Les dossiers de Don Revie ne relèvent pas de la chimère. Le site américain d’information sportive, The Athletic, a divulgué en exclusivité un rapport de scouting ordonné par Don Revie du match pour la troisième place de l’Euro 1976 opposant les Pays-Bas à la Yougoslavie. Plongée au cœur de cette mine d’or.
Pour ce dossier-là, Brian Clough n’a pas pu faire grand chose. Successeur de Don Revie à Leeds United à l’été 1974, Clough avait brûlé tout ce qui appartenait de près ou de loin à son prédécesseur et plus farouche rival. Heureusement pour le football, son histoire et ses secrets, Clough n’a pas succédé à Revie à la tête de la sélection anglaise.
Présentation
Le 27 mai dernier, The Athletic a révélé un document exceptionnel : l’un des innombrables dossiers compilés par Don Revie et son équipe. “Transmis” par une source inconnue, ce “dossier” qui fait figure de rapport de scouting concerne le match pour la troisième place de l’Euro 1976 entre les Pays-Bas et la Yougoslavie remporté par les hommes de Rinus Michels après prolongations (2-2, 3-2 a.p.). Un document de plus d’une dizaine pages manuscrites et dactylographiées sur les deux équipes nationales.
Tout au long de sa carrière, Revie a su garder le même appétit pour analyser ses futurs adversaires. Cette soif de savoir passait par une étude profonde et fournie. Revie s’attelait à décortiquer tactiquement chacun d’eux, que ce soit sous l’aspect collectif (flexibilité, spécificités) ou individuel (fiches détaillées). Les scouts désignés étaient priés de connaître aussi bien la routine des combinaisons sur coups de pied arrêtés des équipes en question que de savoir les réflexes du latéral droit de Coventry City avec et sans ballon.
Comme à Leeds, ces dossiers étaient compilés par ses trois fidèles assistants de l’époque, Les Cocker, Syd Owen et Maurice Lindley. Une fois le travail achevé, ils étaient ensuite dactylographiés par le secrétaire du club, Jean Reid. Néanmoins, The Athletic signale d’emblée pour ce rapport-ci que les signatures “LC/JKR” (non visibles sur les photos intégrées ci-dessous) tendent à montrer que Les Cocker et Jean Reid ont été les deux seuls artisans de sa composition et que par déduction, Cocker en fut le seul auteur.
Par ailleurs, certains détails sont intéressants à relever sur la procédure et les conditions de sa confection. Selon The Athletic, la date d’achèvement du rapport daterait du 5 juillet, soit deux semaines et demi après les faits (19 juin). L’ensemble de ce rapport a été finement organisé et fidèle à la procédure habituelle : Les Cocker a présenté ses observations sous forme manuscrite à Jean Reid (cf. la photo d’en-tête) avant que ce dernier ne les retranscrivent sous forme dactylographiée (cf. la photo ci-dessus). D’où les deux supports différents visibles sur les photos présentées. Cocker aurait ainsi fait le voyage au stade Maksimir avec des feuilles appartenant à l’hôtel Intercontinental de Zagreb où séjournait la sélection anglaise pour la compétition afin d’annoter “une partie” de ses observations précise le site. L’occasion de rappeler également que les analyses étaient rédigées en temps réel sans la moindre possibilité de revoir le match en replay comme il en est de coutume aujourd’hui.
Rappelons également qu’au moment des faits, l’Angleterre est déjà éliminée. Et ce depuis bien longtemps puisque les Three Lions ont disparu du tableau dès le premier tour. Alors pourquoi réaliser ce travail ? Quel était l’objectif ? Ce rapport était important aux yeux de Revie dans l’optique d’un match amical face aux Pays-Bas prévu en février 1977. D’autre part, il n’était jamais trop tôt pour collecter des informations sur une formation en progrès comme l’était la Yougoslavie de l’époque. Après la Tchécoslovaquie dans les années 60 (finaliste de la Coupe du monde 1962) et à l’image du Dynamo Kiev de Lobanovski (vainqueur de la Coupe des coupes en 1975), le football de l’Europe de l’Est poursuivait son développement sur le Vieux Continent.
Contenu
Les Cocker rapporte ainsi que la Yougoslavie d’Ante Mladinić a évolué ce soir-là en 1-3-3-3 avec une préférence pour le marquage en zone, des latéraux hauts sur le terrain en phase offensive et Josip Katalinski (alors joueur de l’OGC Nice) dans le rôle du libéro.
