À l’occasion de la Coupe du monde 2018, le 10 avril dernier est paru le livre Maestro, el legado de Tabárez dans lequel les auteurs Jorge Señorans et Luis Inzaurralde reviennent en détail sur le second passage d’Óscar Tabárez à la tête de la sélection uruguayenne, de 2006 à aujourd’hui. Avant que ce dernier ne dispute sa troisième Coupe du monde consécutive avec l’Uruguay et pour l’occasion, ils ont donné la parole à une personne de choix : Marcelo Bielsa.
Les premiers mots de Marcelo Bielsa depuis son éviction lilloise ne concernent pas son actualité. Le technicien argentin a préféré écrire la préface (aux côtés de Diego Forlán) d’un ouvrage traitant d’un homme qu’il connaît très peu et qui implique en outre un technicien d’une école de pensée footballistique qui n’est pas la sienne. Une préface aux allures de décalogue du sélectionneur idéal qui rend hommage au technicien de la Celeste. Le quotidien argentin Olé a pu se la procurer. Traduction.
« Les victoires obtenues sont celles qui ont permis à Óscar Tabárez de rester aussi longtemps en poste. Le résultat est le critère habituellement considéré pour évaluer un entraîneur. Cependant, l’évaluation de Tabárez ne devrait pas se baser uniquement sur les victoires obtenues. Il y a d’autres aspects qui mettent en avant l’importance de son travail d’entraîneur. Je veux parler de sa façon d’agir, des valeurs et des principes appliqués et des qualités démontrées au sein des équipes qu’il a dirigées.
Tabárez est et a été un technicien cohérent, conséquent et fidèle à ses idées footballistiques ainsi qu’à la vérité. Il n’a pas abandonné sa façon de penser, en expliquant pourquoi il s’y attachait à chaque fois que cela était nécessaire. Il ne s’agit pas d’obstination ou de manque de flexibilité, il s’agit d’éviter la versatilité frivole ou intéressée, la mode, la séduction du moment ou du pouvoir sous toutes ses formes.
À une époque où il est fréquent de renoncer à ses positions et de trahir des idéaux pour ensuite nier la trahison comme si elle n’avait pas eu lieu, Tabárez ne s’est pas trahi et n’a trahi personne tout au long de sa carrière.
Il fonde sa sagesse sur la prudence en combinant responsabilité – qui permet de mesurer les conséquences prévisibles de ses actes – et méthode pour décider quoi choisir et quoi éviter. C’est un interprète habile pour identifier quoi faire et réunir les conditions nécessaires pour accomplir ce qui a été planifié.
Bon quand il est nécessaire de pardonner ou d’aider.
Fort et vaillant quand il faut résister.
Juste pour prôner l’égalité entre personnes différentes en sachant différencier ce qui est légal de ce qui est légitime, et en reconnaissant les mérites de chacun. Sa rationalité n’entrave pas le fait que son instinct et son intuition prévalent dans certaines décisions.
El Maestro Tabárez est un fidèle représentant de ce que signifie être uruguayen, ou du moins, de ces valeurs que nous, Argentins, attribuons à nos voisins : équilibre, bon sens, sincérité, modestie. Il a le don de la discrétion sans avoir besoin d’être guidé par les moyens ; ses arguments suffisent. Il convainc en étant intimement convaincu de ce qu’il propose et déclare. Il est parvenu à devenir une figure de référence qui privilégie la sincérité et qui rejette toute démagogie, atteignant la proximité sans raccouricir les distances.
J’ai eu peu de contacts directs avec Óscar Tabárez, mais j’aimerais vous raconter ce qui s’est passé lors d’un de mes voyages en Uruguay. J’étais dans l’arrière-pays pour un match de qualifications à la Coupe du monde qui se jouait au Centenario [Uruguay-Chili (3-0) du 18 novembre 2015, ndlr]. J’ai regardé ce match dans un bar dont seulement quatre tables étaient occupées. Avant la fin de la première mi-temps, le commentateur faisait l’éloge du jeu uruguayen. Mon analyse n’en arrivait pas à la même conclusion. Pendant la mi-temps, j’ai discuté avec un groupe de personnes et ensemble, nous avons passé en revue la performance des onze joueurs uruguayens.
