Quand le FC Sankt Pauli, club le plus rock’n’roll d’Allemagne, annonce le 16 décembre 2014 la signature d’un nouvel entraîneur de 61 ans, beaucoup d’observateurs sont perplexes. Même si celui-ci a la réputation de sauver quasiment n’importe quel club de la relégation, il paraît trop ringard et vieillot pour le club d’Hambourg. Il arrive pourtant à sauver sa nouvelle équipe lors de la dernière journée et les supporters se mettent à l’heure actuelle à rêver d’une possible remontée en Bundesliga. Ce succès populaire était toutefois prévisible au vu du profil du coach en question : Ewald Lienen.
Les débuts : de la Westphalie aux sommets de l’Europe
Le petit Ewald voit le jour le 28 novembre 1953 à Schloß-Holte, dans l’ouest de l’Allemagne. Après avoir été formé dans sa ville de naissance, il signe son premier contrat pro en 1974 à l’Arminia Bielefeld, seulement une vingtaine de kilomètres au nord. La formation westphalienne est alors en 2. Bundesliga, et rapidement, l’attaquant de 21 ans se fait remarquer. Après une montée ratée en 1977, il décide de quitter sa région d’origine pour rejoindre le Borussia Mönchengladbach. Le club est à l’époque triple champion en titre et vice-champion d’Europe. La saison suivante, Gladbach termine vice-champion, perdant à la différence de buts contre le 1. FC Cologne, malgré une victoire 12-0 face à Dortmund, lors de laquelle Lienen entre à la 77e et marque le onzième but. Les départs au début de la saison suivante de joueurs comme Berti Vogts ou Jupp Heynckes, assurent à Lienen une place de titulaire. Il prend de l’importance au sein du groupe, et malgré son petit nombre de buts, sa contribution va bien au-delà de ses statistiques. Même si le club ne parvient qu’à accrocher la 10e place à la fin de la saison, les joueurs emportent tout de même la coupe de l’UEFA face à l’Étoile Rouge de Belgrade, la deuxième et dernière de son histoire. Mais après les premiers succès, Lienen va connaître quelques malheurs qui vont changer ses plans.
Les malheurs d’Ewald
En 1981, il décide d’arrêter sa carrière de footballeur professionnel, à seulement 27 ans. Quand on pense au choc qu’a été, cet été, l’annonce de fin de carrière de l’ancien international allemand Marcel Jansen à l’âge de 29 ans, on peut imaginer la surprise qu’a suscité cette décision. Pourtant, Lienen va se voir dans l’obligation de poursuivre sa carrière : durant l’été, il perd toutes ses économies après avoir été la victime d’un arnaqueur immobilier. Il décide alors de retrouver son premier amour, l’Arminia Bielefeld. Les choses commencent néanmoins très mal pour lui. Lors de la deuxième journée, face à Brême, il est violemment taclé à la cuisse par Norbert Siegmann. Le défenseur du Werder ne le rate pas : il lui taille la cuisse sur 25 centimètres. La blessure est tellement violente qu’on peut voir l’intérieur de sa cuisse à travers la plaie. Mais l’attaquant de l’Arminia se lève, et même s’il sautille sur son autre jambe, il va s’en prendre à l’entraîneur adverse, qui n’est autre qu’Otto Rehagel, qui deviendra le sélectionneur de la Grèce championne d’Europe en 2004. Lienen lui reproche d’avoir poussé son défenseur à agir de la sorte, et les deux hommes se disputent violemment. Il continuera même à exprimer sa colère depuis la civière. Même si la blessure n’a pas de graves conséquences, le joueur portera plainte contre le club du nord, procès qu’il perdra. Il a depuis pardonné à Siegmann, qui est devenu bouddhiste, et il est maintenant ami avec Rehagel. Même si cette blessure est rentrée dans les annales de la Bundesliga comme la pire de tous les temps, Ewald Lienen va surtout de faire remarquer en dehors des terrains. Pas pour des excès en soirées ou des relations avec des top-modèles, mais plutôt pour ses opinions politiques.
