Dans une interview pour Goal.com, Jorge Sampaoli a évoqué sa relation avec le football et sa vision de l’entraîneur sur fond de rock argentin. Traduction.
Pourquoi est-il si commun que le football soit vécu comme une souffrance ?
Jorge Sampaoli : Parce que la priorité est donnée au succès ou à la victoire, pas au jeu. Aujourd’hui, on te dit qu’il faut gagner coûte que coûte mais gagner à tout prix signifie jouer avec un niveau de stress très important. Un stress qui demande de stimuler l’engagement, pas le jeu. Cela porte atteinte à la sérénité, au plaisir. Je crois en mon idée de jeu parce que j’ai beaucoup d’amour pour le jeu, je ne le subis pas.
Cela vous génère du stress ?
J.S. : Oui. Parce que je suis dans un contexte où je me sens inégal dans la lutte. Il y a un besoin général de ce stress et je veux échapper à cela. Mais les joueurs, tous, ont déjà vécu beaucoup d’années avec cette histoire de souffrance. Ils ont gagné trois fois l’Europa League en jouant d’une certaine manière et moi je leur dis : « Écoutez, nous allons jouer d’une autre manière. » Ça, ça génère réellement du stress parce qu’il faut le gérer sur la durée. Il y a des matchs tous les trois jours et il faut trouver les entraînements adéquats.
Qu’est-ce que le bonheur dans le football ?
J.S. : Le bonheur est lié au sentiment. Quand je me sens représenté dans la manière dont l’équipe joue, au-delà du résultat, je suis comblé. Quand, avec le résultat, l’équipe ne produit pas ce que je ressens, il m’arrive de douter. Par exemple, je me sens mal si je n’arrive pas à faire en sorte que les joueurs talentueux le soient devant les gens.
Mais qu’aimez-vous dans le fait d’être entraîneur ?
J.S. : Changer les choses. Lutter pour qu’on valorise davantage la profession comme un jeu en soi. Sortir de la structure préétablie. Faire en sorte que le joueur prenne du plaisir et aille s’entraîner avec la même passion que lorsqu’il était enfant.
Pourquoi votre idée de jeu s’est si rapidement implantée à Séville ?
J.S. : La chance joue beaucoup mais, avec un discours différent, nous avons eu la possibilité d’avoir des résultats rapidement et donc de générer une plus grande conviction à l’idée de jeu demandée. Ce que je remarque, c’est que nous parvenons à construire une équipe qui prend du plaisir sur le terrain. Et ce plaisir débouche sur de meilleurs rendements. Chaque joueur peut jouer à son meilleur niveau. Sans stress, sans préoccupation, avec le seul but de profiter du jeu. L’objectif est de rendre meilleur le coéquipier. Que le courage ne se confonde pas avec le stress. Parce que l’hystérie produit des équipes qui se frustrent.
Qu’avez-vous pensé des déclarations de Diego Simeone stipulant qu’il y avait maintenant quatre équipes prétendantes au titre, dont le FC Séville ?
J.S. : Ce sont des déclarations que j’estime hautement. Elles sont importantes compte tenu de l’histoire de celui qui les tient. Simeone connaît très bien la Liga mais ça ne va pas être facile. En général, quand ça va bien en Liga, c’est le contraire en Ligue des champions, et vice-versa. Pour l’instant, nous avons échappé à cela jusqu’aujourd’hui. Nous avons un calendrier difficile : on doit affronter le Real Madrid en Coupe du Roi, en championnat, et en Ligue des champions, on va rencontrer le champion d’Angleterre. J’espère que nous pourrons maintenir notre niveau de jeu.
Dans ces quatre équipes, il y a deux équipes dirigées par deux Argentins avec deux styles très différents. Gerardo Martino a exprimé lors de la Copa América au Chili que l’Argentine n’avait pas de style défini. Quel est-il selon vous ?
J.S. : Aujourd’hui, le football argentin est lamentablement très loin du menottisme. Il y a une obligation telle de victoire que cela génère un stress qui porte atteinte au jeu. Qu’une équipe ait la liberté de travailler dans notre pays, c’est très difficile. On ne valorise pas le talent. Pour le spectateur aussi, c’est trop monotone.
Avant d’affronter le Bétis Séville, pourquoi avez-vous déclaré qu’il fallait jouer « avec le sentiment des tribunes » ?
J.S. : Je suis un type passionné. Donc je crois que les supporters, les joueurs et nous-mêmes devons tous être du même côté. Si on ne fait plus qu’un et qu’on défend tous une idée de jeu, on parvient à une communion nécessaire. Et je préfère qu’on aille tous mal ou tous très bien, l’important est qu’on soit ensemble, unis à travers une même passion. Si on parvient à trouver cette identité, on sait qu’on ne nous reprochera rien. Si la pression extérieure interfère sur le groupe, cela nous divise et ça n’est pas bon. On ne doit faire qu’un.
