Il arrive parfois au détour d’une lecture qui, a priori, n’a rien à voir avec le sport que la grande histoire du football s’invite dans quelques pages. C’est notamment le cas dans l’excellent Vie et Mort dans les Balkans écrit par Bato Tomasevic.
Dans ce livre, le Monténégrin raconte la trajectoire de sa famille au cours du XXe siècle, des guerres balkaniques des années 1910 jusqu’à la chute de la Yougoslavie, en passant par la Seconde Guerre mondiale. Alors comment ce jeune Monténégrin, né en 1929, s’est retrouvé au coeur d’une des plus grandes tragédies de l’histoire du football ?
Bato Tomasevic fait partie d’une fière famille de Monténégrins lessivée par le cours de l’Histoire. Au coeur de la Seconde Guerre mondiale, une de ses soeurs, Stana Tomasevic, devient une héroïne des Partisans yougoslaves et une solide alliée de Tito. Le petit Bato vit les premières années de la guerre à Cetinje au Monténégro mais un jour, il n’a plus le choix et décide de devenir lui-même un Partisan. Il n’a que 14 ans et s’engage donc pleinement dans les conflits.
Il remplit diverses missions pendant la guerre, qu’il termine dans le camp des vainqueurs. Fort de cette expérience et sous l’ombre protectrice de sa soeur, qui a gravi tous les échelons chez les Partisans yougoslaves (jusqu’à devenir la première femme nommée ambassadrice par Tito), il commence à travailler dans divers ministères après la guerre.
Mais Bato reste un jeune garçon et les autorités yougoslaves décident que cette génération perdue – qui a dû arrêter ses études pour affronter la vie – doit retourner sur les bancs de l’école. Tomasevic suit des études de diplomatie dans une école prestigieuse de la capitale. Il réussit bien entendu et étudie en parallèle l’anglais. Et un beau jour, l’Angleterre décide d’allouer des bourses pour quelques étudiants yougoslaves. Bato, grâce à son passé de partisan qui a combattu aux côtés de l’armée anglaise et son très bon parcours scolaire, est choisi. Il part en Angleterre en 1953 avec quatre autres Yougoslaves.
Là-bas, il étudie et découvre également le charme des « petites Anglaises ». Avec l’une d’elles nommée Madge, le flirt devient rapidement bien plus qu’un véritable coup de coeur. Ils vivent ensemble à Londres quelques temps tandis que Bato commence à travailler pour l’ambassade de Yougoslavie en 1958 après avoir terminé ses études. Un dilemme se pose cependant : Bato veut épouser Madge mais il sait qu’un diplomate yougoslave ne peut se marier avec une étrangère. S’il épouse Madge, il devra renoncer à sa carrière.
Bato présente alors une requête exceptionnelle au mMinistère des Affaires Etrangères à Belgrade, étant persuadé qu’il pourra convaincre les autorités yougoslaves du caractère exceptionnel de son cas. Alors que Bato cherche un moyen pour aller plaider sa cause à Belgrade, un agent de voyages d’origine hongroise nommé Bela Miktos fait irruption dans sa vie… Et l’équipe de Manchester United par la même occasion.
Coïncidence du calendrier, les Red Devils doivent se déplacer à Belgrade à cette époque pour affronter l’Etoile Rouge. L’usage voulait alors qu’un membre du personnel de l’ambassade accompagne les équipes anglaises lors des voyages dans les pays du bloc de l’Est. Bato Tomasevic avait donc trouvé son billet d’avion pour Belgrade et s’envole avec allégresse. Le voyage aller est d’ailleurs très agréable comme il l’explique dans Vie et Mort dans les Balkans.
