelqu’un pour qu’il traverse la rue, vous ne pouvez pas le confier à n’importe qui.
Et comment avez-vous vécu votre cohabitation avec Redondo au sein du double pivot de l’Argentine ?
D.S. : Ça n’a pas très bien fonctionné lors de la Copa América en 93 (que l’Argentine remportera, ndlr) et ce fut lamentable lors du Mondial 94. On ne pouvait pas le gagner avec tout ce qui s’est passé. On était trop différents. Lui voulait jouer, moi je voulais attaquer, je travaillais et j’étais meilleur dans la verticalité et lui avait plus de talent et s’exprimait davantage dans la relance. Il me faisait toujours rire parce qu’il me disait : « On va jouer. » Je lui donnais mais il ne me la rendait pas. Et je lui disais : « On va jouer quand je l’ai ! » Mais il avait raison de ne pas me la donner, il la donnait à Maradona.
Parlez-nous un peu de Maradona.
D.S. : J’ai appris de lui la passion avec laquelle il vit ce jeu. Ce qui m’a le plus surpris c’est qu’aucun des joueurs avec qui il a joué ne lui reproche quoi que ce soit. Et ça, ça veut dire que le type a toujours eu une bonne relation avec ses coéquipiers. Il est d’une noblesse immense. À Séville, avec Claudia (sa femme), je mangeais tous les jours chez lui. J’avais 22 ans, j’étais seul et ce sont des choses qui ne s’oublient pas.
En tant que joueur, il avait beaucoup de poids dans le vestiaire.
D.S. : Les Ruggeri, Maradona, Goicoechea, Tata Brown, Giusti, el Checho Batista, Basualdo, Henrique… Ce sont ceux qui m’ont vacciné. Ils m’ont fait comprendre que ce jeu, c’est comme la vie. Je ne cesserai jamais de le dire. Si dans la vie tu es noble, dans le travail tu es noble. Si tu veux profiter de la vie, tu veux prendre l’avantage dans le jeu. Si tu es tordu en dehors du vestiaire, tu l’es au sein du vestiaire…
Et vous comment vous êtes ?
D.S. : Transparent, tel que vous me voyez. Mon visage me trahit. Malheureusement, on voit quand je suis en colère ou triste. On me dit que je dois changer mon masque, mais je ne peux pas.
Propos traduits par Romain Laplanche