Pour le jeu, quelle importance donnez-vous à la technologie ?
J.S : Mon analyse du match se fait sur le terrain, pendant le match. L’autre analyse, l’analyse vidéo une fois que le match est terminé, est relative. C’est une analyse de la paralysie. Je ressens pendant le match et je transmets dans la semaine. Toute la sensibilité nécessaire pour un football basé sur le jeu au sol avec le but adverse comme horizon se fait là, pendant le match. Une équipe va sur le terrain avec un plan, mais ce sont les joueurs qui le mettent en place. On a tenté de faire en sorte que l’analyse d’avant-match on l’apprenne des joueurs, pas qu’ils l’apprennent de nous. On essaie de faire en sorte que l’architecture se brise.
Que signifie l’architecture ?
J.S. : Les discours ennuient et finissent parfois par servir davantage les entraîneurs que les joueurs. Parfois, j’envoie simplement quelques vidéos via Whatsapp à quelques joueurs durant la semaine. Certains veulent en discuter, d’autres non. Il n’y a pas de traitement plus inégalitaire que de traiter tous les joueurs de la même façon. Chacun est différent. L’un a peur, un autre est courageux. La généralité d’un discours face à un groupe sert parfois seulement à justifier la profession. Mais l’entraîneur n’a pas à agir ainsi.
Et comment doit-il être ?
J.S. : Disons qu’on veuille parler de la relance. Nos quatre défenseurs font face à un pressing de deux attaquants, l’équipe adverse est disposée en 4-4-2. L’entraîneur adverse peut aussi très bien changer son dispositif et faire un pressing avec trois attaquants. Donc, de cette situation, j’ai appris qu’il ne faut pas enseigner comment résoudre ce pressing mais plutôt évoquer la culture de la relance. Parce qu’en cours de match tout change, donc les joueurs doivent intégrer la culture de la sortie de balle en position basse et savoir comment faire face aux obstacles. L’aspect culturel du travail doit être lié à ce que vous faites, pas à l’adversaire.
Vous avez un dessin des Redondos (groupe de rock argentin) en guise de tatouage, qu’est-ce qu’Indio Solari (chanteur et leader du groupe) suscite chez vous ?
J.S. : L’apprentissage, tout le temps. Dans le football d’aujourd’hui, il faut avoir ce qu’a Indio : beaucoup d’imagination. Si vous n’avez pas d’imagination, vous vous ennuyez. Je trouve dans ses chansons comme dans les livres d’Alejandro Jodorowsky des choses qui me stimulent. Par exemple, le dernier documentaire d’Indio m’a ému, et j’ai pensé : si des types comme lui ou comme Pato Fontanet (chanteur de rock argentin) parviennent à émouvoir de cette manière, nous, nous pouvons le faire à travers le football.
Qu’apprend-on d’un rockeur ?
J.S. : Le mot juste sert à renverser la structure établie. Eux l’ont. Et ça se transfère. Nous, nous avons des joueurs comme Nasri. C’est le Indio Solari sur le terrain. Forte empreinte dans le jeu, beaucoup d’imagination, sans pression, sans doutes. Quand je vois N’Zonzi, je vois un talent présent aussi dans des chansons ou dans des livres.
Pourquoi voulez-vous diriger Messi ?
J.S. : Je veux diriger Messi pour le voir évoluer tous les jours. C’est un rêve unique de voir le meilleur joueur du monde de près. Sa forme est aujourd’hui incroyable. Qui n’aimerait pas le diriger ? Si vous donnez la possibilité à un joueur si déterminant d’être heureux, vous avez 95% du match résolu. C’est comme à l’époque où Maradona était bien. Quand Leo va bien, il est très difficile de voir son équipe perdre.
Le FC Barcelone d’aujourd’hui n’est actuellement pas le même que sous Pep Guardiola. Lequel aimez-vous le plus ?
J.S. : Ils sont très différents. Il est très difficile d’égaler le Barça de Guardiola. Il y avait des joueurs dans leur plénitude et une idée de jeu portée depuis des années par le club qui était respectée. Ce Barça est totalement différent, beaucoup plus pratique. Leo s’est très bien adapté pour servir et ne plus être un joueur de position. Ce Barça-là n’est plus autant dominant. Sous Guardiola, il y avait Iniesta, Busquets, Xavi, Messi, et l’équipe avait toujours la possession du ballon. Il était très compliqué de battre une équipe avec une telle maîtrise de la possession.
De la même manière, Séville aura eu le processus d’Unai Emery puis le vôtre, complètement différent.
J.S. : Le processus précédent, couronné de succès, c’est autre chose. Historiquement, le Sévilliste aime que son équipe joue autrement. Nous sommes en accord avec le sentiment populaire : bien que nous n’ayons encore rien gagné, le supporter souhaite qu’il en soit ainsi.