Sacre merengue, malédiction pupas. La défaite de l’Atlético de Madrid en finale de Ligue des champions a été une terrible désillusion pour ses supporters, persuadés d’être maudits. La Grinta est allé partager le destin tragique des Colchoneros en suivant le match au bar du stade Vicente-Calderón, « El Doblete ».
Parmi les moments les plus terribles d’une vie de supporter, il en est deux qui sont plus durs à digérer que d’autres. Être relégué et perdre une finale. Si la relégation prend la forme d’une longue agonie, le sort d’une finale peut être d’autant plus cruel qu’il peut s’abattre en un instant, après une foultitude d’émotions contradictoires.
Et ce samedi 28 mai, la chape de plomb qui s’est abattue sur les supporters colchoneros pesait vingt tonnes.
Situé à l’extérieur du stade Vicente-Calderón, le bar « El Doblete » est un temple pour les supporters de l’Atleti. Plus près du terrain, il n’y a que les tribunes. L’intérieur est tapissé d’innombrables écharpes de peñas aux quatre coins de l’Espagne ou de grandes rencontres de Ligue des champions. Ce soir, une heure avant le début de la finale 100% madrilène, il est déjà plein à craquer. Il y a plus de monde à l’extérieur qu’à l’intérieur, et c’est le cas pour tous les bars aux alentours du Calderón.
L’ambiance est joviale. Beaucoup de supporters de l’Atleti parlent et rient fort, comme on s’imaginerait n’importe quel bar espagnol un soir d’été. D’autres sont plus silencieux, déjà gagnés par l’anxiété du grand moment qui arrive. La finale va bientôt commencer. Tout le monde y croit. « Ésta es la nuestra » (elle est pour nous, celle-là !), entend-on. On le sait : cette finale est probablement la plus ouverte depuis longtemps. L’immense Real et le « juste grand » Atleti vont jouer d’égal à égal. Mais ici, ça ne convainc personne. Le club qu’on a longtemps appelé El Pupas (le poisseux) se rêve un destin de grand, et ne veut plus entendre parler de finales perdues à la dernière minute, comme en 2014 et en 1974. « Si on peut battre le Bayern et le Barça, on peut le faire ! », dit Javier.
Fébrilité
A quelques minutes du coup d’envoi, des jeunes, aux initiales FA82 (pour Frente Atlético, le groupe ultra historique) tatouées sur les bras, commencent à s’égosiller en chantant « Aleeeti, Aleeeti« .
Au sifflomètre, Sergio Ramos, qui avait fracassé les rêves du peuple colchonero en 2014 en égalisant à la fin du temps réglementaire, remporte la palme. Derrière lui, Bale a lui aussi droit à une belle volée d’insultes, et l’immanquable Cristiano Ronaldo aux chants mettant en doute sa sexualité. Les quelques gouttes de pluie ne changent absolument rien à la motivation des troupes.
Sur ce, la rencontre commence. Les aficionados sont fébriles. Un tir non cadré est fortement applaudi, à tout rompre s’il est dévié en corner. A la 5e minute, Oblak, le gardien slovène de l’Atleti, arrête de la jambe un tir merengue que tout le monde voyait au fond. Et les chants reprennent de plus belle. Un peu plus tard, Carvajal rentre dans Griezmann assez violemment. Bronca immédiate des Matelassiers, les noms d’oiseaux fusent, et l’arbitre – une fois n’est pas coutume – est applaudi à tout rompre lorsqu’il sort le jaune pour le joueur merengue.
Les fantômes ressurgissent
La pluie n’a pas douché d’enthousiasme des Rojiblancos. L’ouverture du score par le honni Sergio Ramos, si. En légère position de hors-jeu, le milieu madrilène tire son épingle du jeu et marque à bout portant.
Pour les spectateurs, les fantômes du Pupas resurgissent. La malchance, la peur de perdre face au voisin, et surtout le sentiment d’être victimes d’un complot arbitral. « Si ça avait été en sens inverse… », pestent des supporters d’un air entendu.