Ewald le rouge
Son cœur a beau toujours avoir été à gauche – étudiant proche du parti communiste allemand, femme syndiquée, réputation de hippie à Mönchengladbach… – Lienen a mis un certain temps avant de s’engager. Il commence par le social, en emmenant des groupes de handicapés en vacances. Même si les caméras de la deuxième chaîne allemande, ZDF, l’accompagnent lors d’un de ces déplacements, son bénévolat précède la médiatisation de sa générosité. Mais le joueur de l’Arminia souhaite dépasser l’associatif et s’engager dans le militantisme politique. Dans une interview à Playboy datant de 1982, il exprime toute sa désillusion face à l’exploitation du football professionnel et exprime sa vision politique :
« Pendant qu’on se demande qui marque le plus de buts en Bundesliga, on est au moins sûr que les gens ne parlent pas de centrales nucléaires. »
Ses violentes critiques du système footballistique de l’époque et de certains joueurs et entraîneurs lui valent les foudres de ces derniers, qui tentent de le marginaliser comme un extrémiste. Le football de l’époque est plutôt favorable à l’Union chrétienne-démocrate (CDU) d’Helmut Kohl, successeur de Schmidt en 1982, et plusieurs footballeurs s’engagent pour la droite allemande. Toni Schumacher, le fameux « agresseur » de Battiston, se présente à Cologne sur une liste chrétienne-démocrate aux élections municipales, Karl-Heinz Rummenigge soutient ouvertement la CSU, équivalent bavarois de la CDU, alors un gauchiste comme Lienen fait tache.
Le Westphalien ne se laisse pas abattre. Il avouait dans une interview à l’hebdomadaire politique Der Spiegel datant de 1985 : « Dernièrement, j’allais voter pour les Verts avec des maux de ventre. Avant je votais pour le SPD avec encore plus de maux de ventre. » Lienen s’engage dans différents mouvements pacifistes, notamment les « footballeurs pour la paix », organisation qui s’oppose fortement à la course à l’armement des années 80. En 1985, il doit recevoir le prix du plus beau but du mois d’octobre par la première chaîne allemande, ARD. Lors de l’entretien téléphonique préalable à son passage télévisé, le producteur lui demande ce qu’il compte porter, question que le joueur trouve un peu bizarre. Il se rend vite compte que le producteur fait référence au pull « footballeurs pour la paix » qu’il porte régulièrement. Furieux, il exige d’avoir l’autorisation de porter ce qu’il souhaite, les accusant de laisser d’autres joueurs porter leur équipementier en gros sur leur vêtement. Les deux parties arrivent à s’accorder sur un badge pacifiste que le joueur aurait le droit d’arborer.
Plus tôt dans l’année, Ewald Lienen avait franchi le pas de se présenter devant les électeurs. Aux élections au parlement du Land de Rhénanie-du-Nord-Westphalie, dans lequel sont aussi bien les villes de Bielefeld que de Mönchengladbach, il figure en 6e position sur la « liste pour la paix », liste pacifiste d’extrême gauche. Même si la liste ne fait que 0,66% des voix, cette expérience classe le joueur définitivement dans la case des joueurs engagés, image qu’il garde jusqu’à aujourd’hui, puisque la plupart des interviews qu’il donne comportent des questions politiques.
Lienen s’investit également pour ses collègues : avec d’autres joueurs, ils fondent en 1987 le premier syndicat de footballers professionnels, le VDV, le rassemblement des joueurs de football sous contrat. Il est à l’heure actuelle considéré comme le premier syndicat du football professionnel, et il aide notamment les joueurs à bien préparer leur vie après le football.
De Duisbourg à la Roumanie : la carrière d’entraîneur de « Zettel-Ewald »
Après un retour entre 1983 et 1987 à Mönchengladbach, Lienen connaîtra sa dernière destination comme joueur à Duisbourg. Il termine sa carrière en 1992, après 333 matchs de Bundesliga, à l’âge de 38 ans. Pour un homme qui voulait arrêter sa carrière à 27 ans, c’est assez ironique. Pendant qu’il finit sa carrière de joueur, il se forme en tant qu’entraîneur, obtient la meilleure note de sa promo et prend dès 1989 l’équipe réserve. Un an seulement après sa retraite de joueur, le club lui demande de reprendre l’équipe première et Lienen se retrouve propulsé entraîneur dans l’élite du football allemand. Après une première saison à succès, lors de laquelle le club joue les trouble-fêtes en étant même leader le temps de la 22e journée, la saison d’après est catastrophique, et l’entraîneur est démis de ses fonctions dès le mois de novembre.