Pour compléter son travail analytique, Cocker s’est ensuite occupé des analyses individuelles. Et ces dernières pouvaient être assez explicites. Ainsi, il n’hésite pas à désigner le milieu de terrain Jovan Acimovic de joueur “vraiment gras” ayant “du mal à jouer” en raison de son état physique, ou de décrire Dražen Mužinić comme “une blague en tant que latéral gauche” en précisant néanmoins qu’il avait l’habitude de jouer dans l’axe avec l’Hajduk Split, que ce soit au milieu de terrain ou en défense centrale.
Dans son rapport, Cocker exprime aussi son regret des nombreux décrochages du meneur de jeu yougoslave, Branko Oblak, ce qui invitait les Néerlandais à presser haut. Comme expliqué plus tôt, le dossier ne se résume pas qu’à une analyse tactique collective et individualisée du match et de ses acteurs. Il a ainsi également pris soin d’analyser une à une les situations sur coups de pied arrêtés, que ce soit sur corners ou coups-francs : comment défendait la Yougoslavie sur ces phases et comment elle attaquait.
Compte tenu de la taille de Katalinski, son rôle était clé pour les deux situations, poursuit Cocker. Ainsi, valait-il mieux privilégier de longs ballons au second poteau pour échapper à sa prédominance dans le domaine aérien. “Il est si grand et puissant, aussi grand que Ron Yats (défenseur central de Liverpool)”, prend-il la peine de clarifier pour donner une idée à Revie de son gabarit. Et de préciser sur la faculté des joueurs yougoslaves à gagner du terrain dès lors qu’ils obtiennent un coup franc : “Dans cette compétition, les arbitres l’autorisent” rapporte-t-il, non sans ironie. Oui, au-delà des 22 joueurs, Revie avait aussi pris la peine au fil de sa carrière – et compte tenu des nombreuses polémiques en la matière (d’où le surnom “Dirty Leeds”) – d’analyser également le corps arbitral. Compte tenu de son influence sur le jeu et le résultat, c’était à la fois une façon de se prémunir et un moyen supplémentaire d’échapper à la paranoïa.
Cocker a mené exactement la même démarche pour les Pays-Bas. Une analyse tactique collective suivie d’une étude individualisée de chaque joueur et de la gestion des situations sur coups de pied arrêtés. Éliminée en demi-finale par la Tchécoslovaquie futur vainqueur, la bande à Cruyff était sans sa star pour ce match de classement ainsi que sans Johan Neeskens, Willem van Hanegem et Johnny Rep. Mais pour Cocker, le milieu de terrain batave était ce soir-là aussi impressionnant que durant la Coupe du monde 1974, signe de la maîtrise totale de son style. “Malgré de nombreux changements, les Pays-Bas étaient bien meilleurs, particulièrement au milieu de terrain […]”, peut-on lire distinctement sur la photo ci-dessus. Et d’insister plus loin sur leur domination dans ce secteur : “Les Néerlandais peuvent dormir sur leurs deux oreilles au milieu de terrain si ces joueurs ne sont pas les titulaires habituels.”
Mais selon l’homme de main de Revie, la domination des Oranje n’était pas seulement collective. “Rensenbrink vous écorchera vif en un-contre-un” estime Cocker, avant de se montrer impressionné par la qualité de pied de Ruud Krol et de René van de Kerkhof, deux droitiers qui évoluaient côté gauche dans le 4-3-3 des Pays-Bas. “Laissez Krol libre, toutes ses passes seront au millimètre”, constate-t-il. Séduit par ses prises d’initiative, il admet apprécier particulièrement la capacité de ce dernier à garder son sang-froid pour progresser sur le terrain. “Il veut que vous le mordiez pour vous passer”, écrit-il à ce sujet.
Portée
Des rapports de scouting de ce type sont conservés encore aujourd’hui par Duncan Revie, le fils de Don. À la fin des années 1960 et au début des années 1970, ils étaient ridiculisés par les médias, divisaient les joueurs de Leeds United et encore plus ceux de la sélection. “Le problème en sélection, c’est que les gars n’y étaient pas habitués. Nous, à Leeds, on a grandi avec eux”, témoigne aujourd’hui Eddie Gray.
Plus de quarante ans avant l’utilisation d’outils statistiques ou d’outils d’analyses des performances par les scouts, les recruteurs et la démocratisation des analyses globales ou individualisées, Revie était en avance sur son temps. Après des décennies de récits et de fantasmes sur leur typologie, ce rapport, témoin de son ambition, est un témoignage précieux sur la façon de procéder et d’analyser l’opposition. Et de confirmer, une fois de plus, l’impact de Don Revie dans le champ de l’analyse footballistique.