Nous sommes le 5 mai 1992. Bastia reçoit l’OM champion de France pour ce qui devait être une fête en demi-finale de Coupe de France. Problème, le stade n’est pas en capacité de recevoir cette affiche qui enflamme toute la Corse. Les dirigeants de l’époque construisent une tribune provisoire qui s’effondrera provoquant 18 morts et plus de 2300 blessés*. Lauda et Josepha Guidicelli, filles de Pierre-Jean décédé ce jour-là, sont à l’origine de petitionfuriani.com qui s’oppose aux matchs de football le 5 mai. Pour La Grinta, Lauda témoigne vingt ans après ce drame.
Noël Le Graët est longtemps resté silencieux aux lettres que Josepha et toi lui avez envoyées. Après l’avoir rencontré, que vous-a-t-il dit, lui avez-vous demandé pourquoi n’avait-il jamais répondu ?
Lauda Guidicelli : Non, nous n’avons pas parlé de ça avec lui. Hier à Lucciana (ndlr : un tournoi avec des jeunes licenciés de toute l’Île était organisé) on a surtout parlé du devoir de mémoire. Lors de la précédente réunion à Paris ( ndlr : au siège de la FFF) on est surtout revenu sur le pourquoi de la pétition. Notre position était claire, c’est qu’il n’y ait pas de match le 5 mai et que ce soit sanctuarisé. On a quand même été obligé de lancer la pétition et il a fallu que l’on se fâche pour sacraliser le 5 mai.
Où en est-on justement par rapport à la volonté de ne plus jouer le 5 mai, du nouveau ?
L.G. : Pour le moment, au comité de suivi on a le sentiment d’avoir été écouté. On repartira à Paris au mois de juillet pour une nouvelle réunion mais on n’a pas eu de véritable confirmation. On nous a soulevé des problèmes de calendrier. On leur a répondu que ce n’était qu’une date à ne pas jouer dans l’année et que sur les 40 ans à venir cela ne concernait que huit dates potentielles en comptant les vendredis, samedis, dimanches. Après, on a parlé aussi du problème des droits TV. Ce à quoi nous avons répondu que pour le G20 (ndlr : en novembre dernier à Cannes) tout a été réglé en quinze jours. Donc c’est un peu des « excuses », si l’on peut dire, que l’on arrive à contrer.
Une journée de Ligue 1 est prévue le 5 mai 2013. Penses-tu que c’est du mépris par rapport à votre démarche ?
L.G. : Pour le moment, on nous a dit que rien n’était fixé encore et aucun match programmé. On attend de voir. Quoi qu’il en soit, on verra ça en juillet. Il y a encore quelques mois pour pouvoir décaler les matchs prévus le 5 mai. Il est hors de question pour nous que l’on joue un ou deux matchs. C’est inimaginable et inconcevable.
David Douillet est contre la « sacralisation du 5 mai », pourtant il a participé au report de la journée de championnat. Pourquoi ?
L.G. : Il nous a annoncé que pour lui en tant que sportif, il était important de jouer pour commémorer. Mais lorsqu’on lui a expliqué pourquoi nous ne voulions pas jouer, il a de suite compris que c’est aux victimes dé décider ce qu’il y a de mieux pour elles. Il y a le député (ndlr : de Haute-Corse) Sauveur Gandolfi- Scheit qui a annoncé faire une proposition de loi en septembre visant à ce qu’il n’y ait plus de match joué le 5 mai. David Douillet a accueilli cette proposition favorablement et a dit qu’il en parlerait aux personnes de son bord politique. Quoi qu’il en soit on espère que cette sacralisation du 5 mai aura lieuepar les instances du football parce que ce serait malheureux que la politique vienne s’ingérer dans le sportif.
Respecter le devoir de mémoire soit, mais crois-tu que ne jamais jouer le 5 mai permettra aux jeunes de savoir ce qu’il s’est passé, et de ne pas l’oublier ?
L.G. : Quand on dit « sacralisation du 5 mai », on propose aussi des commémorations. C’est à dire autour de tables rondes, peut-être même de petits tournois dans le but de sensibiliser les jeunes aux valeurs du football, de leur parle de telle ou telle attitude dans les stades, des conséquences du « foot-fric ». Oui, c’est vrai que quand on dit ne plus jouer c’est un premier point mais on peut mettre en place d’autres commémorations.
Tu disais récemment « le 5 mai, on a l’impression que tout le monde s’en fout». Est-ce lié au fait que ce drame s’est déroulé en Corse, et que sur le continent ça aurait été peut-être différent ?
L.G : Quand je disais que tout le monde s’en fout, je parlais des instances du football. Pendant vingt ans on a complètement mis de côté ce drame. J’ose espérer qu’on en est pas à le réduire à un drame corso-corse. Il faut bien considérer que lors du procès il y a eu certes des responsabilités locales mais aussi nationales notamment avec l’implication du préfet (ndlr: Henri Durand), , de la FFF. Donc c’est bien un drame national et j’espère encore une fois que ce n’est pas la raison qui fait que l’on n’a pas sacralisé le 5 mai à ce jour.
Est-ce que tu sens les Continentaux concernés par cet évènement ?
L.G. : Oui, vraiment les « Continentaux » sont impliqués dans notre démarche de sacralisation. Des supporters de différents clubs ont déployé des banderoles dans les stades. Pas plus tard que mardi, nous étions au Vélodrome avec ma soeur et des journalistes nationaux. Les supporters ont encore déployé des banderoles dans les deux virages et la pétition créée recueille des signatures partout en France. Donc cette pétition a peut-être été ou une piqûre de rappel ou pour englober toutes les personnes touchées de près ou de loin par la catastrophe.
