Dans une saison de football, il y a des moments qui ne s’oublient pas. Au lendemain d’Argentine-Uruguay (0-2) du 17 novembre 2023, match au sommet de la zone AmSud comptant pour les qualifications à la Coupe du monde 2026, Jorge Valdano a écrit une tribune pour El País dans laquelle il raconte son “frisson” vécu cette nuit-là. Une émotion de plus en plus rare dans le football d’aujourd’hui exprimée dans un texte empreint de nostalgie. Traduction.
Les retrouvailles
Le football, un jeu standardisé en raison de la mondialisation, devient chaque jour de plus en plus un sport et de moins en moins un jeu. Plus méthodique et moins instinctif. Plus intelligent et moins astucieux. Les tendances sont claires mais lors des trêves internationales, il suffit de faire un tour d’horizon vers les autres continents pour voir qu’il existe encore des traits d’identification qui les différencient. Le football sud-américain maintient son prestige en se dispersant dans le monde entier grâce à des joueurs qui prêtent leur talent aux clubs des quatre coins du globe. En Argentine, au Brésil, en Uruguay, pour parler des pays classiques, il est rare de trouver un joueur qui représente sa sélection et qui joue au sein de son propre championnat. Mais dans la nuit de jeudi à vendredi, j’ai ressenti une sorte de frisson en regardant Argentine-Uruguay (0-2). En vivant en Espagne depuis presque 50 ans, j’ai retrouvé quelque chose que je considère encore comme authentiquement mien : l’habileté et le métier, la malice et la fierté, l’orgueil et la personnalité.
Les racines
Neuf Coupes du monde me séparent de cette génération. Entre “mes” champions du monde de 1986 et les champions du Qatar, il y a de grandes différences culturelles. Se demander d’où vient cette identification que je ressens en regardant le match est inévitable. Il n’y a rien de moins qu’une même racine, une marque déposée au fer rouge dès l’enfance. A la fin de la dernière Coupe du monde, Fabian D’Aloisio et Juan Stanisci ont publié un livre intitulé : Semilleros (Pépinières), dans lequel différents journalistes enquêtent sur l’origine des champions du monde 2022. Tous se sentent comme des enfants de leurs clubs de quartier où ils ont appris le métier, l’amour du jeu et l’identité qui les lie tous. Sans sophistications académiques ni prétentions commerciales, chacun d’eux s’est démarqué dans ce domaine : une liberté qui leur a permis de renforcer une nature qui leur a donné une longueur d’avance. Dans ces clubs, ils ont cultivé entre amis ce talent originel. Aujourd’hui, ils le font en parcourant les plus grands stades du monde.
L’empreinte
Du livre, on en ressort avec la belle idée que le football a un fond culturel. Ce sont dans ces clubs que leurs rêves ont commencé. Deux des grands éléments qui font le football sont le souvenir et les rêves. Dans un prologue merveilleux, Ariel Scher parle de la célébration des racines qui, à partir de modestes clubs de quartier, consacre ces enfants dans le monde entier. Après avoir vu Argentine-Uruguay et avoir fermé le livre, j’ai la sensation que le football est sauf. Comme tout ce qui est profondément enraciné. Bien que l’argent le déclasse, que les polémiques l’abâtardisse, que la méthode tente de le rendre contre-intuitif et que la technologie lui porte atteinte, il y a quelque chose de sauvage qui survit et donne de l’authenticité au joueur sud-américain. Non pas que l’Amérique du Sud reflète un même football à Rio de la Plata ou dans la Cordillère des Andes, mais il y a un rythme, une saveur, une idiosyncrasie qui lui donne une singularité. La CONMEBOL le reflète avec un logo où la silhouette du continent est une empreinte digitale. Cela signifie : on est comme ça.
Toujours différent, toujours le même
Et il en est ainsi aussi en Europe. Le football m’a emmené cette semaine à Gérone et à Leverkusen pour voir de près deux leaders hors du commun se nourrir de l’énergie populaire de villes qui, grâce au succès de leurs équipes, se sentent spéciales aujourd’hui. C’est un football plus épuré et plus haut de gamme mais tout aussi attrayant et passionnant parce que l’éclat de la modernité n’occulte pas la force primitive d’un jeu qui continue de satisfaire le côté animal qui règne en chacun de nous. Aussi dense soit le match, se cache toujours un animal sauvage qui déclenche en nous des émotions sans égales. En tout lieu, emportant son rythme, son histoire, ses racines culturelles. Partout avec la même fierté.