Manuel Sérgio et Vítor Frade ont un point commun : ils sont les maîtres d’un héritage fort. Tandis que des hommes pensent le football comme une activité inutile et futile, d’autres le pensent comme une activité humaine. C’est peut-être bien là tout son intérêt.
De nombreux entraîneurs, adjoints, ex-joueurs, s’installent au fond de leur fauteuil dans un amphithéâtre de l’université de Porto. Et tous, journalistes compris, semblent suspendus aux explications d’un homme. Cet homme fait de l’effet. Mais ce phénomène qui force un tel respect ne vient ni du style vestimentaire de ce dernier, ni de sa carrure. Si l’amphithéâtre semble lui appartenir, c’est parce qu’il dégage autre chose. Un petit truc que ressentaient aussi ses élèves, très souvent conquis dès le premier jour.
Cet effet, c’est celui du talent et du charisme de l’un des plus remarquables théoriciens du sport. « Congrès international de la Périodisation Tactique : Vítor Frade » s’affiche dans la salle. Comme cela aurait pu être « Colloque international : Professeur Manuel Sérgio ». Leurs noms ne sont pas scandés par les fans. On ne leur réclame pas d’autographes dans la rue. Ils ne font pas lever les foules dans tous nos stades. Non, ce n’est pas ça. Ils sont à la fois loin de nos héros du week-end et de ceux du mercredi en Europe, mais également très proches. Puisque mental et physique ne font qu’un.
Esprit globalisé
« Un homme avec une idée neuve est fou jusqu’à que son idée triomphe » selon Mark Twain. Manuel Sérgio (fondateur de l’Université de motricité humaine de Lisbonne) qualifié jadis d’illuminé est bien placé pour le savoir. Quand il appelle dans ses premiers ouvrages à la fin des années 70 à “une révolution dans la façon d’approcher le sport au Portugal“, il se heurte à une forte hostilité dans le milieu du football, comme Galilée autrefois dans un tout autre domaine. Quelques décennies plus tard, le vieux sage, qui a reçu un hommage national au Parlement il y a quelques mois, est devenu le gourou des entraîneurs portugais et étrangers, l’ayant fréquenté ou non, l’emportant ainsi face aux sceptiques. Cette « idée neuve » d’antan est devenue dogme au sein des clubs portugais et de la pensée populaire : le sport comme le théâtre de toutes les sciences humaines, football compris. « Celui qui ne s’intéresse qu’au football, ne comprendra jamais rien au football », confiera-t-il à Mourinho lorsqu’il était son élève, métamorphosant sa façon de voir le métier d’entraîneur.
La culture est un élément fondamental dans la pensée du Portugais. Bien plus qu’une activité physique faisant preuve d’une insoutenable légèreté. Le football comme activité humaine, « le plus grand phénomène culturel du monde », l’entraîneur comme un meneur d’hommes, le footballeur comme un homme, avant tout et au centre de tout. Pour Sérgio, il faut s’ouvrir à d’autres champs, à la philosophie, la littérature, la physique, la physiologie, les sciences humaines en général, sortir de sa zone de confort, apprendre pour s’élever et imbriquer le tout. En d’autres termes : réaliser des parallèles entre des disciplines, les sciences et le football. « Chaque fois que je lis quelque chose, je pense à ce qu’il s’applique au football. Qu’il s’agisse de biologie ou d’épigénétique, c’est toujours du football » raconte Vítor Frade. Une approche différente, plus scientifique, du football et par extension de l’ensemble de ses composants. C’est simple, le football s’inspire de tout, parce qu’il s’agit d’une tentative de rendre compte de tout.
Si pour le créateur de la « motricité humaine », le football ressemble plus à un art qu’à une technique, c’est qu’il est tout entier composé d’une matière mouvante : l’esprit humain. Et dans le cheminement pour rejoindre cette confrérie secrète mais ouverte à tous dont nous ne sommes que de misérables mendiants, c’est bien cette partie incorporelle et instable qu’il faut développer. Selon Manuel Sérgio, la culture permet de devenir un grand leader, technique et mental (« un gestionnaire d’émotions » pour Sampaoli) : « Pour être un leader, il faut savoir communiquer, transmettre le savoir, avoir la culture et le comportement adéquat pour que les joueurs vous admirent. C’est ce qui différencie un entraîneur normal d’un grand entraîneur. Tous les entraîneurs savent à peu près la même chose sur la tactique. 4-4-2, 4-3-3, 3-5-2, etc. Tout cela, c’est de la musique. Un entraîneur n’entraîne pas des joueurs de foot. Il entraîne des hommes ». Et pour acquérir cette culture, il faut passer par de la passion, du travail. Et donc des rencontres, des échanges, la transmission du savoir. Pour ainsi, avoir des idées claires et pouvoir les transmettre avec crédibilité.
