En voilà un qui aurait sans doute fait des merveilles s’il était allé à la rencontre de Pierre Bellemare sur le plateau de La Tête et les Jambes. Venu en France pour faire ses études dans les années 1950, le talent d’Eugène N’Jo Léa l’a rapidement propulsé sur les terrains de première division, notamment sous le maillot des Verts de Saint-Etienne. Au-delà de ses exploits sur les terrains, N’Jo Léa aura surtout été l’instigateur d’un combat en faveur des droits des joueurs à l’époque où les présidents de clubs étaient tout-puissants.
Le 17 janvier 1932, la Fédération française de Football Association autorise les clubs de football à employer des joueurs professionnels. Six mois plus tôt, à des milliers de kilomètres de Paris, Eugène N’Jo Léa est né au Cameroun, dans une partie du pays sous tutelle française. Il faudra attendre une trentaine d’années pour que ces deux événements viennent à se mêler dans une histoire commune : celle d’une révolution dans le football français.
Un statut bâtard pour les joueurs, l’époque des présidents-rois
Les premières décennies du football professionnel en France sont marquées par un usage hasardeux du statut du joueur professionnel, bien souvent à l’avantage des clubs de football. Les années 1950 sont pourtant florissantes pour le football français. La génération des Kopa, Fontaine et Jonquet ne cède qu’en demi-finale du Mondial suédois en 1958 alors que le Stade de Reims participe à deux finales de Coupe d’Europe des Clubs Champions.
Pourtant, le football professionnel français se développe à l’époque au détriment des joueurs, avec notamment des contrats jusqu’à 35 ans qui donnaient toute latitude aux clubs pour profiter de leurs joueurs jusqu’à cet âge avancé. Bernard Hiégel, ancien joueur de Tours, Béziers et Angers, relate cette époque dans une étude de Jean-Michel Faure et Charles Suaud, intitulée Un professionnalisme inachevé : « Nous étions pieds et poings liés. Quand un club s’intéressait à vous, vous n’aviez aucun moyen de discuter si votre club voulait vous garder. Il fixait un montant inabordable. C’était toujours unilatéral. C’était la dictature des dirigeants. Mais d’un autre côté, il faut bien voir aussi qu’on n’était pas malheureux, parce que c’était une profession, si l’on peut appeler cela une profession. Moi, je faisais la comparaison avec des copains qui étaient profs, du point de vue de la rémunération. Ils gagnaient environ 1000 francs et moi j’avais 50% de plus. C’était quand même extraordinaire de pouvoir faire son métier, et d’avoir la possibilité d’apprendre un tas de choses et de voyager. »
Le modèle répandu à l’époque est celui du président de club-notable local qui dispose de son club et des joueurs comme bon lui semble. L’exemple des frères Laurant, patrons de Sedan dans les années 1950, est révélateur. Les deux frères, notables et propriétaires des Draperies sedanaises, conçoivent le sport professionnel d’une manière bien particulière où les footballeurs sont des ouvriers comme les autres. Yanny Hureaux, dans son livre sur l’histoire du club de Sedan intitulé Le Défi de Sedan, est très clair sur les méthodes des anciens patrons : « pas question d’offrir de l’argent aux joueurs sollicités. D’abord, ce sont des amateurs et puis, pour les frères Laurant, le travail, comme le sport, c’est une vertu. Donc aux futurs avant-centres, les frères Laurant proposeront un emploi sûr, aux Draperies ou dans d’autres entreprises locales. Les footballeurs, l’entraîneur, seront donc des ouvriers ou des employés. La sueur des maillots se mêlera à celle de leurs bleus d’ouvriers ou de leurs blouses d’employés. Le sport, c’est la vertu, donc le sport, c’est le travail, le vrai, à l’usine. » Cet esprit des footballeurs-ouvriers n’empêchera pas Sedan de briller dans les années 1950, accédant à l’élite française et remportant la Coupe de France en 1956.
