Pour le début d’une nouvelle saison de Ligue des champions, compétition dont les demi-finales de la dernière édition ont opposée trois entraîneurs allemands (Julian Nagelsmann avec le RB Leipzig, Hans-Dieter Flick avec le Bayern, et Thomas Tuchel avec le PSG), Ralf Rangnick (Backnang, Allemagne, 62 ans), le patriarche de la nouvelle école allemande de football, qui a promu l’inédit Hoffenheim de la troisième division à la Bundesliga en deux ans, et qui a ensuite élevé le RB Leipzig des ligues régionales à la Ligue des champions en quatre saisons a donné une interview pour El País et Diego Torres dans laquelle il se penche sur les succès de Klopp, Flick, Nagelsmann et Tuchel. Et raconte sa révolution qui prêchait l’abolition du libéro dans le pays de Beckenbauer, l’évolution du football en Allemagne, son style, la détection de jeunes talents… Traduction complète.
De nombreux directeurs sportifs et fonds d’investissement qui considèrent le football comme une source de revenus estiment que vous êtes la norme dans l’art de générer de la valeur économique à partir de rien et, en même temps, construire des équipes très compétitives. Quelle est la clé pour réussir dans cette industrie ?
Lorsque vous lancez un projet, vous devez envisager cinq étapes de base. La première chose à faire est d’avoir une idée claire de ce que doit être votre style. Comment voulez-vous que votre équipe joue ? En termes entrepreneurial, je dirais l’identité de l’entreprise. À Hoffenheim et à Leipzig, nous nous sommes mis d’accord pour définir clairement un style très proactif, que la balle soit pour nous ou pour l’adversaire. Les premiers entraîneurs à avoir misé sur ce football en Allemagne étaient Klopp et moi. La deuxième étape est de recruter de jeunes joueurs. Le marché est comme une partie de poker, et dans des circonstances normales les joueurs ne sont pas libres et s’ils le sont, il faut leur payer des primes très élevées.
Avec les jeunes, vous pouvez récupérer l’investissement, ou augmenter sa valeur marchande et obtenir un rendement. La troisième étape est de recruter les meilleurs techniciens, et enfin de laisser les professionnels développer l’équipe. Si vous réussissez, c’est une constellation gagnante pour tout le monde. Ça sonne très simple. Mais ce n’est pas le cas : vous devez être fidèle au plan même en période de mauvais résultats. C’est pourquoi l’identité de l’entreprise est primordiale, et à partir de là, construire le comportement de l’entreprise, qui est atteint en engageant les bonnes personnes. Il est tout aussi important de recruter les bons joueurs que de ne pas signer ceux qui ne vous conviennent pas et de les vendre au bon moment pour régénérer l’équipe, même si vous avez réussi. Le Barça en est un exemple : après avoir si bien réussi pendant si longtemps, ils ont manqué l’occasion de renouveler l’effectif.
Est-il réaliste de penser que ce modèle peut être appliqué à de grands clubs?
En 2008, Klopp quitte Mayence pour Dortmund, l’un des plus grands clubs et traditionnels d’Allemagne. Et là, il a montré qu’il pouvait faire exactement la même chose qu’il a fait à Mayence. Et maintenant, à Liverpool, il n’a pas seulement élevé le niveau du club, il a contribué à l’épanouissement de la ville.
« Le football de rue n’existe plus en Allemagne. »
Comment expliquez-vous la nouvelle vague d’influence allemande sur le football ? S’agit-il du talent individuel des joueurs ou des idées et méthodes des clubs ?
Le nombre de joueurs talentueux que nous avons eu dans les années 60, 70, 80, et même dans les années 90, était beaucoup plus élevé que ce que nous avons maintenant. Avec Leipzig, nous avons cherché des joueurs de niveau international des moins de 14 ans, des moins de 15 ans et des moins de 16 ans, et il est assez évident que le nombre a diminué. Il y a bien sûr Havertz, Werner, Kimmich ou Goretzka. Je ne m’inquiète pas tant de ce qui se passera dans les cinq prochaines années. Mais ensuite, si vous regardez les groupes d’âge des joueurs nés entre 2001 et 2005… je pense que nous aurons des problèmes. Par contre, l’Espagne ou la France sont des pays qui ont un nombre énorme de jeunes doués.
Pourquoi l’Allemagne a-t-elle cessé de produire le nombre de bons footballeurs d’autres époques ?
La première raison, et c’est un facteur global, sont les distractions de la nouvelle technologie, à commencer par les mobiles. Le football de rue n’existe plus en Allemagne. Pour Naby Keita, Mané, Mbappé, Firmino ou Neymar, la seule chance de gagner sa vie était de devenir footballeur. En Allemagne, nous n’avons pas autant de jeunes qui considèrent le football comme la meilleure chance de carrière. Cela signifie que les clubs doivent sérieusement envisager comment remplacer le football de rue. Les jeunes ont besoin de plus de temps d’entraînement.