C’est alors qu’un vieil ami l’appelle auprès de lui : Jupp Heynckes. Heynckes c’est, en tant que joueur, 4 titres de champion d’Allemagne, une Coupe de l’UEFA, mais surtout un titre de champion d’Europe et une Coupe du monde avec la Mannschaft, et en tant qu’entraîneur, deux Ligues des champions et trois titres de champion d’Allemagne, dont le triplé 2013 avec le Bayern. Les deux hommes ont déjà eu deux relations footballistiques : tout d’abord coéquipiers, le temps d’une saison, avec Lienen, dans sa première saison à Mönchengladbach, qui est essentiellement le remplaçant d’office de Heynckes, pilier du Borussia ; puis dès la saison suivante, entraîneur-joueur, aussi bien lors du premier passage de Lienen à Gladbach que lors du second. Les deux s’entendent bien, mais le coach garde toujours un œil sur l’activité politique de son joueur, le prévenant que son engagement ne devait pas empiéter sur son métier. Mais quand il arrive à Tenerife, il sait qu’il peut compter sur Lienen pour en faire son adjoint. La triple-relation entre les deux est un cas à part dans le paysage du football moderne. Ils parviennent ensemble à atteindre les demi-finales de la Coupe de l’UEFA avec le club espagnol et à le qualifier de nouveau pour l’Europe. La saison suivante, le succès n’est pas vraiment au rendez-vous, et l’aventure s’arrête parce que Heynckes rejoint le Real Madrid pendant que Lienen devient entraîneur numéro un au Hansa Rostock.
Contrairement à Sankt Pauli, Rostock est dans une région où l’extrême droite est très présente, mais le gauchiste parvient tout de même à se faire respecter, surtout qu’il parvient à presque qualifier le club pour la Coupe de l’UEFA, la manquant à un point près. La saison suivante se passe beaucoup moins bien, et Lienen est démis de ses fonctions deux mois avant la fin de la saison. Il signe dès la reprise au 1. FC Cologne, et parvient dès sa première saison à ramener le club en Bundesliga. Les supporters du club le traitent comme un héros, lui dédiant notamment une chanson. Son habitude de se servir de petits carnets dans lesquels il note tout devient un de ses traits d’entraîneur et il se fait surnommer « Zettel-Ewald », Ewald les petits papiers. Mais, malgré une bonne première saison dans l’élite, il perd son poste en janvier 2002. Il revient à Tenerife pour un peu moins d’une saison, avant d’être rappelé à Mönchengladbach en tant qu’entraîneur. Grosse déception personnelle : il a beau sauver son club la première saison, il se fait renvoyer la saison suivante. Lienen digère très mal d’avoir été traité de cette façon par le club de son cœur. Il passera ensuite par Hanovre, où il restera un an et demi.
Lienen va alors quitter l’Allemagne, pas pour l’Espagne cette fois mais pour la Grèce. Il signe en 2006 au Panionios Athènes. Il devient un héros local, car cette petite équipe qui souffrait par le passé pour se maintenir en Super League grecque atteint la Coupe de l’UEFA. Cette nouvelle épopée grecque lui vaut le surnom par le magazine 11 Freunde de « Zettel-Zeus », Zeus les petits papiers. Mais l’aventure s’arrête encore au bout de 2 saisons. Il va ensuite enchaîner les clubs : une saison à Munich 1860, deux mois à l’Olympiakos, six mois à Bielefeld mais n’arrivera pas à sauver le club de la descente en 3. Liga, retour pour une saison en Grèce à l’AEK, et enfin il sera le premier Allemand à entraîner un club roumain, l’Oțelul Galați, qu’il quitte au bout d’une saison. Après 12 clubs, dans lesquels il n’est jamais longtemps resté, les observateurs pouvaient se demander si Lienen allait pouvoir encore rebondir à l’âge de 60 ans. Mais c’est justement là qu’il trouve le club idéal pour lui : le FC Sankt Pauli.