Nous étions d’accord pour dire que le gardien de but et les défenseurs centraux avaient très bien joué. Notre évaluation du reste des joueurs n’était pas positive. Nous en avons conclu que si les meilleurs joueurs étaient ceux qui occupaient les trois postes défensifs, on ne pouvait pas qualifier de satisfaisante la performance collective. Par conséquent, ce que nous racontait le commentateur ne correspondait pas à ce que nous avions vu. Ensuite, lors de la seconde mi-temps, l’Uruguay s’est nettement amélioré et a remporté une victoire méritée. Peu de temps après, une vidéo de mes commentaires – enregistrée à mon insu par une personne d’une table voisine – a été diffusée sur les réseaux sociaux. Cela m’a attristé parce que je n’avais jamais émis de critiques publiques sur le moindre joueur en trente ans de profession.
Le lendemain, j’ai pu entrer en contact avec Tabárez. Je lui ai dit que ce qui s’était passé avait eu lieu dans le cadre d’une conversation informelle, privée, et que j’ignorais qu’une personne l’enregistrait. Je lui ai aussi signifié que j’avais vraiment de la peine et que je voulais m’excuser. Il m’a donné une réponse brève, tolérante et généreuse. Il m’a répondu qu’il était d’accord sur le fait que l’équipe n’avait pas bien joué en première mi-temps. Je lui ai rétorqué que cela ne m’inquiétait pas parce qu’il s’agissait en définitive seulement de mon opinion. Ce qui m’avait vraiment embarrassé, c’était que mon opinion sur les joueurs avait pris un caractère public. Il m’a gentiment soulagé de la culpabilité que je ressentais, et a accepté de transmettre mes excuses à ceux que j’avais critiqués. Les entraîneurs sont très sensibles aux critiques et encore plus quand elles viennent de collègues. En considérant que mes commentaires avaient été publics et que mes excuses étaient privées, j’ai particulièrement apprécié sa compréhension. Je décris ce fait parce qu’il illustre comment une attitude naturelle comme la sienne honore notre profession.
Ensuite, je veux souligner quelques faits concrets qui résument les réussites que j’estime d’Óscar Tabárez et qui m’ont permis d’arriver aux conclusions exprimées précédemment.
Il a fait en sorte que l’image et le prestige de la sélection uruguayenne suscitent un désir d’y appartenir. Le désir à vouloir en faire partie augmente proportionnellement à son prestige. L’estime de l’équipe nationale s’est généralisée et il n’est pas nécessaire de la constater parce que sa réputation est là.
Il sait transmettre le nécessaire pour que ses joueurs aient un comportement adéquat tant dans leur vie professionnelle que dans leur vie publique.
Pendant plus d’une décennie, il a eu l’altruisme de contribuer au processus de structuration du football uruguayen au lieu de se limiter à optimiser le rendement de l’équipe nationale.
Il promeut une structure moderne et continuellement mise à jour qui intègre tous les domaines que l’on peut envisager dans l’organisation d’une équipe de football de haut niveau.
Il gère ses convocations sans affecter le fonctionnement des clubs.
Bien qu’il ait élargi l’éventail de spécialistes qui enrichit le travail de ses assistants, les collaborateurs les plus proches restent les mêmes. Cela met clairement en évidence leur capacité à travailler en commun. Il savent choisir, cohabiter et travailler en équipe.
Il pense à la jeunesse et à la formation. Cela contribue à la construction de propositions permettant des changements générationnels avec des joueurs préparés et matures.
Il construit ses effectifs de manière artisanale. Les joueurs appelés sont voués à rester. Cela démontre que son choix a franchi toutes les étapes nécessaires pour assurer permanence et stabilité.
Il a convaincu les dirigeants uruguayens de soutenir et de concrétiser son projet. Le centre d’entraînement est devenu la maison de l’équipe. Il a su mettre en œuvre ce qui est nécessaire et utile sans excès et sans luxe.
Les installations sont suffisantes. Elles transmettent harmonie, chaleur et austérité.
La simplicité, mais aussi la qualité. L’amour et l’attention pour ce que l’on a.
Un terrain synthétique couvert – de style anglais – indique que tous les besoins prioritaires ont déjà été réglés. Le slogan semble être : posséder seulement ce dont nous avons besoin, savoir l’utiliser, en prendre soin et le conserver.
A son tour, la bibliothèque indique la façon dont on conçoit le footballeur professionnel. Cela dénote une préoccupation pour stimuler sa sensibilité, son intellect et sa culture. Une visite historique du lieu à travers une succession d’images montre l’évolution ininterrompue des installations et des équipements.
Enfin, je veux exprimer ce que je considère comme étant le reflet le plus significatif de son travail : il a développé un sentiment d’appartenance et d’identification. Une reconnaissance et une appréciation pour le style déployé avec, comme conséquence, l’imitation de la méthode proposée.
Le moment venu, ses successeurs commenceront leur travail avec une base solide d’une valeur inestimable. Clairement, cette base est l’héritage d’un maestro. »