Comment se fait-il que l’Allemagne produise de moins en moins de joueurs tout en étant un pays de plus en plus influent dans les compétitions?
En raison des entraîneurs. Quand j’ai commencé à étudier l’éducation physique à l’université, en 1978 pour moi il est devenu évident que je ne voulais pas jouer ce 3-5-2 avec un libéro et des marquages à l’homme, avec deux milieux de terrain défensifs qui devaient travailler dur en pressant sur la balle et s’assurer que le n°10 passe une belle journée. Comme je pensais que le football devait être plus proactif et complexe, j’ai dû chercher à l’étranger. C’est ainsi que j’ai découvert Valeri Lobanovski et Arrigo Sacchi. Ils ont eu une grande influence sur mon idée de pressing orienté ballon et de marquage zonale avec une ligne de quatre derrière. Dans les années 80 et 90, cette situation en Allemagne était une exception. Franz Beckenbauer a déclaré en 1995 qu’avec les joueurs allemands, vous ne pouvez pas faire de marquage en zone avec une ligne de quatre derrière parce qu’ils ne comprendraient pas la couverture de zone.
Pourquoi les footballeurs allemands devraient-ils être moins malins que les Italiens ou les Espagnols ? Le problème était que nous n’avions pas d’entraîneurs assez courageux pour enseigner ce type de football. Jusqu’en 1999-2000, les Allemands étaient connus pour leurs vertus allemandes (être agressifs et manger de l’herbe) mais pas pour leur stratégie. Jusqu’en 2000, il n’y avait pas un seul entraîneur allemand qui était un exemple de tactique et de stratégie. Nous avons maintenant Löw, Flick, Tuchel, Klopp, Nagelsmann et moi-même, qui avons créé une tendance. C’est nouveau. Et bien sûr, ce type d’entraîneurs est également capable d’améliorer les joueurs. Sacchi et Cruyff n’étaient pas seulement influents sur les autres entraîneurs : ils ont développé des équipes et des joueurs qui sont devenus des maestri.
« Plus de 30% des buts dans le football sont marqués sur ces moments de jeu. Consacrons-nous y 30% de notre temps d’entraînement ? »
Leipzig et l’Atalanta ont réussi à développer un jeu très offensif avec trois centraux. Comment peut-on structurer une équipe comme ça et ne pas se faire achever derrière ?
Il y a une tendance à revenir à la ligne de trois centraux. Mais cela n’a rien à voir avec l’emploi du libéro du bon vieux temps. Il s’agit maintenant d’un système de défense de zone visant à faire pression sur le ballon, pas sur l’homme. La formation que vous employez, 3-4-3, 3-5-2. 4-2-2-2, c’est juste la roue du gouvernail. Vous pouvez réaliser une pression haute et jouer l’attaque avec n’importe quelle formation. Pour moi, tu dois t’adapter au type de joueurs que tu as. Si j’ai cinq centraux de première classe dans mon équipe, pourquoi dois-je jouer avec deux ? Il est plus logique de mettre Upamecano, Konaté et Klostermann, ou Upamecano, Halstenberg et Klostermann, que d’avoir deux d’entre eux sur le banc.
En plus de l’utilisation d’un grand nombre de centraux, quel avantage tactique offre la défense à trois?
Si nous regardons la dernière édition de la Ligue des champions, trois des quatre demi-finalistes ont joué avec une ligne de quatre : Bayern, PSG et Lyon. La seule équipe qui joue sporadiquement avec une ligne de trois, c’est Leipzig. Dans le cas de Nagelsmann, son but n’est pas de mieux défendre, mais d’avoir plus d’éléments pour construire le jeu sans que ses adversaires ne le bousculent. Pour lui, c’est surtout un moyen offensif et non défensif. Lorsque vous construisez par l’arrière avec trois centraux et deux carrileros très avancés, il devient plus risqué pour les équipes adverses de boucher toutes les sorties. On soustrait un homme au milieu du terrain, mais on force le rival à faire un effort supplémentaire dans la pression.
Imaginons que Leipzig affronte le Liverpool de Klopp, qui joue toujours avec le 4-3-3 (il ne change jamais parce qu’il sait qu’il jouera toujours les grands matchs avec Salah, Mané et Firmino, en raison de la difficulté qu’ils génèrent avec les permutations de positions). Si Leipzig jouait avec une défense à trois, les trois attaquants du Liverpool feraient pression sur les trois centraux et le gardien de Leipzig; cela laisse trois milieux contre trois milieux de Leipzig, mais probablement les latéraux, Robertson et Alexander-Arnold, qui sont très offensifs, devraient prendre plus de risques pour ne pas laisser à égalité numérique ses centraux contre les attaquants adverses. Si tu veux réaliser un pressing haut sur une défense à trois qui veut jouer, tu dois être bien plus convaincu. Sinon, vous risquez d’être sous pression. Klopp est un exemple d’entraîneur qui ne change jamais le schéma : peu importe le rival.