« A l’aller, je me suis assis à côté de Tommy Taylor, le brillant avant-centre international de Manchester United. Par mes collègues de l’ambassade, qui suivaient le football de plus près que moi et qui m’enviaient pour ce voyage, j’avais appris que Tommy était déjà, à vingt ans, une célébrité. Les avions turbopropulseurs des années cinquante volaient plus bas que les jets. Les passagers étaient donc soumis à beaucoup de turbulences, toujours désagréables. Pourtant, le vol jusqu’à Belgrade, avec une courte escale pour faire le plein sur l’aéroport enneigé de Munich, a été moins agité que nous le craignions. Les journalistes, assis pour la plupart en queue de l’avion, qu’ils considéraient, je ne sais pourquoi, comme plus sûre, échangeaient plaisanteries et traits d’esprit, grâce en partie aux bouteilles de whisky que leur fournissait le steward Tommy Cable. »
A Belgrade, tout se passe parfaitement. Côté terrain, l’Etoile Rouge de Belgrade réussit à revenir de 0-3 à 3-3, un score suffisant pour garder la tête haute mais pas pour se qualifier. Après la rencontre, le club belgradois offre un superbe dîner à la délégation anglaise au café Skadarlija avec viandes grillées, musique tzigane et alcool yougoslave au menu.
Malheureusement pour Tomasevic, son escapade au ministère des Affaires Etrangères se révèle moins fructueuse. Comme prévu, les autorités lui demandent de choisir entre sa carrière et son mariage. Il n’y aura pas de passe-droit pour lui. Au moment de reprendre l’avion en direction de Manchester, via Munich, Tomasevic est donc toujours confronté à son dilemme. Mais bien vite, d’autres pensées le préoccupent.
« En approchant de l’aéroport de Munich, l’hôtesse de l’air a annoncé que nous ferions escale pour faire le plein et qu’on nous servirait des rafraîchissements. L’escale nous parut longue, car nous avions hâte de rentrer à Manchester. Remontés à bord, toujours de bonne humeur, nous avons repris nos sièges. Les rires, les éclats de voix et le bourdonnement des conversations ont été rapidement noyés par le bruit des moteurs. Il était trois heures de l’après-midi, le jeudi 6 février.
Par le hublot, j’ai regardé les puissants propulseurs qui commençaient à tourner. J’ai eu un mauvais pressentiment. Des mécaniciens entourèrent l’avion et ils examinèrent longuement quelque chose hors de ma vue. Enfin ils s’éloignèrent. Il neigeait depuis l’atterrissage. Plus personne sur la piste, je ne voyais que les flocons qui tourbillonnaient.
Le vrombissement des moteurs a augmenté tandis que l’avion accélérait pour prendre son envol. Et soudain, le bruit a décru, comme si les moteurs n’avaient plus de force. Le pilote a poussé les freins, ce qui a provoqué secousses et glissades, l’avion a ralenti puis s’est arrêté. Le commandant s’est excusé et nous a dit que nous devions retourner au terminal, jusqu’à ce que les services d’entretien aient résolu le problème. Nous sommes sortis de l’avion, pour remonter à bord dix minutes plus tard. Le commandant nous a assuré que tout irait bien.
Ce fut à nouveau un vrombissent assourdissant. L’appareil a pris de la vitesse mais au moment de décoller, les moteurs ont faibli encore une fois et les pneus ont patiné, de façon plus alarmante que la première fois. L’avion s’est arrêté à l’extrémité de la piste. Le commandant a fait rouler l’appareil jusqu’au terminal. Nous sommes descendus. Tommy Taylor me dit : « J’espère que cette fois ils prendront le temps qu’il faudra pour trouver ce qui est défectueux ».
https://www.youtube.com/watch?v=luZifesCNJA
Mais cinq minutes n’étaient pas passées qu’on nous demandait de remonter à bord. Saisi d’inquiétude, je me suis demandé quel genre d’ennuis mécaniques empêchait l’avion de décoller mais que pourtant cinq minutes avaient suffi à régler. Les autres ont dû penser comme moi, mais les Anglais, connus pour leur sang-froid, ont repris leurs plaisanteries. Cependant cette fois, j’ai eu l’impression que leur joie était forcée.