Si les joueurs sont conscients d’un rapport de force inéquitable entre eux et les propriétaires des clubs, l’état d’esprit dans les années 1950 reste celui du plaisir d’être footballeur professionnel sans volonté réelle d’en demander plus comme le reconnaissait Raymond Kopa dans le livre de Bernard Verret, qui lui est consacré : « Chaque fois que j’entrais sur un terrain, je me disais : ‘Quand même Raymond, quelle chance tu as de faire un métier extraordinaire. Quel sacré veinard. Imagine un peu que tu pourrais être dans les gradins en train d’admirer deux équipes en attendant l’heure de descendre à la mine. Tu te rends compte de ton bonheur ?’ Et je m’en rendais parfaitement compte. »
N’Jo Léa arrive en France pour étudier mais enfile bien vite les buts avec les Verts
C’est dans ce contexte qu’Eugène N’Jo Léa débarque en France de son Afrique natale. Mais le football, surtout professionnel, n’est alors pas du tout son objectif. Eugène est venu en France pour étudier. Il débarque dans la région de Saint-Etienne au début des années 1950. Eugène joue malgré tout au football au niveau amateur pour se faire plaisir. La légende veut que lors de son premier match avec une équipe locale, il plante onze des douze buts de son équipe. Bien entendu, l’exploit du nouvel arrivant fait vite le tour du microcosme footballistique régional et N’Jo Léa débarque chez les Verts de Saint-Etienne. L’équipe du Forez n’est alors qu’une parmi d’autres dans l’élite du football français, sans performance notable.
Mais l’arrivée de N’Jo Léa se couple avec celle d’un autre grand espoir qui débarque de Sétif : Rachid Mekhloufi. La première saison se déroule plutôt bien pour la nouvelle paire prometteuse de Saint-Etienne. Lors de l’exercice 1954-1955, les Verts remportent la coupe Drago (consolante de la Coupe de France) avec des buts d’un des deux compères à chaque tour. L’Olympique Lyonnais est notamment écrasé en demi-finale 4-0 avec deux doublés de Mekhloufi et N’Jo Léa.
Sous la houlette de Jean Snella, les Verts se construisent année après année. Jusqu’au titre de 1957, le premier de l’histoire de Saint-Etienne. Cette saison-là, le duo magique marque 54 buts à eux deux en première division. N’Jo Léa a alors 26 ans. Saint-Etienne découvre la Coupe d’Europe des clubs champions pour la première fois contre les Glasgow Rangers. Si les Verts ne gagnent plus le titre les saisons suivantes, N’Jo Léa reste le meilleur buteur de l’équipe trois saisons consécutives jusqu’à son départ… à l’Olympique Lyonnais.
Les études le mènent à Lyon puis Paris
Malgré ses exploits sur le terrain, Eugène N’Jo Léa reste serein et sait pourquoi il est venu en France : pour obtenir ses diplômes universitaires et probablement se lancer dans une carrière de diplomate. L’impossibilité de continuer ses études à Saint-Étienne l’envoie alors à Lyon, qui dispose d’un campus universitaire. N’Jo Léa restera deux saisons à l’Olympique Lyonnais, faisant notamment la paire avec Nestor Combin.
L’été 1961 marque son départ pour Paris où il est reçu à l’Institut des hautes études d’Outre-mer. Bien entendu, il quitte l’Olympique Lyonnais et signe au Racing Club de Paris. Mais il ne jouera que deux matchs sous la célèbre tunique rayée bleue et blanche. Si N’Jo Léa a tiré un trait sur sa carrière professionnelle de football alors que les exigences universitaires deviennent de plus en plus importantes, il n’en reste pas moins plein de bonnes idées pour reformer le football professionnel français. L’une d’elles engendrera la création de l’Union Nationale des Footballeurs Professionnels : UNFP.
La création de l’UNFP
Fort de ses études en droit, de sa connaissance du milieu et de son palmarès, N’Jo Léa s’associe avec l’idole de 1958, Just Fontaine. Ce dernier se rappelle d’Eugène en ces termes sur le site officiel de l’UNFP : « Il fallait une idée et Eugène en a eu une. Créer un syndicat de footballeurs. Eugène, il avait une idée toutes les 30 secondes. »
L’époque est propice à la création de ce syndicat. À Sedan par exemple, les frères Laurant commencent à avoir du mal à convaincre les nouveaux footballeurs avec leur credo de footballeur-ouvrier. En 1957, les cyclistes se sont eux-même organisés en union pour créer l’Union des Cyclistes Professionnels Français sous la houlette de Geminiani et des frères Bobet.
