Alors que sa première saison à la tête de l’Olympique de Marseille s’achève, une donnée intangible semble floue à l’heure de caractériser Marcelo Bielsa : son rapport aux résultats. L’Argentin serait cet entraîneur pour qui l’idée de faire jouer ses équipes pour le jeu et lui seul l’emporterait sur le résultat. Mais cette question s’avère au final bien plus complexe, ou subtil. Alors, Bielsa, simple hédoniste ?
Vendredi 13 mai 2011, 16 heures, au siège du petit club El Quillá au sud de la ville de Santa Fe, l’ancien sélectionneur de l’Argentine vient prêcher. On lui a demandé. Sans club ni sélection, Marcelo Bielsa possède tout le loisir d’énoncer un discours destiné aux dirigeants de la Ligue de la province et aux journalistes. « L’autre jour, je regardais le match entre Barcelone et le Real Madrid. Barcelone faisait tourner en passant la balle en retrait, utilisait la largeur du terrain et le public applaudissait. Le public a toujours été intolérant quand l’équipe joue en retrait ou par des transversales. Pour moi, la grande réussite du Barça, au-delà du niveau de jeu atteint, c’est de voir son public – on pourrait même parler de public universel – reconnaître son style envers lequel il est tolérant et patient. Il comprend une manière de jouer. Mieux, il assimile ce qui est indispensable pour n’importe quel projet : de quelle façon allons-nous faire les choses. Ce n’est pas la même chose. Nous vivons dans une époque et dans une société dans laquelle on bénit tout ce qui réussit, et tout ce qui n’est pas une réussite, on ne le pardonne pas. Mais la manière de faire les choses, pour moi, est plus importante que ce qu’on obtient. C’est prioritaire. »
Bielsa veut des résultats, mais pas seulement. Il ne les conçoit pas sans la manière, une idée, un projet. Et ça ne date pas d’hier. Dès son plus jeune âge, le trait distinctif de Marcelo Bielsa est son intérêt sans borne pour le football. Petit déjà, le strict minimum lui suffit : une vieille bicyclette noire, une simple chemise, un jean déjà utilisé, des baskets à toile blanche. Il n’allait pas au lit tant qu’il n’avait pas lu la rubrique sportive de la Razon « Dialoguitos en el asfalto ». Et dès le lever, il notait tout ce qu’il devait faire dans un petit carnet qui faisait office d’agenda. L’ordre était déjà son axe et la planification son mode de vie.
Si l’Argentin est présenté comme un romantique du football moderne (le sous-titre d’une de ses biographies le présente comme le dernier, ndlr), son amour de la tâche ne se borne pas au professorat élémentaire ou à l’aventure chevaleresque méritoire. Bielsa veut toujours gagner. Tout le temps, n’importe où, n’importe quand. Lors de sa première conférence de presse sous les couleurs de l’Olympique de Marseille prélude du match contre Bastia, sa réponse à propos des objectifs de la saison était limpide : « Aucun objectif n’est fixé. L’objectif est le prochain match, et essayer de le gagner ». Point. Pas un mot sur le titre, la Ligue des champions ou une qualification européenne. Pour lui, « le football professionnel est toujours conditionné par la victoire, parce que c’est de cette dernière dont il s’agit. Par ce fait, il faut toujours gagner ». Même quand l’Athletic Bilbao se battait sur tous les fronts au printemps 2012 (qualification à l’Europe en Liga, Coupe du Roi, Ligue Europa), son approche ne changea pas d’un iota. En plein rush, il avouait déjà : « Je pense toujours qu’il est indispensable de gagner. […] Je suis sincère. Si vous me demandez combien de points il y a entre notre classement et la quatrième place, je ne sais pas. Je ne sais pas, je ne regarde pas, je ne calcule pas. L’unique chose à faire est d’honorer chaque match que l’on va jouer. Si les joueurs sont en bonnes conditions pour jouer un match, alors ils doivent l’honorer. Pour assumer leur intérêt et celui du groupe. »
Les prémices qui ont légitimé cet état d’esprit ? En 1991, le championnat argentin change de format. Désormais, le champion du pays sera le vainqueur de la finale entre les champions des deux tournois de la saison, l’Apertura et le Clausura. Newell’s Old Boys vainqueur de l’Apertura affronte Boca Juniors. À l’époque, Newell’s est en perte de vitesse, et déjà, le jeune entraîneur donne des directives sans concession. « Je ne me trompe pas, nous sommes faibles. Si nous gagnons la finale, ce sera une prouesse qui restera dans les annales du football. Ce qui m’intéresse n’est pas une défaite digne, je veux gagner. » À l’époque, Bielsa était conscient des difficultés auxquelles le club était confronté avant les matchs décisifs contre Boca. Les Xeneises arrivaient confiants avec le Clausura en poche alors que les hommes de Bielsa n’affichaient plus le même niveau démontré jusque-là. Au final ? Sans Gamboa et Dario Franco durant la double confrontation (la Copa America avait lieu dans le même temps), et au bout des tirs au but (1-1 sur les deux matchs), NOB est sacré champion d’Argentine. « J’ai rêvé à quelque chose qui par chance s’est réalisé : faire jouer Newell’s à un football différent, où le principal risque est le mouvement et où chaque joueur a son rôle à jouer. Me resteront certaines images : Tata Martino balle aux pieds, tête levée avec le choix entre cinq options possibles. Saldana monte, Ruffini repique, Boldrini part en profondeur, Berizzo se défait du marquage et Zamora décroche », répétait un Bielsa extatique. Ce 9 juillet 1991, un groupe d’hommes en condition d’infériorité (eu égard aux conditions) s’est préparé avec l’idée d’excellence. Une excellence poussée à l’extrême par son leader pour atteindre la gloire. Le début de tout. Ses hommes ne sont pas des « gagnants » mais des « champions ».
