On n’a jamais autant parlé de la Juve en dehors de l’Italie depuis le Calciopoli. À la surprise générale, une soirée de gala du club bianconero lundi s’est soldée par la présentation d’un logo révolutionnaire très commenté. Un « J » stylisé qui balaie d’un revers de main le glorieux passé de la Vieille Dame. Et pour mieux faire passer la pilule, c’est paradoxalement l’histoire – en plus de la modernité – qui est mise en avant dans ce changement radical. Une escroquerie.
Lundi, sur le coup de 16 heures, la rumeur commence à enfler sur les réseaux sociaux. L’événement du soir « Black and white and more » organisé par la Juventus promettant « l’entrée dans une nouvelle ère » concernerait la présentation d’un nouveau logo. Et quitte à commencer à rayer les derniers liens du club avec Turin, autant le faire au Musée des Sciences et Techniques… de Milan. Invités triés sur le volet, cadre chic, la classe caricaturale italienne, la soirée de prestige s’est effectivement conclue sur la présentation d’un nouveau logo. Le président Andrea Agnelli, tel un Steve Jobs inaugurant en grande pompe son nouvel iPhone, dévoile l’objet de tous les débats. Une sorte de double « J », censé représenter les fameuses bandes du maillot bianconero. Exit le « toro rampante », l’emblème de la ville, sa couronne de haut rang, et l’écusson ovale où les bandes sont en évidence.
Black and white… and More. Che evento, ieri sera! Emozioniamoci ancora insieme. ⚪️⚫️ #2beJUVENTUS pic.twitter.com/YNHzg56dQ1
— JuventusFC (@juventusfc) January 17, 2017
Comme si plus rien, à part l’ancrage physique, ne liait la Juve à Turin, déjà moquée par ses détracteurs (en majorité du Torino) pour son manque de « turinité ». Son histoire l’a propulsée au rang de club national puis international au détriment de l’identification locale. Un comble pour cette institution fondée par des lycéens de la ville et liée historiquement à la Fiat (soit, en développant l’acronyme, « usine italienne d’automobiles de Turin »). Depuis une semaine, la Vieille Dame n’est plus un club de football. C’est une marque dans une logique de business assumée où le sentiment n’a plus sa place. Plus rien ne la différencie aujourd’hui d’enseignes comme Giorgo Armani, Gucci ou Dolce & Gabbana. La marque Juventus doit être plus forte que tout, y compris que son enracinement local ou que l’avis de ses supporters de longue date, pour aller conquérir de nouveaux marchés. Le tout est savamment pensé depuis plusieurs années : Juventus Stadium, J Store, J Medical Center, J Youth. Le J se veut omniprésent. Quitte à se demander s’il ne signifie pas Jeep, le sponsor-titre propriété de Fiat. Il se murmure que l’agence graphique chargée du projet travaillait d’ailleurs sur ce logo depuis un an.
L’esbroufe qui ne peut tromper les tifosi
Andrea Agnelli vend son produit en évoquant un logo précurseur, en avance sur son temps comme l’a toujours été la Juventus. Le temps nous dira si d’autres clubs suivront le même chemin. Ce « J » matérialise la volonté « d’entrer dans une nouvelle ère », celle où la Juve pourrait marquer un peu plus la légende avec un record inégalé de six Scudetti consécutifs. Notons aussi que cette lettre ne figure pas dans l’alphabet italien, autre motif pour revendiquer un caractère unique. En somme, il faut mêler modernisme et histoire pour tenter de convaincre un pays conservateur et le supporter, par essence nostalgique. L’histoire est ainsi l’argument imparable : la Juve a changé 10 fois de logo, même si tout le monde conviendra qu’il s’agit du changement le plus radical. Et surtout le « J » était déjà présent sur les poitrines des joueurs 70 ans plus tôt. Certes, mais pas assez longtemps pour être représentatif du club, d’autant que ces tuniques étaient arborées en pleine Seconde Guerre mondiale. Un peu comme ce troisième maillot rose que les Piémontais exhibaient il y a peu encore en « hommage » aux couleurs d’origine de la Vieille Dame. Quel juventino crédible peut prétendre le préférer au noir et blanc et l’adopterait en premier jeu de maillots au nom de l’histoire et de l’innovation ? Car c’est ici que s’achèvent les limites des arguments historiques avec la célèbre citation du mythique Gianni Agnelli ressortie à tout-va : « Je me sens ému à chaque fois que je vois la lettre ‘J’ dans un titre de journal. Je pense immédiatement à la Juventus ».