C’est d’ailleurs un jeune juriste, qui travaille pour l’UCPF, qui va aider Fontaine et N’Jo Léa à créer l’UNFP : Jacques Bertrand. N’Jo Léa sera le cerveau de l’opération, Fontaine son image et Bertrand le technicien. Le trio fonctionne parfaitement, à l’instar de celui entre Delon, Maria Volonte et Montand dans le Cercle Rouge. Chacun réalise parfaitement sa tâche et le trio est complémentaire. Le 16 novembre 1961, l’UNFP est officiellement créée.
Le combat reste long pour les footballeurs
Bien entendu, l’initiative est guère appréciée du côté des propriétaires de clubs de football. Le dialogue n’amène aucun résultat pendant les premiers mois de la création de l’UNFP, les patrons de club n’étant pas disposés à renier leurs pleins pouvoirs et les contrats à vie pour les joueurs.
Il faut alors qu’une autre figure du football français mette les pieds dans le plat. Début 1963, le meilleur footballeur français de l’époque, Raymond Kopa, s’exprime dans la presse et déclare que « les joueurs sont des esclaves ». L’affaire fait grand bruit et Kopa écope d’une suspension de 6 mois avec sursis. Mais cette sortie médiatique était indispensable, comme il le rappelle dans son autobiographie Kopa par Raymond Kopa : « En juin 1963, je jette un pavé dans la mare en accordant un entretien à un journaliste. C’est Dominique Colonna, le gardien du Stade de Reims, qui m’a demandé de le faire. Lors de cette entrevue, je vide mon sac, dis ce que j’ai sur le coeur sur la manière dont sont traités les joueurs liés à vie au club de leurs débuts. Je trouve choquant que les dirigeants puissent décider seuls de la carrière d’un footballeur, négocier son transfert sans même l’en avertir, prendre des sanctions financières sans qu’il soit en mesure de se défendre. Je réclame pour tous la liberté que j’ai acquise pour moi, à force de volonté. J’ai eu la chance de décider seul, refusant l’offre du Milan AC, préférant celle du Real Madrid, parce que je tenais à reprendre ma liberté au terme de mon contrat. À la manière du « J’accuse » de Zola, je lance un cri d’alarme : « Les joueurs sont des esclaves ! ». »
Il faut cependant attendre six années supplémentaires pour que ce coup de gueule, des menaces de grève et un ras-le-bol latent des joueurs trouvent finalement gain de cause. Le 12 juin 1969, le contrat à temps est créé. Celui-ci offre plus de droit aux joueurs et surtout la durée des contrats est limitée : un contrat de 4 ans pour les joueurs de moins de 24 ans, 3 ans pour ceux de 24 à 27 ans et une année pour ceux de plus de 27 ans. Les footballeurs français font figure de précurseurs au niveau européen et sont admirés par leurs collègues étrangers.
N’Jo Léa se consacre à sa carrière de diplomate mais tente de secouer le football africain
Peu après la création de l’UNFP, N’Jo Léa range ses crampons. Le costume de diplomate prend la place de ses affaires d’entraînement dans sa garde-robe. N’Jo Léa le reconnaîtra lui-même : « Je suis footballeur par accident. » Il suivra alors à distance le combat des Fontaine, Kopa et Hidalgo au sein de l’UNFP pendant que sa carrière l’amène à des postes à responsabilités en Europe et en Afrique.
Dans les années 1980, celui qui s’est révélé être un visionnaire pour les footballeurs professionnels français tente d’apporter sa pierre au développement du football de haut niveau en Afrique. Sans succès. Des blocages politiques tueront dans l’oeuf ses projets et lui laisseront un goût amer. N’Jo Léa est mort en 2006 sans avoir pu réaliser ce qu’il voulait pour le football africain.
Aujourd’hui, le nom d’Eugène N’Jo Léa ne dit sans doute rien à la plupart des footballeurs professionnels et des amateurs de ballon rond. Pourtant c’est bien à lui qu’on doit le premier titre de champion de l’histoire glorieuse des Verts mais surtout l’équilibre des droits entre employeurs et employés dans le football français. Un homme de l’ombre sans qui beaucoup de choses seraient différentes aujourd’hui.