Ne pensez-vous pas que le Bayern sans Thiago risque de devenir une équipe trop prévisible ?
Toutes les équipes ont besoin d’un Thiago en pleine forme et le Bayern va le regretter. Mais il est également un fait que la saison dernière, il n’a pas toujours joué dès le début, même dans les matchs importants.
Comment définissez-vous le style ?
Il y a cinq domaines dans lesquels vous devez être excellent si vous voulez être compétitif au plus haut niveau. D’abord, ce que vous faites pour construire le jeu, quand vous voulez avoir la possession. Pour moi, c’est évident. Pour marquer un but, il faut de la vitesse, de la finesse pour accélérer l’action et de la verticalité. Si tu n’as pas ça, tu peux avoir 80% de la possession, mais tu ne marqueras pas. Deuxièmement, ce que vous faites si l’autre équipe a la balle. Comment, où, et à quelle hauteur vous pressez.
Troisième et quatrième place, travailler les transitions. Que voulez-vous que votre équipe fasse au moment de la récupération et que voulez-vous qu’elle fasse au moment de la perte ? Ces deux situations doivent être entraînées en profondeur. Et cinquièmement, les coups de pieds arrêtés. Nous l’avons vu en finale de la Ligue Europa, lors d’Inter-Séville. Quatre des cinq buts ont émergé de coups de pieds arrêtés. Plus de 30% des buts dans le football sont marqués sur ces moments de jeu. Consacrons-nous y 30% de notre temps d’entraînement ?
De nombreuses équipes prétendant contrôler le ballon et l’espace dans le camp adverse, finissent par s’effondrer lorsqu’elles essaient d’ajouter des nuances conservatrices et retardent le pressing. Je pense au 7-2 d’Aston Villa contre Liverpool, ou au 2-5 souffert par City face à Leicester. Ce système exige-t-il du fanatisme ?
Tu dois être en feu. Klopp et moi savons que c’est plus économique de jouer comme ça. Si vous le faites correctement, vous réalisez un plus grand nombre de sprints, mais vous réduisez le nombre de courses longues. Si vous ne le faites pas bien, vous faites des courses négatives. Si vous laissez l’équipe adverse briser votre pression et jouer dans votre dos, cela, mis sur la balance, vous coûte plus d’énergie. Vous avez besoin de joueurs convaincus. Mais le temps passe vite, c’est arrivé à Sacchi. Dix ans après son retour à Milan en 1996, il y avait des joueurs comme Van Basten et Gullit, qui pensaient à plus de 30 ans qu’ils ne pouvaient pas courir autant.
Ce style de jeu est exigeant du point de vue mental et physique. Ce n’est pas une coïncidence si Klopp a cinq de mes anciens joueurs dans son équipe : Firmino, Mané, Keita, Minamino, et Matip. Si vous regardez les trois attaquants : Mané est sénégalais, Salah est égyptien et Firmino brésilien. Ce n’était pas des machines à presser. Ils n’y étaient pas formés. Klopp a réussi à faire d’eux les meilleurs attaquants au monde. Et maintenant Tuchel le fait avec Neymar : quelqu’un a-t-il déjà vu Neymar exercer de la pression comme il l’a fait contre l’Atalanta ?
« 80% des 200 joueurs parmi les clubs qui ont atteint les quarts de finale de la Ligue des champions il y a deux ans, à l’âge de 17 ans, ne jouaient que dans des catégories adultes. »
Vous avez détecté Mané, Timo Werner, Firmino, Haaland… quand ils étaient adolescents. Quelle est la clé pour anticiper la progression d’un grand footballeur ?
Être bon avec la balle est un grand avantage. La vitesse, le rythme, l’accélération, c’est important. Mais le plus important n’est pas de courir vite, mais de réfléchir vite. Qu’ils sachent analyser la situation et soudainement comprendre comment ils doivent jouer un ballon. Si vous ajoutez à cela la mentalité, le talent de la personnalité, vous avez un grand. Vous devez vous demander : « Le joueur est-il complaisant et satisfait après un ou deux bons matchs, ou après une ou deux bonnes saisons, ou son ambition est-elle maintenue ? ».