L’histoire de Pep Guardiola et celle de son voyage initiatique en est remplie d’exemples. De 2006 à 2008, le quotidien de Pep se partage entre la lecture et le voyage. Il part à la rencontre de ceux qui deviendront des références idéologiques à la suite d’échanges sur leur vision de leur sport (échecs, volley-ball, water-polo), du football (Sacchi, Bielsa…) et du monde (économiste, cinéaste). Il s’inspire d’auteurs qui le marquent : Martí i Pol, Lucien Jerphagon, Edgar Morin. Des sources d’inspirations venues des grands de ce monde footballistique et d’ailleurs. Le cinéma, comme le football et comme d’autres activités humaines, sont des métaphores de la vie. Pour des hommes, des sources d’inspiration inépuisables. Une curiosité sans borne pour tout ce qui peut optimiser son travail. Tant dans l’idée d’améliorer certains aspects du jeu de son équipe, que dans l’idée de se former en meneur d’hommes, bon pédagogue. Jorge Sampaoli va dans le même sens : « Parfois, entendre un discours de Perón (ancien président argentin) est beaucoup plus intéressant que regarder un match de football ». S’ouvrir au monde, le footballiser, s’instruire toujours plus, lire et questionner sans retenue, percevoir les choses sous un nouvel angle plus global, créer des connexions entre des spécialités, s’imprégner de connaissances pour consolider ses idées, mieux comprendre ce qui nous entoure, ce à quoi nous allons faire face et s’auto-fournir des armes supplémentaires pouvant améliorer la performance de ses hommes et de son équipe.
En toile de fond, les travaux d’Edgar Morin (philosophe français) qui soutiennent le concept de pensée complexe entendue comme une pensée qui relie, fait le lien entre les champs de connaissances. Ce paradigme de la complexité rejette le paradigme de la pensée classique, formulé par Descartes, qui est fondé sur la disjonction, l’opposition entre l’esprit et la matière, le corps et l’âme. Le concept de complexité, basé sur la théorie de l’information de Shannon, la théorie des systèmes, la cybernétique de Norbert Wiener, et fondé sur la distinction, bien entendu, mais surtout sur la liaison entre les émotions et les fonctions cognitives, influença Seirul-lo (préparateur physique au FC Barcelone), lui-même grand inspirateur de Lillo et Guardiola. Or, cette notion est à la base de la réflexion de Manuel Sérgio : « Le football n’est pas une activité physique, c’est une activité humaine. Il doit être appréhendé en termes de complexité et de totalité ». Dans le travail de Mourinho que le philosophe portugais a inventé, cela va se traduire par la « planification anthropologique », et il va s’aider des travaux d’Antonio Damasio et son « homme neuronal » pour établir des entraînements des consciences en même temps que ceux des corps. « Comme on entraîne les frappes, les sauts, les passes, il faut concevoir des exercices pour entraîner la créativité, la générosité, l’intensité, la solidarité », explique le mentor de Mourinho. Puisque d’abord et surtout, le football est un sport cognitif. La méthodologie qui va naître s’intitule la « périodisation tactique », dont le père est Vítor Frade, intellectuel portugais, ancien professeur des sciences du sport à l’université de Porto et ancien directeur de la formation au FC Porto.