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Le clin d’œil est sympa. Cependant il y a un élément plus important encore que le poids du passé : l’identité. Voilà pourquoi la communication bien ficelée entre l’événement, le teasing sur les réseaux sociaux, et les louanges des légendes Gianluigi Buffon et Pavel Nedved ne suffisent pas à calmer l’ire de la majorité des tifosi qui veulent croire à une blague. Les amoureux de la Vieille Dame ont vu leur dulcinée rajeunie, liftée, alors qu’ils aimaient précisément chez elle les rides du temps qui passe. Le fanon effrité accroché au mur de la cuisine, ce vieux maillot trop petit impossible à jeter, cette boîte en fer de panettone conservée religieusement. Tous ces symboles d’un autre temps qu’un père peut transmettre, auxquels le fils s’identifie et dont il tombe amoureux à son tour. Une sorte d’héritage, de passage de témoin bianconero propre à chaque club. Quel gamin pourrait se prendre de sentiments pour une simple lettre imprimée sur un produit dérivé ? Heureusement que le nouveau logo « définit un sens d’appartenance et un style qui permet de communiquer notre façon d’être », selon Andrea Agnelli. Alors que les ultras sont d’habitude très attachés à ces valeurs, aucun groupe juventino n’a bronché. Pas un communiqué, pas une banderole, rien. Pas si étonnant quand on sait qu’une enquête en cours démontre progressivement que les dirigeants turinois arrosent les « ultras », dont certains liés à la ‘Ndrangheta, de billets gratuits pour acheter la paix sociale en virage. Ne comptez pas plus sur le respecté journal La Stampa, associé à la famille Agnelli, pour évoquer autre chose qu’un « choix élégant ». De toute façon, on n’est plus à un silence complice près en Italie, entre le coup d’envoi d’un Juve-Lazio (2-0) un dimanche à 12 h 30 afin d’aguicher la cible asiatique, la disparition des multiples fines rayures du maillot pour contenter un équipementier à trois bandes, et les Supercoupes disputées au Qatar.
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La Juve va-t-elle vraiment tirer profit de ce nouveau logo ?
Au-delà de l’aspect esthétique dont chacun jugera le bon goût, du sentimentalisme, il est toutefois permis au minimum de s’interroger sur la pertinence de ce choix audacieux. Dans l’immédiat, le coup médiatique a vite tourné au bad buzz. Jamais on ne s’était autant fichu de la gueule de l’écrasante Juventus depuis le scandale du Calciopoli en 2006 et les quelques années de troubles sportifs qui en ont découlé. Les détournements sont légion, entre Paint et cuvettes de WC. Selon certains « experts » marketing, il vaudrait mieux faire parler de la marque en mal que pas du tout. Discutable et impossible à trancher. Ce nouveau logo se veut un moyen agressif pour rattraper le retard de revenus sur les géants anglais et espagnols. Dès lors la question se pose : comment ? Manfredi Ricca de l’agence Interband, l’homme derrière cette révolution, confie au Mirror : « Ce logo n’est pas la réponse seule. Le logo fait partie d’une stratégie plus large. Nous avons créé une identité polyvalente, en phase avec le monde d’aujourd’hui, qui interpelle au-delà des frontières du football ». En clair, cela sous-entend le développement d’une économie basée sur d’autres activités. On pourrait s’attendre à un modèle lucratif, comme l’a montré par exemple Cristiano Ronaldo et sa marque haut de gamme « CR7 » (vêtements, hôtels de luxe etc.). Ceci justifierait la présence d’égéries de la mode à la présentation du « J ».
Ricca, paraphrasant le président Agnelli, jure néanmoins les grands Dieux que la diversification n’est pas au programme de la Vieille Dame qui restera avant tout un club de foot : « Ce n’est pas de la diversification ou de la dilution de la raison d’être de la Juventus. Mais vous pouvez expérimenter le football de différentes façons. Il y a différentes manières d’attirer des personnes qui ne vont habituellement pas au stade ou qui ne regardent pas tout le temps des matchs. Vous pouvez créer des produits déconnectés du football ». Si l’objectif consiste uniquement à amener un nouveau public au Juventus Stadium et à ses magasins attenants, difficile de comprendre cette stratégie tant la rentabilité de ce stade est déjà à son maximum depuis son inauguration. Si l’on se fie aux propos de cet expert, les clubs vont devoir s’interroger sur la manière de cibler des personnes non-réceptives au football pour augmenter davantage leurs revenus. « Il y a des gens qui ne sont pas des fans de F1 mais qui sont fans de Ferrari par exemple, répond Manfredi Ricca. Ils peuvent expérimenter la marque à travers des lieux, des produits. Vous n’avez pas besoin de rouler à moto pour être avoir de la sympathie pour Harley-Davidson. La clé, c’est : est-ce que la Juve peut représenter, pas seulement l’équipe, mais une marque à laquelle les gens ont envie d’y adhérer ? »
Pas sûr que l’exemple de Ferrari aille dans le sens de l’un des pères du logo. Son animal cabré n’a jamais disparu et contribue à sa renommée mondiale, la marque est identifiable à ses couleurs rouge et jaune vif et a toujours été synonyme de luxe, contrairement à la Juve. Faire d’un club populaire, supporté essentiellement à l’origine par des ouvriers pauvres et/ou originaires du sud de l’Italie, un « brand », comme ils le répètent sans cesse, s’appelle renier son histoire et son identité dans l’espoir de rattraper d’autres institutions devenues des machines à cash. Ils disent qu’ils ont innové et modernisé la Juventus, en réalité ils ont poussé mémé dans les orties.