Sa relation compliquée avec la défaite
Trois titres de champion d’Argentine avec les Newell’s Old Boys et Vélez, une finale de Copa Libertadores face au São Paulo de Telê Santana, une campagne de qualification exceptionnelle pour la Coupe du monde 2002, et puis l’impensable. 12 Juin 2002, l’Argentine favorite de la compétition avec la France championne du monde en titre, est éliminée de la Coupe du monde à la surprise générale. Le pays est ébranlé. Il faut désormais attendre la prochaine compétition importante pour convertir l’espoir suscité par Bielsa. L’opinion est divisée, la presse est impitoyable. Mais le 29 août, Bielsa est reconduit à la tête de la sélection et trois heures et demie durant, il profite de la tribune qui lui est offerte pour exposer sans détour sa vision des choses. La salle se dépeuple au fil des minutes mais qu’importe : « Les gens n’ont jamais eu d’affection à mon égard et je ne la demande même pas. Bon, en réalité si, ça m’intéresserait beaucoup, mais c’est une question de charisme, chose que je n’ai pas. Bien sûr que j’aimerais. Durant des années je me suis dédié à analyser les supporters et ce qu’ils veulent, c’est une sélection qui ne triche pas, qui attaque tout le temps, qui ne spécule pas et qui possède le ballon. Avec la sélection, si l’on parvient à faire cela on pourrait ainsi avoir le respect des gens, mais ceci est un mensonge. Aux gens, l’unique chose qui leur importe, c’est de gagner. Et peu importe la manière. » Deux mois après la plus grande désillusion de sa carrière, Bielsa expose ses vérités les plus sincères, conscient que dans le football moderne règne à son grand dam la victoire et elle seule.
Avant même ce séisme, Bielsa s’était déjà confié au début de son mandat de sélectionneur de l’Argentine. Au lycée Sacré-Cœur de Rosario, Bielsa est venu donner une conférence aux jeunes adolescents. La condition de sa venue repose sur la non-présence de la presse. Si le secret reste entier jusqu’au dernier jour, ses dires finiront par filtrer ; si bien qu’aujourd’hui, cette conférence a valeur d’archives. Pourquoi fait-il souvent référence aux différentes faces de la défaite ? Comment vivre avec une frustration ? Bielsa dévoile la valeur qu’il attribue au succès comme à l’échec avant de peindre en longueur ses pensées les plus profondes. « Je ne me laisserai jamais tenter par les éloges. Dans le football, les éloges sont d’une hypocrisie absolue. Le football est ainsi fait que tu dois être très heureux ou très triste. Défaite ou victoire, sang ou applaudissements sont des valeurs chères à l’être humain. Donc en cas de défaite, je souffre beaucoup de l’injustice du traitement, je n’arrive jamais à maîtriser cela. À chaque fois que nous perdons ou que je suis maltraité, je souffre beaucoup, mais si je réussis, je ne crois pas à la longévité du succès. Comme on ne regarde pas pourquoi tu gagnes, peu importe, ils t’adulent pour avoir gagné et non parce que tu méritais de gagner, en ayant vu comment tu as construit ta victoire. J’ai toujours vu cet étendard qu’est la victoire comme une imposture. » Avant de continuer : « Quand tu gagnes, le message d’admiration est si confus, il te stimule à la fois l’amour-propre et te le déforme. Et quand tu perds, c’est tout le contraire, il y a une tendance morbide à te discréditer, à t’offenser seulement parce que tu as perdu. Dans n’importe quelle tâche, tu peux gagner ou perdre, mais l’important est la noblesse des moyens employés. C’est ça l’important. L’important, c’est le chemin emprunté, la dignité avec laquelle tu suis le chemin à la recherche de l’objectif fixé. Le reste, c’est nous vendre une réalité qui n’en est pas une. » Un entraîneur n’est pas meilleur pour ses résultats, son style, le modèle ou l’identité. Ce qui a de la valeur, c’est la profondeur du projet, les arguments qui le soutiennent, le développement de l’idée. D’ailleurs, dès 1998, Bielsa avouait apprécier des « projets antagoniques ».