Sankt Pauli réveille le révolutionnaire en Lienen
Nous sommes en décembre 2014, le FC Sankt Pauli est dernier du championnat de 2e division allemande avec seulement 13 points. Son retard sur le premier non-relégable se creuse de jour en jour et le club alternatif commence à craindre une descente en 3. Liga. Mais comme le dit l’expression allemande « Not macht erfinderisch », la détresse rend inventif : ils appellent à leur rescousse Ewald Lienen, comme leur dernier joker. Son premier match est le deuxième de la phase retour, le dernier avant la trêve hivernale. Sankt Pauli reçoit Aalen, autre candidat à la descente. L’électrochoc fonctionne, les hommes en marron l’emportent 3-1 et passent la trêve à la 16e place. Néanmoins tout n’est pas rose, et contre des équipes qui ne se battent pas pour le maintien, le club hambourgeois a plus de mal, se retrouvant même plusieurs fois à la dernière place, jusqu’à la 26e journée. Le club a alors 4 points de retard sur le premier non-relégable, Munich 1860. L’ambition est rabaissée à la 16e place, synonyme de match de relégation contre le 3e de 3. Liga. Mais c’est à ce moment-là qu’arrive le réveil de la bête. Sankt Pauli flanque un 4-0 à Düsseldorf, pendant que les Munichois perdent, les rapprochant d’un point. Malgré deux défaites, le club arrive à battre les plus grosses équipes de la division : Kaiserslautern, RB Leipzig et gagne 5-1 face à Bochum. L’équipe remonte à la 14e place, et malgré une défaite face à Darmstadt lors de la dernière journée, Sankt Pauli finit 15e et se sauve. Lienen y devient définitivement un héros.
Comme l’explique le blogueur et podcasteur Maik Krükemeier sur la ARD :
« Il y a quelque chose de spécial quand un entraîneur fait le tour du stade avant le match pour motiver les supporters, personne ne l’avait fait jusqu’à maintenant, en tout cas pas chez nous. […] Normalement Sankt Pauli ne fait pas dans le culte de la personnalité, qu’un entraîneur y arrive a quelque chose d’exceptionnel ».
Les superstars du rap allemand Fettes Brot du rap allemand Fettes Brot, originaires d’Hambourg et aficionados de Sankt Pauli, écrivent une chanson à la gloire d’Ewald Lienen qu’ils postent sur YouTube juste après la fin du dernier match. Les supporters commencent à produire des autocollants à son effigie, lui donnant le surnom de « Chéwald », en rapport à son passé gauchiste et sa capacité d’emmener son équipe dans cette bataille qu’est le football. Mais la connexion s’explique surtout par les valeurs partagées aussi bien par les supporters que par l’entraîneur.
Le culte de Sankt Pauli vient surtout des fortes idées politiques que portent le club et ses supporters, notamment depuis les années 80 : antifascisme, anti-homophobie, antisexisme, pacifisme, 20.000 fans sont membres du club et participent activement aux décisions. Ces valeurs sociales et de démocratie de base sont aussi celles d’Ewald Lienen, comme il le dit lui-même :
« Je soutiens entièrement les positions sociétales et politiques du FC Sankt Pauli, contre le racisme, le fascisme, le sexisme ou l’homophobie pour citer quelques exemples. […] Personne dans le football peut ne pas prendre ses responsabilités sur ce principe, que ce soit les joueurs, les entraîneurs, les responsables des clubs ou les journalistes. »
Cette saison, lors du scandale du logo de RB Leipzig, Lienen a exprimé son avis et a entièrement donné raison à son club : « Sankt Pauli n’a pas envie de faire de la pub pour Red Bull ! ». L’entraîneur du club alternatif s’est beaucoup exprimé sur la récente crise des réfugiés. Il a d’abord lancé un appel à tous les clubs professionnels allemands en leur demandant d’apporter leur aide à ces femmes et ces hommes qui fuient la guerre. Sankt Pauli a produit des T-shirts « Refugees Welcome » que Lienen a porté lui-même et le club a organisé un match amical contre le Borussia Dortmund dont les profits sont allés à l’aide de ces populations. Mais ce sont surtout ses propos après le match qui ont attiré l’attention des médias. Interrogé sur la crise sociétale que traverse l’Europe face à cette arrivée de personnes, il a eu, après avoir exprimé de nouveau l’importance de se montrer généreux et ouvert, un message pour les fascistes et autres populistes de droite : « Ce sont des malades ! »
Dans une récente interview à 11 Freunde, Ewald Lienen revient sur ses opinions politiques et exprime son admiration pour « l’utopie », comme il l’appelle, qu’est le club de Sankt Pauli. Elle correspond à un système qui devrait, selon lui, s’appliquer à tout le pays : tout le monde est tenu responsable et tout le monde participe aux décisions. Il exprime aussi qu’on ne peut rien atteindre sans utopie ni rêves. Décidément, on ne se refait pas, et parfois c’est tant mieux.