Préparation globalisée
Le football est un jeu collectif et complexe, imprévisible même, qui est défini par l’interaction de quatre aspects : la tactique, le physique, la technique et le mental. En effet, à l’inverse des sports individuels, le football est un sport collectif à la dynamique non linéaire. « Ce n’est pas une somme de choses. Si tu fais cela, plus cela, tu acquières ça ». Non, « au contraire, le coach doit considérer tous les aspects du joueur et de l’équipe. Le football n’est pas un processus linéaire, n’est pas bidimensionnel, il est multidimensionnel », détaille Vítor Frade. La comparaison est imparfaite mais le jeu comme l’envisage Frade, est tel un Rubik’s Cube. Tout ce qu’un entraîneur effectue d’un côté, à une conséquence ailleurs. Cela ne fonctionne pas s’il tente de réparer un seul côté, le problème doit être considéré dans son intégralité pour l’intellectuel portugais. En football, si vous isolez une variable et maximisez une autre, vous minimisez la première. C’est le principe de base de la méthodologie de Frade qui détermine qu’il ne devrait pas y avoir de séance d’entraînement spécifiquement tactique, technique, physique, mentale, pour une unique raison : tous ces aspects du jeu sont interconnectés. La méthodologie de Frade soutient qu’ils doivent être traités comme tel, c’est-à-dire communément. Travailler ces dimensions et le savoir-faire du jeu de manière isolée (préparation physique de pré-saison…) est inadapté. C’est ce que préconise l’approche dite « analytique » richement utilisée en Ligue 1. Du côté de Frade, il s’agit d’une façon de penser toujours au plus proche de la pensée complexe du philosophe français : « C’est le sens le plus proche du terme complexus (ce qui est tissé ensemble). Cela veut dire que par opposition au mode de pensée traditionnel (favorisant la méthode analytique), qui découpe les champs de connaissances en disciplines et les compartimente, la pensée complexe est contre l’isolement et les restitue dans leur contexte et si possible, dans la globalité dont ils font partie ».
Face à la complexité du football, où l’aléatoire a une part importante sur l’évolution d’une rencontre, la périodisation tactique est une méthodologie précise et très détaillée qui soutient une approche systémique et globale du football, sous la pensée de Manuel Sérgio. « Le hasard n’est pas seulement le facteur négatif dans la stratégie. C’est aussi la chance à saisir », décrit Morin. Dompter l’ensemble des variables du jeu, irréel. Manager le chaos qu’incarne une rencontre, y mettre de l’ordre, la seule option. Ainsi la méthodologie de Frade propose de travailler ensemble des situations de match (phase avec ballon, transition vers une phase sans ballon, phase sans ballon, transition vers une phase avec ballon) pour développer un enseignement tactique autour d’une idée de jeu, la clé de la méthodologie. « L’imprévu n’est pas un accident. C’était la base du travail. La stratégie était donc une façon de se préparer à l’inattendu » explique aussi Juanma Lillo. Dans un contexte aussi dynamique que le foot, dans un contexte où toutes les structures sont mouvantes, la méthodologie de Frade a pour but principal d’entraîner les processus attentionnels qui sous-tendent tous les mouvements. Selon la théorie des « marqueurs somatiques » d’Antonio Damasio, la capacité d’un individu à apprendre dépend de son état émotionnel et par conséquent les émotions favorisent, assistent le processus d’apprentissage et de mémorisation ainsi que la prise de décision. C’est au cœur de la périodisation tactique ou encore de l’approche de Guardiola. Alors, le jeu est systématiquement présent, comme source d’épanouissement sur le terrain, habitat naturel du footballeur. « Quand vous jouez du piano, vous ne faites pas des tours ou des pompes avant de vous mettre à jouer. Pour vous entraîner, vous jouez du piano. C’est pareil avec le football », dit Sérgio. Travailler sans cesse la mémoire de l’homme, sa concentration, sa réflexion, son intuition. Dans l’objectif de permettre aux joueurs d’acquérir des références de jeu et d’assimiler les différents scénarios d’une rencontre : réduire l’effet de surprise, répondre au hasard, le transformer en avantage.