Didier Grassi (journaliste RMC, porte-parole du collectif) a proposé qu’un membre du collectif du 5 mai remette le trophée de champion de Ligue 2 à Yannick Cahuzac (capitaine de Bastia) à la place de Frédéric Thiriez. Est-ce que ça va se faire ?
L.G. : On a pas encore eu le temps d’en discuter. Didier a eu l’idée ce jeudi sur le plateau (ndlr : de France 3 Via Stella). Il serait bien que les victimes s’associent à cette remise de trophée. Pour le moment, on n’a aucun retour. Je ne sais pas si on en aura et si ça se fera.
Alors même si tu étais très jeune au moment du procès concernant l’effondrement de la tribune (1995), une seule personne a été condamnée sur les 13 inculpés *. Le fait est que des personnes ont préféré empocher de l’argent plutôt que de se soucier des vies qu’ils mettaient en péril et qu’il y a en plus un sentiment d’impunité. C’est ce qu’il y a de plus dur à avaler ?
L.G. : En fait les victimes comptaient vraiment sur le procès pour tirer au clair les responsabilités et comprendre comment en est-on arrivé là. Le procès n’a pas abouti. Les victimes ont quand même tourné la page, enfin si on peut dire cela parce qu’évidemment on tournera jamais la page. Mais le volet justice s’est refermé et du coup aux nouvelles générations et aux 40000 signatures de la pétition de s’occuper du devoir de mémoire. Au moins, on rend hommage aux victimes à travers ce devoir de mémoire.
Le plus frustrant dans ce drame ne réside t-il pas dans le fait que la catastrophe aurait pu être évitée ? *
L.G. : Je pense que si l’État avait exercé son pouvoir de contrôle et avait dit non (à la tenue du match) et si une personne avait dit « Stop ! on va trop loin », la catastrophe aurait pu être évitée. Ce n’est pas un accident. Il y avait une volonté de se faire de l’argent sur ce match et ça aurait pu être évité.
Ce drame a aussi touché les journalistes, puisque la presse était installée dans cette tribune. Pourtant les médias se sont fait relais tardivement de cette cause, pourquoi ?
L.G. : Je pense qu’il y a eu un peu de pudeur, c’est à dire que personne n’osait en parler parce qu’eux étaient toujours là (les journalistes) et que les autres avaient disparu. Et à ce titre, l’Union des Journalistes Sportifs a publié un très bel ouvrage pour les vingt ans**. La pétition a été un moyen pour les gens de s’exprimer, de s’impliquer davantage. Comme le disait Didier Grassi, il n’en a pas parlé pendant vingt ans et en voyant notre action, lui de son côté, a en parallèle mis à l’ordre du jour une motion avec la Ligue corse de football. il expliquait qu’il avait honte d’avoir survécu donc je pense qu’il y a aussi eu un sentiment de culpabilité quelque part.
Crains-tu la récupération politique et médiatique, comme lorsque l’évènement est survenu, pour le 20e anniversaire et dans un second temps que cette cause retombe dans l’oublie peu après ?
L.G. : Sincèrement, je ne pense pas qu’il y ait de récupération parce que nous nous voulons apolitique. On n’est pas à récupérer par un quelconque parti, même si l’on a des soutiens de différents bords. On s’évertue à une démarche la plus neutre et légitime possible. Ensuite, je ne pense pas au niveau des médias puisqu’ils nous contactent dès qu’ils veulent faire un article. Et je crois pas que cela va retomber dans l’oublie, on continuera jusqu’à obtenir gain de cause et l’on continuera à relayer un maximum.
Propos recueillis par Adrien Verrecchia
* Jean-François Filippi, alors président du SCB, démolit illégalement la tribune Claude-Papi et en fait reconstruire une autre provisoire, d’une capacité de 10000 places en dix jours. Le délai normal pour ce type de commande est de plusieurs mois. Le dirigeant n’a pas autant de temps et doit absolument construire cette tribune afin d’accueillir les spectateurs et de la manne financière qu’ils représentent. La société Sud Tribune, dont Jean-Marie Boimond est l’ingénieur, se jette sur ce contrat juteux d’un million de francs. Son entreprise est au bord de la faillite et se positionne seule sur cet appel d’offres tandis qu’une autre société préfère se retirer jugeant ce contrat irréalisable. La course contre la monte commence et Jean-Marie Boimond doit en plus faire face à une grève paralysant les transports maritimes vers la Corse, le privant de matériaux. Il improvise avec ce qu’il trouve sur l’Île et monte une tribune vouée à la catastrophe. Pourtant, grâce à l’usage de faux documents signés au nom de la Commission de sécurité, le match a bien lieu. Peu avant le coup d’envoi, des vis sautent, des techniciens paniqués tentent tant bien que mal de consolider la tribune qui tangue sous le peuple bleu. Scène incroyable, le speaker du stade demande aux supporters de ne pas taper des pieds alors que la construction vacille. Personne, pas même les dirigeants de la FFF témoins et inquiets de la situation, n’envisage d’arrêter le match. Les intérêts financiers sont passés avant tout, avant les victimes. Dans le procès de 1995, seul Jean-Marie Boimond fut condamné à 2 ans de prison, l’ex-président ayant été assassiné et les autres accusés relaxés.
**Vous pouvez trouver cet ouvrage Furiani, 20 ans écrit par Alexandre Jacquin dont les fonds seront reversés à des hôpitaux corses et marseillais.