S’il admet « mourir » après chaque défaite, comment vit-il l’émotion de la victoire, d’un titre ? 28 août 2004, l’équipe d’Argentine est championne olympique de football. Cinquante deux ans après la dernière médaille d’or pour le sport argentin. Athènes a de nouveaux dieux, et ils jouent au football. Leurs médailles, ils les montrent au monde entier. Sur le podium, ils regardent les couleurs du drapeau, s’émeuvent à écouter l’hymne et reçoivent la couronne de lauriers. Ils saluent leurs familles, les tribunes, prennent des photos pour éterniser ce moment, conscients de faire partie de l’histoire. Lui était là. Il fêtait la chose comme un autre. Avec sa traditionnelle mesure avant de participer aux célébrations au milieu du terrain, de recevoir des embrassades de toutes parts, à partager sa joie et son sourire au monde. Le « succès », il le reçoit comme son meilleur hôte. Marcelo Bielsa est heureux. L’épilogue correspond à la logique de la compétition. Son équipe est sacrée (jamais l’Argentine n’avait été sacré championne olympique) et malgré le caractère historique de la victoire, il vit la chose avec humilité et simplicité.
Bielsa le sait, l’évaluation de la performance est un chemin tortueux. Entre la victoire comme objectif et la manière comme procédé, l’analyse doit être aussi minutieuse que les sessions d’entraînements, le scouting et la rigueur quotidienne. Et gare au raisonnement spéculatif. Quart de finale de la Copa America 1999, l’Argentine perd face au Brésil. Juan Pablo Sorin a beau ouvrir le score, malgré la domination argentine, les individualités brésiliennes suffisent à faire la décision. Le Brésil élimine l’Argentine grâce à des buts de Rivaldo et Ronaldo (2-1) avec opportunisme et en profitant du manque d’efficacité de l’Albiceleste. Comme toujours. Lors de la traditionnelle conférence de presse d’après-match, Bielsa clôt celle-ci en se permettant de présenter son opinion face à ce que certains considèrent comme un « échec ». « Je pense qu’il y a des événements qui demandent un jugement nuancé, et cette élimination s’inscrit dans ce cadre. Il est dit que gagner génère le succès, et que le fait de perdre mène à l’échec. Je l’entends, bien que je ne sois pas d’accord. Parce que de cette manière on évite de présenter des éléments ou des arguments d’analyse. S’il est certain qu’il n’existe seulement que ces deux alternatives, nous sommes plus en relation avec la deuxième option. Mais j’insiste, pour moi le jugement est à nuancer. » L’explication de l’échec ou du succès doit échapper à une binarité inopportune, et plutôt privilégier le raisonnement circonstancié.
Le résultat ? Ses principes doivent l’encourager
Une subtilité dans le raisonnement difficile à comprendre pour le sceptique qui ne voit que par le prisme du résultat la valeur du technicien. L’idée de jeu de Bielsa correspond au terrain : elle transcende les corps et les âmes dans la quête de cimes inexplorées. Se demander si le football de Bielsa ne vise pas le résultat n’a pas lieu d’être, son football total à base de pressing tout terrain, de verticalité, de surnombres et de projections pour quoi est-il là ? Le « bielsisme » n’évoque pas la victoire car cela va de soi, le dogme doit y mener tout droit. Droit vers la postérité plutôt que le simple succès. Qui mieux que les joueurs pour en parler ?
