Le groupe de supporters syriens Ultras Eagles 09 a fait une entrée remarquée dans le Top 10 des tifos de La Grinta cette saison. Nous les avons interviewés pour en savoir plus sur leur groupe, mais aussi sur la situation du football en Syrie pendant la guerre. Comment un groupe ultra peut exister sous la dictature de son président, qui tue tous les opposants et son propre peuple ? Comment se positionner face à Daech ? Peut-on parler d’un groupe pro-régime ? Certains ultras ne sont pas forcément des révolutionnaires. Rencontre surprenante avec le chargé de com’ du groupe, qui a le mérite de bousculer nos idées-reçues européennes sur le sujet.
Tishreen, club de Lattakia
Les Ultras Eagles 09 supportent le club de Tishreen SC 1947, de la ville de Lattakia. La ville se situe « à l’ouest de la Syrie, sur la côte méditerranéenne », précise Mohammad Ali (le nom a été changé). Un détail qui a de l’importance, de par sa proximité revendiquée avec l’Europe. Le club est populaire et second du championnat syrien. D’une dizaine de supporters à sa création en 2009, le groupe réunit désormais plus de 5000 viragistes en Curva Sud. « Notre manière de supporter est proche de la culture ultra latine, avec des éléments de culture syrienne. On peut compter sur les percussions et les trompettes, et sur pas mal de chants. On est surtout connu pour nos choré avec des pyro et des fumigènes. On a une équipe graphique, dont la créativité s’illustre sur les peintures sur les murs ou sur les tifos. Dessiner est l’une des voies les plus importantes pour exprimer notre personnalité et notre mentalité. »
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Les ultras syriens subissent des interdictions au même titre que les supporters européens. « En ce moment on ne peut pas rentrer de fumigènes ou des pots de fumée dans la tribune. On a aussi pas mal galéré pour rentrer des tifos. La Ligue pénalise le club dès qu’elle voit une banderole, mais bon on trouve toujours un moyen de rentrer ce qu’on veut. »
Des tribunes sous contrôle
Le tout est de ne pas mélanger le foot et la politique : « On essaie d’éviter de parler politique, parce que les supporters de Tishreen ont des points de vue politiques divergents. Mais on est tous contre la corruption ». En somme, ne pas trop se la ramener, pour éviter les embrouilles entre supporters mais aussi avec le gouvernement. Car le président Bachar Al Assad emprisonne, torture et tue ses opposants et la population sous couvert de mener la guerre à Daech. Qui s’oppose également à Bachar Al Assad, pas très net dans sa relation avec Daech. Une situation complexe, que nous ne sommes pas à même de résumer ici. « C’est un champ de bataille avec le régime, Daech, Al-Qaeda, Al-Nosra, la Russie, l’Iran, Israël, la Turquie et les Etats-Unis… c’est comme Game Of Thrones ! », abrège Mohammad Ali.
Le tifo le plus couillu des Ultras Eagles représente Bachar Al Assad critiquant la fédé syrienne. Il a valu une réprimande aux supporters des Eagles. « On a ouvertement créé une guerre avec la Fédération Générale des Sports en Syrie qu’on a accusée de corruption. C’est interdit de faire ça en Syrie. Donc on a utilisé l’image du président Assad demandant des comptes à la Fédération sur la corruption. Le résultat… un interrogatoire et deux semaines de suspension. Ils nous ont donné un avertissement : ‘Fais ce que tu veux sur le sport, mais si tu parles encore de politique, tu vas aller en prison’ ». La marge de manœuvre est donc limitée.
Sur le tifo, Bachar Al Assad apparaît en polo, lunette de soleil, sous un jour occidental saisissant. Le contraire de Daech, en somme. Néanmoins, exhiber un président bourreau en tribune sous un trait valorisant, est en soi un parti pris.
Quant aux femmes en tribune, c’est là aussi possible dans une partie du pays. « Oui, il y a une présence féminine dans le stade. Je parle spécifiquement pour Lattakia. Car dans le reste de la Syrie, la situation est différente à cause de l’intolérance religieuse » . L’ennemi Daech, donc.