Malgré tout, les chants reprennent. Des « Atleti échale huevos » (Atleti, donne tout) pour se redonner du courage ne parviennent pas à redonner espoir à une partie des spectateurs. L’ambiance est retombée d’un cran. Plutôt que de chanter, on parle, on commente.
Le match aussi a perdu en qualité. Le Real domine moins mais l’Atleti ne parvient pas à prendre le jeu à son compte. De temps en temps, une action parvient à remotiver les Indios, en général quelque chose qui leur permet de se passer les nerfs sur un joueur adverse. Comme à la 29e, quand Ramos simule une faute de Koke, s’attirant des « Sevillano hijo de… ! » en référence à son passé au Séville FC. En fin de première mi-temps, l’Atleti presse, mais ne parvient pas à trouver la faille. Et au Doblete, on passe la mi-temps à jaser sur l’arbitrage qui permet au Real de mener au score.
En seconde mi-temps, la foule reprend de son enthousiasme, persuadée qu’après tout, c’est possible, on les aura. Et sur une faute de Pepe, l’arbitre accorde un penalty aux Colchoneros. Mais la règle numéro un de la tragédie est qu’on n’échappe pas à son destin. Griezmann explose la barre transversale de Keylor Navas, et le score en reste là. Vous avez dit malédiction ?
La passion se libère
Une trentaine de jeunes filles tient à bout de bras un public qui n’y croit qu’à moitié en lançant sans relâche des chants, parfois repris par le peuple du Doblete. Les chansons à la gloire de Luis Aragonés, mythique entraîneur de l’Atleti et de l’Espagne, le sont systématiquement.
Et en parlant d’entraîneur mythique, sur l’écran, un plan du Cholo Simeone galvanisant ses troupes fait un effet bœuf aux spectateurs qui reprennent espoir.
A la 77e, une triple occasion blanca est repoussée par Oblak et la défense. C’était le break, on a senti le vent du boulet. Et deux minutes plus tard, la libération : Yannick Ferreira-Carrasco marque. Une seconde d’hésitation avant l’explosion. Oui, l’égalisation est là. Des inconnus s’embrassent, la passion se libère dans un boucan inimaginable. Fumigènes, pétards, ne seraient même pas utiles. L’euphorie dure plusieurs minutes, bien après la remise en jeu. Les chants ont repris de plus belle. Arriver à la prolongation semble déjà être un exploit pour un peuple qui a un temps pensé que tout était plié depuis le début, et qui veut dorénavant croire que son destin tragique est un lointain souvenir.
En prolongations, les Rojiblancos continuent à tenter malgré la fatigue, et Oblak se montre impérial. On veut croire qu’il sera le héros d’une séance de pénos qui s’annonce inévitable. Et effectivement, c’est là que l’on arrive. La finale va donc se jouer à la loterie des tirs au but. Mais plus personne ne pense au sceau de la malchance qui marque l’Atleti. Ils vont le faire, ils le savent.
Chacun des buts colchoneros est célébré comme il se doit. Griezmann, Gabi, Saul. Mais le quatrième tireur, Juanfran, idole des supporters, bute sur le montant gauche du cadre, plongeant le public dans le silence. Voilà que Cristiano Ronaldo arrive, sûr de sa force, avec la balle de match. Chacun retient son souffle. Pas longtemps.
CR7 expédie un missile au fond des filets, plongeant les supporters de l’Atlético dans un silence de mort.
Comme dans le théâtre classique, la morale de la tragédie est que nul n’échappe à son destin.
Le silence est vite brisé par le cri déchirant d’une supportrice, qui ne tarde pas à être accompagné de jurons. Il est temps de quitter ce public touché au plus profond de lui-même, ramené à son statut d’éternel second par le tout-puissant Real. Sur le chemin du retour, des hommes enragés défoncent les poubelles publiques à coups de pied pendant que le flot de supporters regagne ses pénates, chargé d’une tonne de chagrin.