Aux Newell’s, un joueur avait une relation très spéciale avec Bielsa : Alfredo Berti. Quand Bielsa énonçait ses discours dans le vestiaire, ce passionné par la tactique était bouche bée, hypnotisé, dans un état second dans l’assimilation des concepts évoqués. « C’était des discours passionnants. Ils me touchaient il y a vingt ans et je les garde en mémoire encore aujourd’hui parce qu’ils sont enrichissants. Quand on aime le football, on en tire beaucoup de choses. Chaque commentaire était argumenté et Marcelo avait la patience de l’expliquer. On ne trouve pas beaucoup d’entraîneurs qui dédient leur temps pour que celui qui écoute le comprenne le plus facilement qui soit. »
Même chose à Vélez Sarsfield avec Fernando Pandolfi. Joueur ni rapide, ni physique, le milieu de terrain comprenait très vite le jeu. « El Rifle » était un joueur exquis, avec une technique épurée et une bonne frappe, mais peu entrain au sacrifice quand il était question de récupérer le ballon. Jouer au foot l’enchantait, comme jouer de la musique. Si Bielsa était différent, aux antipodes de l’esprit de l’attaquant, il l’estimait pourtant particulièrement. Malgré son effort minimaliste, Pandolfi était un joueur lucide, et Bielsa aimait ça. À sa manière, le joueur s’efforçait de satisfaire son entraîneur. À l’heure des vidéos, Pandolfi était toujours le meilleur élève, le premier à pointer du doigt les erreurs et le premier à comprendre la mise en place d’un nouvel exercice. « À moi, il m’a changé la tête », reconnait-il. « Personne ne m’a transformé comme lui. »
L’histoire de la première journée du Clausura 1998 est un exemple parfait. « La clé du match contre le Racing, c’est Michelini. Si vous suivez Michelini quand on perd la balle, on va gagner, c’est sûr », lui dit Bielsa durant sa causerie d’avant-match. Pandolfi l’écoute, étonné. Ce Racing a des joueurs plus dangereux mais le joueur doit s’astreindre à cet effort spécifique. Vélez gagne le match 2-0 et, a posteriori, grâce à une action. Pablo Michelini frappe et le ballon se dirige vers le but. Celui qui sauve Vélez sur sa ligne n’est ni Chilavert ni un quelconque défenseur, mais Pandolfi après un effort de 40 mètres en suivant Michelini. C’est la confirmation de l’hypothèse dictée par Bielsa et avec elle, l’acquisition des trois premiers points du championnat. « Il était si spontané et si noble dans son idéologie qu’on ne disait rien. Il te parle, tu intègres ce qu’il te dit et après tu découvres les résultats. Il te dit de presser haut pour récupérer le ballon le plus proche possible de la surface adverse pour se créer un plus grand nombre de situations et faire en sorte que les efforts soient moins courts. Si tu intègres l’idée, tout est alors beaucoup plus facile », confesse Kily González qui a côtoyé Bielsa en sélection.
De même, un des joueurs qui s’est le plus identifié non seulement au style mais aussi aux valeurs défendues par l’entraîneur était Juan Pablo Sorin. L’idée d’être maître du jeu, la fierté de porter le maillot, l’orgueil d’être en sélection, ses vertus l’habitaient. Bielsa trouve en lui un joueur idéal pour mettre en pratique sa théorie. « C’est un des entraîneurs auquel je me suis le plus identifié. Il y a eu trois étapes : la première, celle de l’impact et de l’adaptation ; la deuxième, de comprendre clairement que défendre de cette manière répondait au fait d’attaquer tout le temps ; et la troisième, celle de l’explosion, celle de tout donner et plus que tu ne pensais pour l’équipe. »
Roberto Ayala. (DR)
En finale des Jeux Olympiques 2004, Roberto Ayala, victime d’une fracture du ménisque externe, se souvient : « A la mi-temps, j’ai dit au docteur que j’avais une grosse douleur au niveau du genou et il m’a donné des analgésiques. Mais après quelques minutes en seconde mi-temps, la douleur était insupportable. Marcelo m’encourageait depuis le banc et me demandait de faire fi de la douleur parce que c’était le dernier effort. J’ai résisté en pensant à des images qui m’ont aidé à tenir. Je me suis souvenu de la fin de match contre le Brésil lors de la finale de la Copa America qu’on avait regardé avec « el Pupi » Zanetti qui s’est terminée par un coup de massue. M’est aussi passé par la tête Bielsa et tout ce qu’il avait transmis aux joueurs. Et puis l’effort du groupe, un groupe qui était prêt à tout pour gagner quelque chose avec ce maillot. J’ai terminé à genoux en remerciant Dieu. »
Avec le passage de Bielsa à la tête de la sélection argentine, le pays s’est remis à parler de football. Un comble. Les Menottistes et les Bilardistes (issus de l’école de jeu austère de l’Estudiantes) ont été rejoints par les Bielsistes pour reparler de styles, de schémas, et de fonctions en réveillant amour et haine. Bielsa est autocritique lorsqu’il le veut et pas quand on lui demande. L’exigence suscite l’intérêt comme le succès suscite l’éloge, mais le chemin parcouru pour y parvenir est aussi important que l’arrivée. Pour cela, l’éthique est sa compagne, l’engagement dans le jeu sa cause, et l’amour de la tâche son principe immuable.
Le reste, comme l’inauguration de son stade à Rosario devant 20 000 personnes pour récompenser un modèle, une philosophie, un chemin de vie plus qu’un résultat, tout cela il le vit de la même manière : l’homme est flatté mais submergé. Alors comme au Chili, il préfère faire du centre d’entraînement de Juan Pinto Durán son domicile et profiter des contrées de la petite commune de Macul plutôt que du luxe que le président de la Fédération chilienne de football Harold Mayne-Nicholls lui proposait. Une situation plus propice pour faire son marché en bicyclette et profiter d’asados dominicaux.