Plaire au régime
Un groupe pro-forces du régime ? La réponse n’est pas si évidente, même si elle parait logique dans le stade qui se nomme… « Bachar Al-Assad ». « Les terroristes ont fait que pas mal d’entre nous ont préféré soutenir le régime. Mais globalement les Syriens supportent l’état syrien, pas le système politique ». Dans les tribunes, tous n’ont pas le même point de vue sur le président : « Il y a des sunnites, alaouites, et des chrétiens. Plusieurs points de vue politiques unis sous la bannière du club de Tishreen ». La tribune transcenderait-elle les divisions politiques ? Tout porte à croire que les positions politiques restent en dehors du stade, silencieuses. Même dans la rue, sous peine de disparaître. En 2011 des graffitis ont donné naissance à une répression mortelle. Alors en tribune, il ne faut même pas y penser. Les tifos sont monumentaux, mais n’ont aucune valeur contestataire.
L’aigle est l’emblème du groupe. Les Ultras Eagles de Tishreen sont d’ailleurs potes avec les Ultras Eagles de Casablanca, dont ils partagent le nom et le symbole. L’aigle en Syrie, c’est toute une symbolique : « L’aigle est le slogan du club, mais aussi le nom de notre groupe, et le symbole de notre pays ». C’est aussi celui du Parlement, et de l’armée. Ça ne fait pas pour autant de Tishreen l’équipe de l’armée, qui a son propre club en Syrie (si, si, sérieusement) : le Al-Jaish, dont le blason est un aigle fascisant ultra menaçant, à l’opposé de celui des Eagles de Tishreen. Al-Jaish est premier du championnat depuis plusieurs années. Bizarrement, on n’est pas très étonné.
À défaut de Bachar, l’ennemi Daech
Le football a dû s’arrêter dans pas mal d’endroits à cause de la guerre : « Beaucoup de stades ont été détruits pendant la guerre. À Damas, le plus grand stade, « Al-Abbasieen » a été détruit. À Deir al-Zour, Daesch a bombardé le stade ». Les clubs de Umayyad et Al-Fotowa ont disparu. Lattakia, fief du gouvernement dictatorial de la famille Al-Assad, est une région bien moins exposée aux conflits. Néanmoins, les supporters de Lattakia en font les frais, par exemple lors des déplacements. « Tu peux imaginer la situation quand on doit aller en dep à Alep pour soutenir notre équipe, et que Daesh est à quelques mètres sur la route d’en face. Les gens ont dit qu’on était fous d’aller voir du foot en plein milieu de la guerre, mais pour nous c’était important. »
Si le foot continue, les tribunes n’en sont pas moins marquées. Parmi les figures qui ornent les étendards en tribune, Abdul Qadir Kurdagli, joueur historique venant de Tishreen, mais aussi les potes décédés. « On a perdu pas mal de nos membres pendant la guerre. Parmi eux l’un des fondateurs du groupe, Essam Naddaf. Il est mort en martyr. Tué par le front al-Nosra, al-Qaeda ». Sur la page Facebook de Essam Naddaf, inactive depuis 2013, on voit clairement que ce militaire était un fervent soutien du président Bachar Al-Assad.
« Notre position politique est compliquée. On ne supporte pas un parti en particulier dans la guerre. Il y a les terroristes. Il y a ceux qui sont pro-régime. Il y a l’opposition de la Turquie. Tous sont mauvais. Avant la guerre, on avait une belle vie comparée à d’autres pays. Bachar Al-Assad est un jeune président ». Un discours anti Daech qui se montre complaisant avec le président, ce que nous lui soulignons : « En Syrie, on est choqué que les Qataris contrôlent le foot français. Ils ont financé les terroristes en Syrie ». On ne l’avait pas volée, celle-là.
Les ultras de Tishreen remplissent toujours les stades malgré la guerre. « On ne mêle pas la politique et le foot, on veut juste aider les gens à retourner à une vie normale. Les stades sont pleins en Syrie. On voit des stades vides dans d’autres pays arabes, alors qu’il n’y a pas la guerre ! ». En tribune, de superbes tifos et une ferveur implacable. Reste que si certains joueurs ont refusé de jouer pour la Syrie, et se sont engagés dans la lutte, à l’image de Abdel Basset al Sarout mort en martyr pour la Syrie libre en juin 2019, on se dit que les supporters, comme tout individu, pourraient eux aussi choisir de s’opposer au nom de la liberté. Peut-être un peu facile depuis l’Europe. Mais le stade n’est pas le lieu idoine pour l’opposition en Syrie. La parole est tue – beaucoup de Syriens se battent encore pour qu’elle ne le soit pas -, le stade est un lieu de vie, à défaut d’un espace de contestation.
Merci au chargé de communication des Ultras Eagles.
Merci à Fida pour sa disponibilité et ses éclaircissements sur la Syrie.