Pendant que, pour la troisième fois, nous nous préparions à décoller, j’ai remarqué que beaucoup de passagers se levaient pour changer de place. Il y avait une atmosphère d’attente tendue. On a remis de nouveau les moteurs en marche ; les propulseurs ont recommencé à tourner, dispersant de gros flocons de neige. Tommy, le steward, me regardait et tout à coup, pour une raison inconnue, il m’a dit : « On change de places ? »
Nous nous sommes levés, il a pris ma place et moi la sienne. L’avion a commencé à avancer, gagnant progressivement de la vitesse. Le vrombissement des moteurs augmentait de plus en plus jusqu’à ce que l’avion, enfin, ait pris son envol.
Et tout à coup le bruit a changé et l’avion s’est écrasé au sol. Je devais apprendre plus tard que tout n’avait duré que cinquante-quatre secondes, mais cela m’avait semble une éternité. Je me rappelle avoir essayé de me lever, mais en vain. Les lumières se sont éteintes. Dans l’obscurité, les sacs et les valises tombaient sur nos têtes et j’ai perdu conscience.
J’ai repris conscience sans avoir compris ce qui était arrivé. Je n’étais même pas sûr d’être en vie. J’ai essayé instinctivement de me mettre debout et j’ai réalisé que j’étais encore attaché par ma ceinture à mon fauteuil. J’avais été projeté dans cette position à environ cent mètres par la force de l’explosion. J’ai enfin réussi à me libérer et j’ai enlevé un morceau de métal qui s’était enroulé autour de mon genou. Quand je me suis levé, j’ai vu que j’étais nu, même mes chaussures avaient été arrachées.
(…) Lèvres coupées et dents cassées, j’avais un goût de sang dans la bouche. Je faisais des efforts pour cracher afin de ne pas étouffer. Le sang coulait de mes autres blessures et mon dos me faisait très mal, tout comme mon genou. J’ai compris que bientôt je ne pourrais plus bouger. Je ne criais pas. Sans secours en vue et incapable moi-même de secourir les autres, j’étais horrifié par ce que je voyais. Sur le sol près de moi gisait le corps sans vie du steward Tommy, qui m’avait demandé de changer de place avec lui. Je le reconnus à son uniforme. Quelques footballeurs dont les blessures n’étaient pas graves sont passés en courant ; il m’a semblé qu’ils criaient le nom de Matt Busby. »
Sur les quarante quatre personnes présentes dans cet avion, vingt trois perdent la vie dont huit joueurs de Manchester United, quelques journalistes mais également Bela Miklos, qui avait convié Bato Tomasevic à ce voyage.
Cette tragédie marque toute une génération et plonge le football européen dans le deuil. De son côté, Bato Tomasevic s’en sort bien avec deux dents et les genoux cassés. Mais le jeune homme de 28 ans perd également deux centimètres car sa colonne vertébrale a été compressée. Après cet accident, Tomasevic passe quelques journées dans une chambre de l’hôpital de Munich avec les footballeurs Bobby Charlton, Ray Wood, Dennis Viollet et Albert Scanlon puis retourne en Angleterre.
Tomasevic, dont la présence dans cet avion a résulté d’un concours de circonstances, a encore pu compter sur sa bonne étoile, comme celle qu’il portait sur sa casquette pendant la guerre. De retour en Angleterre, il décide de privilégier son histoire d’amour. Il se marie deux mois plus tard et l’ambassade de Yougoslavie le congédie sur le champ.
Finalement, le Monténégrin est resté avec sa belle Anglaise toute sa vie, une existence menée entre Belgrade et l’Angleterre. Il est devenu journaliste et a notamment écrit quelques livres comme Vie et Mort dans les Balkans. En 2008, il a participé aux commémorations à Old Trafford avec les Busby Babes qui avaient survécu. Il était, en quelque sorte, devenu un membre de cette famille au sort tragique.
Crédit image : Iconsport