À la remorque de cet aspect primordial, la méthodologie propose du travail footballistique global via des exercices répondant aux principes et sous principes de jeu définis par l’entraîneur. À chaque exercice, les joueurs travaillent simultanément leur concentration, la communication, la créativité, la technique, l’accélération, la vitesse, l’intuition, l’intelligence de jeu individuelle et collective : développer une intelligence situationnelle et des certitudes chez le joueur. « Ma méthodologie est globale, nous travaillons les aspects physiques, techniques et tactiques en même temps. Je crois qu’il est plus productif de travailler la dimension physique dans des situations au lieu de le faire séparément, parce que les joueurs sont plus motivés pour courir quand il s’agit de faire ce qu’ils aiment, c’est-à-dire jouer au football. Pour cela, il faut être toujours au contact de la balle », raconte Leonardo Jardim. L’entraînement comme un laboratoire où l’entraîneur ne laisse aucune place au hasard et insuffle des idées précises à ses joueurs. Une méthodologie qui a pour but de former les hommes pour qu’ils courent mieux, pas pour qu’ils courent davantage. Il s’agit d’une préparation footballistique, loin de la préparation analytique. Avec comme but principal de restituer, contextualiser ce qui doit rassembler les joueurs, puisque sans contexte, nous ne sommes pas qui nous sommes, nous l’être humain, construit avec un réseau de qualités complémentaires. « Vous ne pouvez pas mettre les choses en dehors de leur contexte auquel cas elles ne signifient plus grand-chose, même si vous prévoyez ensuite de les reconstituer […] Comment pouvez-vous être plus fort en football sans jouer au football ? Si vous courez, vous vous entraînez à courir, pas à jouer au football. Si vous courez, vous serez en meilleure santé parce que merde, c’est bon pour la santé de courir. Mais ça ne signifie pas que vous serez un meilleur footballeur sans prise en compte du contexte », étale Juanma Lillo.
Le monde social apparaît comme un système complexe où ordre et désordre s’enchevêtrent. Tout comme le football, en tant que science sociale et donc relative à l’extérieur et à l’activité humaine en général. Egalement, tout comme une équipe de foot, une organisation humaine et par essence : complexe. Aux amateurs de football d’en avoir conscience. Au Portugal, Manuel Sérgio a développé tout un mode de pensée autour des travaux de scientifiques (en particulier Edgar Morin) en les transposant au football, qui s’est ensuite largement répandu en péninsule Ibérique (Pep Guardiola, José Mourinho, Juanma Lillo…). Vítor Frade a lui établi une méthodologie d’entraînement d’une grande sophistication avec comme base l’approche déployée par Sérgio. Le premier incarne l’un des plus notables philosophes du football et du sport en général, là où le second endosse lui le statut de théoricien, au même niveau. Frade possède des convertis dans le monde entier, du plus célèbre, José Mourinho, à André Villas-Boas, Paulo Fonseca et Vítor Pereira, qui se sont convertis directement lors de leur passage au FC Porto, en passant par Leonardo Jardim, Marco Silva, ou la tête de la sélection portugaise (Fernando Santos), mais aussi au Royaume-Uni (Brendan Rodgers, Pepijn Linders) ou en France (Alain Casanova), dépassant même les frontières du monde footballistique avec Eddie Jones sélectionneur australien du XV d’Angleterre. Car au centre de tout ce modèle, c’est l‘être humain, qui en est la pierre philosophale.
Le football est une science humaine soumise à un nombre important de variables qui en font un domaine forcément mouvant et interpénétré, où les conclusions et les savoirs ne peuvent aller qu’en se redéfinissant constamment. C’est une incroyable symphonie de tout. D’où l’utilité d’aborder cette science à travers le concept de “complexité“. Une approche davantage scientifique, philosophique qui permet d’enlever ces petits autocollants qui nous masquent la vue pour ensuite laisser entrevoir ce que, derrière les innombrables préjugés et idées reçues, le football, comme toute science humaine, a à nous dire sur nous-mêmes. Comme science, la racine du football se retrouve dans la complexité humaine. Comme art, la racine du football se retrouve dans ce qui apparaît en nous. Art et science ne sont jamais bien loin l’un de l’autre. À l’instar du physique et de l’esprit, trop souvent dramatiquement disjoints. Tout un modèle basé autour de la complexité de l’homme et par conséquent sur la globalité du football, dans la façon de l’appréhender et dans la façon de l’entraîner : plus qu’une façon de penser, une idéologie particulière, un dogme personnel, il s’agit d’une transformation fondamentale du football.
rien ne remplace le foncier si votre équipe n’a pas les jambes pas de résultats Marseille Reims de la semaine dernière en es la preuve , l’ accélération terrible de Tigana au championnat d’Europe contre le Portugal en est le parfait exemple
La difficulté c’est surtt de trouver des exercices qui vont être capable de faire travailler le joueur sur tel ou tel dominante physique mais pour cela faut faire marcher son cerveau et ça c’est plus dure que de faire courir ces joueurs en forêt ou de leur faire faire du 15/15 ou sprinter sur 20m…