Quand Joshua Kimmich est venu jouer à Leipzig, à l’âge de 18 ans, il était exaspéré. Vous pouviez sentir son ambition et son agressivité à chaque seconde de l’entraînement. C’est un très bon joueur, technique et fort. Mais sa plus grande vertu est de loin la personnalité. Elle n’est jamais complaisante. Cela arrivait à Thomas Müller. Quand il avait 19 ans, je suis allé le voir jouer avec les réserves du Bayern contre le Stuttgarter Kickers en troisième division. Après le match, quand on rentrait à la maison, mes enfants me demandaient : « Papa, qu’est-ce que tu veux faire de ce type aux jambes maigres ? Papa, ce n’est pas un bon joueur ! ». Je leur ai dit : « Dans deux ans il sera international avec l’Allemagne, je vous le promets ».
Quel modèle de recherche lié à l’âge est le plus efficace ?
Nos scouts à Leipzig passent la journée à regarder des vidéos de joueurs de haut niveau, quand ils avaient 16 ans. Pour voir quel processus ils ont suivi dans leur développement. Il y a deux ans, nous avions fait une analyse parmi les clubs qui ont atteint les quarts de finale de la Ligue des champions : 80% des 200 joueurs participants, à l’âge de 17 ans, ne jouaient que dans des catégories adultes. Si vous traduisez cette donnée, cela signifie qu’un talent de premier plan, à 17 ans, ne doit pas jouer avec les moins de 19 ans. Si vous ne pouvez pas vous permettre de le faire rivaliser avec des professionnels de votre club, prêtez-le à un autre club de première ou deuxième division. C’est le secret du succès de Salzbourg. Au Portugal, c’est la même chose : les réserves peuvent jouer en seconde division. C’est pourquoi Porto, Sporting et Benfica produisent tant de talents de premier plan.
Vous avez dit que les joueurs doivent décider rapidement. Quel modèle suivez-vous pour vérifier qu’un joueur soit rapide mentalement ?
Il suffit de les évaluer par les décisions qu’ils prennent sous pression, au moment du match où ils n’ont ni le temps ni l’espace pour agir. Il faut éduquer les recruteurs dans ce sens. Les buts et les beaux dribbles peuvent vous embrouiller.
Vous avez recruté Nagelsmann à Hoffenheim et vous l’avez attendu un an en lui réservant la place sur le banc de Leipzig, que vous avez vous-même occupé en emmenant le club en Ligue des champions en 2019. Comment avez-vous géré votre ego en cédant votre place à quelqu’un d’autre ?
Quand je suis allé à Red Bull en 2012, c’était pour moi une décision de principe : accepter le poste de directeur sportif pour deux clubs différents dans deux ligues différentes. Cette décision impliquait que je ne pouvais pas être entraîneur. Lorsque nous avions besoin d’un entraîneur à l’été 2019 après le départ de Hasenhüttl à Southampton, notre candidat préféré, Julian Nagelsmann, était disponible parce qu’il s’était engagé avec Hoffenheim à rester une saison de plus. Si je devais mettre un coach intérimaire, il y aurait eu un risque qu’il soit traité comme un canard boiteux.
Le seul à ne pas courir ce danger était moi-même parce que j’avais signé tout l’effectif. Ce furent des choix stratégiques. Si vous me demandez ce que je me sens, directeur sportif ou entraîneur, je ne pourrais pas répondre. Je peux faire les deux fonctions. Mais dans les grands clubs d’Europe, il serait très difficile d’assumer une double responsabilité de cette nature. Vous avez besoin de quelqu’un pour vous soutenir, comme Klopp avec Michael Edwards [directeur sportif de Liverpool] ou Pep Guardiola avec Txiki Begiristain à Manchester City.
Qui est le père du gegenpressing, la pression après la perte ?
Lors de la cinquième journée de la saison 2008/09, après être montés en première division, nous avons battu Dortmund 4-1. Nous les avons sorti du terrain. Klopp, qui était le technicien de Dortmund, a écrit un message aux fans dans le programme du match suivant au Westfalenstadion : « La façon dont Hoffenheim nous a poussé samedi dernier doit être notre point de référence; nous devons développer Dortmund pour qu’il joue comme Hoffenheim ». Après cela, Dortmund a remporté deux Bundesliga consécutives. À Liverpool, il a porté le modèle à un autre niveau.
Au printemps, Milan était en pourparlers avec vous pour vous nommer directeur sportif, et maintenant vous êtes annoncé à Rome. Quels sont vos plans ?
Je ne négocie pas avec la Roma. Je ne peux pas m’imaginer y aller maintenant. Je pense que mes 14 dernières années, entre Hoffenheim et Leipzig, ont montré que je suis à mon meilleur et que j’ai plus de succès quand je suis, plus qu’un simple entraîneur, un développeur de club. J’ai l’intention de travailler dans un club traditionnel, que ce soit en Allemagne ou en Angleterre. Mais je me vois aussi travailler comme entraîneur dans un club ambitieux en quête de titres.