Rivalité, violence… Des adjectifs entendus très souvent pour qualifier le football argentin. Pourtant des amitiés unissent des groupes de supporters à l’instar de Saint-Étienne-Bordeaux et Lille-Nice en France, ou encore de nombreuses autres en Europe. La plus significative en Argentine lie Tigre à Morón. Une amitié indélébile vieille de 40 ans entre le Matador et le Gallito qui nous mène du quartier de Victoria jusqu’à la banlieue ouest de la province de Buenos Aires. Là où Morón vient de réaliser un exploit retentissant cette semaine en se qualifiant (1-0) pour les huitièmes de finale de la Coupe d’Argentine, se payant le scalpe d’un club de première division, les Newell’s Old Boys de Rosario.
Une alchimie inexplicable. Tigre et Morón s’aiment contre vents et marées. C’est sûrement l’amitié la plus forte du football argentin. En plus de lier les barras-bravas, elle a rassemblé au fil des années l’ensemble des hinchas ressentant désormais une affection pour le club basé à l’ouest de Buenos Aires, Morón, et vice-versa du côté de Tigre. Les années passent et ils sont toujours là, unis par un seul cœur. Pour tenter de comprendre cette relation fusionnelle, il faut remonter le temps, en 1975 pour être précis. Une époque trouble politiquement en Argentine tandis que côté football, River Plate raflera tout sur son passage (championnat Metropolitana et Nacional).
Affrontements avec la police
Tigre et Morón, comme deux équipes ordinaires, se détestent. En ce temps, pas de coups de feu, mais des affrontements au corps à corps, quelques pavés qui volent, bref la violence est aussi de mise. Chaque rencontre entre ces deux clubs est en général accompagnée d’incidents constituant un match à haut risque, une préoccupation permanente pour les effectifs de police, extrêmement rigoureux surtout à cette époque marquée par la répression. Mais un jour de 1975 lors d’un match entre le Matador et le Gallito, un événement se produit et change à tout jamais la relation entre les supporters de chaque équipe. C’est un samedi, comme tant d’autres, typique de football en Argentine où Tigre et Moron s’affrontent en Primera B Nacional (deuxième division). Une fois n’est pas coutume, les barras ont décidé communément de s’affronter avant la rencontre. L’affrontement est d’une rare violence, énormément de coups partent accompagnés du bruit terrible des pierres et des bouteilles balancés d’un camp à l’autre. Alors que la première mi-temps a démarré, les deux barras décident d’interrompre les affrontements pour se rendre au stade se faisant la promesse d’en découdre à nouveau après la rencontre.
La première mi-temps s’achève et un policier, complètement alcoolisé, voit un ballon passer tout près de lui. Il dégaine son arme et tire sur le cuir le tout devant les supporters de Tigre qui n’en croient pas leurs yeux. L’état d’ébriété de ce policier attire les railleries de tous les fans du Matador. Ce qui agace l’agent en service qui n’endure pas les moqueries et les quelques chansons à sa gloire. Ainsi, il sort de nouveau son arme et commence à tirer sur les supporters de Tigre. De la folie pure et simple. L’un des coups impacte à la poitrine el « Negro Zamora », leader de la barra-brava de Tigre, qui est directement transporté à l’hôpital duquel il ressortira quelques mois plus tard. L’ensemble des supporters de Tigre décident alors d’en découdre avec la police et c’est à ce moment-là que leurs homologues de Morón, comprenant la gravité des faits, montrent leur solidarité à travers un chant : “Y pegue, y pegue, y pegue Tigre pegue” (Et frappe, et frappe, et frappe Tigre frappe »). Et Tigre frappe sans relâche. De son coté, la hinchada de Moron se joint aux festivités. La police évacue le fonctionnaire tout en le protégeant alors que l’ensemble des deux groupes de supporters ont réussi a pénétrer sur la pelouse. Le match est interrompu et les effectifs de polices présents commencent à réprimer les deux camps qui se sont alliés pour faire face. Pendant ce temps, le policier ivre est ramené au commissariat. À la fin des affrontements, les deux barras partagent les mêmes bus, les mêmes véhicules, pour filer en découdre à nouveau au commissariat. L’affrontement, certes plein de solidarité, est une nouvelle fois violent et marque paradoxalement le commencement d’une histoire d’amour qui perdure encore aujourd’hui.
Au-delà du sportif
Si le premier baisé fut acté en 1975, l’on peut désormais parler de fiançailles lors de l’année 1977. Tigre reçoit alors Morón pour le compte de la dernière journée de Primera B et l’emporte devant son public reléguant ainsi le Gallito en Primera C. Il serait légitime de penser que le divorce serait consommé. Eh bien non, la semaine suivante les deux barras partagent un asado (grillades argentines, ndlr) oubliant la mésaventure sportive. Mais cette relation qui commence à devenir fusionnelle produit d’autres ruptures. Morón possède également une amitié avec les All Boys, club du quartier de Floresta à Buenos Aires, et partage aussi des asados, de la cordialité et une certaine camaraderie avec les fanatiques de cette équipe. Un après-midi, avant un match opposant All Boys et Morón, les deux barras effectuent la traditionnelle previa (l’avant-match) mais alors que les hinchas du club de Floresta chantent « le dicen Tigre y es un gato comilón » (ils se disent Tigre mais c’est juste un chat qui mange beaucoup), leurs amis de Morón s’énervent, une pluie d’insultes fusent et cette amitié se rompt. Aujourd’hui All Boys et Morón se vouent une haine sans égale due à Tigre.
Côté Matador ? Même chose avec San Miguel quand ses supporters ont lancé des chants contre Morón, affront suffisant pour rompre une autre amitié. Aujourd’hui au stade de Tigre, il est possible d’apercevoir un grand nombre de maillots de Morón et vice-versa à l’ouest de la Capitale à l’Estadio Nuevo Francisco Urbano. Les supporters des deux camps suivent les résultats de leurs amis quotidiennement et ont même été jusqu’à organiser une Coupe de l’Amitié entre l’ensemble des supporters. Cette relation dépasse largement le cadre des barras-bravas mais est aussi effective entre les hinchas jusqu’au dirigeants des deux institutions. À tort, ces liens d’amitié, de fraternité ne sont que très peu souvent traités à comparaison de ce qui entraîne la violence. Bien évidemment, il en existe d’autres comme les couples Lanus et Colon de Santa Fe ou encore Gimnasia et Racing. Mais celle entre Tigre et Moron est unique. Des actes irraisonnables de haine à l’amour, il n’y a qu’un pas pour former « un solo corazón ».
Par Bastien Poupat à Buenos Aires