À moins de deux semaines de la Copa América, Jorge Sampaoli, sélectionneur du Chili, pays hôte de la compétition, a accordé une interview à La Tercera. Sans poser de condition, il ne s’est opposé à aucune question, a répondu avec naturel, n’a pas regardé sa montre ni même changé de ton et a même parfois souri. Sampaoli est revenu sur plusieurs thèmes : la préparation, les blessures des cadres, le retour en forme de certains, ses aspirations et nous gratifie de quelques précisions.
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Vous ne voulez pas vous promouvoir en Europe (la presse chilienne craint son départ vers le Vieux Continent, ndlr), mais votre idée était de rassembler le Chili là-bas dans l’optique de la préparation.
Parce que pour nous, il est fondamental que la sélection soit hermétique. Aller là-bas nous éloigne d’un tas d’aspects comme les visites, les amis… La majorité de nos joueurs n’était pas au Chili durant l’année et au Chili tout le monde veut les approcher. L’autre raison est le climat. L’Europe nous permettrait de travailler de manière biquotidienne sans les inconvénients comme la pluie. Nous voulons capitaliser les dix jours de manière intense à travers des conversations, la préparation, les séances prolongées… Sur tout ce qui peut nous permettre d’avoir les meilleures informations avant d’aborder la Coupe, histoire de commencer le tournoi avec les idées claires.
Ce qui est étrange, c’est de chercher à jouer en été pour préparer un tournoi d’hiver (il fera autour de 8 degrés à Santiago, ndlr).
Oui, mais on a besoin de tranquillité, de sécurité, de bons terrains pour avoir les joueurs près de l’hôtel, de la commodité. Une structure que n’a pas Juan Pinto Durán. Nous savons que nous allons jouer en hiver, mais nous avons besoin de corriger la mise en place collective. Et cela est plus facile dans des endroits agréables plutôt que de travailler sous la pluie.
[Quelques jours après l’interview, Sampaoli décida de ne pas rassembler la sélection en Europe mais de rester au Chili, à Racangua (capitale de la province de Cachapoal)]
Que les joueurs ne se rassemblent pas au Chili, est-ce que ça signifie que vous ne faites pas confiance à leur professionnalisme ?
Non. C’est faciliter la préparation. Parce que ça ne dépend pas d’eux. Les familles, les gens arrivent. Nous avons pris la décision de les amener à un endroit où on peut les avoir pour nous seulement.
Et comment l’ANFP (La Fédération chilienne de football, ndlr) s’est accordée avec tout ce que vous demandez…
L’ANFP croit en notre travail, cela ne veut pas dire qu’elle m’a autorisé à tout faire. Je crois que l’ANFP fait confiance à notre méthode et dans le sérieux de ce que nous faisons. Tout ce que nous planifions, nous l’expliquons et l’ANFP décide. Si l’AFNP dit ‘non Jorge, cela n’est pas justifié’, évidemment que nous obéissons à la décision. C’est l’ANFP qui décide.
Est-ce que vous êtes la terreur des entraîneurs de clubs ?
Normalement, le sélectionneur, de part les calendriers, porte toujours atteinte à l’entraîneur de club. Par la grande quantité de matchs joués, les joueurs arrivent en sélection, s’entraînent d’une autre manière… L’exigence de nos matchs… Et après ils retournent dans leur club respectif et tardent à s’adapter à une nouvelle méthode. C’est ce qui se passe partout.
Sampaoli entraîneur ne s’entendrait pas avec le Sampaoli sélectionneur ?
Non. Je me battrais pour mon club. Comme je me bats chaque jour. Il y a une réalité : les calendriers se superposent et il y a toujours quelqu’un qui en subit le préjudice. Sans mauvaises intentions. C’est la réalité. Les joueurs viennent, en ayant joué ou pas. Ici, ils s’entraînent d’une autre façon avec un rôle différent à celui de leurs équipes respectives. Ils doivent ainsi s’adapter à des méthodes totalement différentes entre le club et la sélection, et inversement. Il y a un syndrome qui nuit aux uns et aux autres.
Et dans votre cas, ça se traduit par des blessures. Beaucoup de blessures. Est-ce que vous ne devriez pas revoir votre méthode ?
Il n’y en a pas tant que ça. Il faut clarifier les statistiques. On met beaucoup l’accent sur les blessures mais je ne peux pas m’adapter aux autres. Je reçois des joueurs de Colo Colo, de la U… Je ne peux pas m’adapter à la méthodologie de onze clubs différents. Je dois évaluer dans quelles conditions ils arrivent, dans quelle forme sont-ils, mais pour le peu de temps de préparation, il serait illogique que j’offre à tel joueur une sélection si je sais qu’il ne pourra pas l’honorer, s’il ne peut pas s’entraîner comme j’aurais voulu qu’il le soit. Ce serait irresponsable de ma part.
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Avez-vous parlé à l’entraîneur de la Juventus concernant Vidal ?
Oui. Vidal court davantage que d’habitude, s’améliore là où il doit s’améliorer. J’aurais un Vidal beaucoup mieux qu’il ne l’a été. Plus il jouera de matchs, meilleur il sera.
Ça ne vous ennuie pas de mettre en danger sa carrière ? Les médecins soutiennent que durant le Mondial, il était risqué qu’il joue ?
Je ne sais pas. Vidal s’est mis au service de la sélection, nos médecins et nos physiothérapeutes nous on dit que son genou était intact (Vidal a été opéré du ménisque externe du genou droit un mois avant la Coupe du monde, ndlr). Il y a eu des facteurs externes, des douleurs qui n’étaient pas dus à son genou mais à son inactivité et à ses tendons. Sinon, il était impossible de ne pas prendre Vidal à la Coupe du monde. Impossible. Comme il était impossible également de ne pas prendre Medel malgré une déchirure de 8 millimètres. Ce sont des joueurs qui demandent à faire partie de la sélection continûment. Il est très facile de (simplement) venir et de dire, ‘je ne veux pas mettre ma carrière en danger, que l’autre joue.’ Ce sont des sportifs qui donnent l’exemple de comment défendre le drapeau.
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Vous pourriez sélectionner des défenseurs plus grands que ceux que vous avez ?
Oui, la défense pourrait être plus grande (au sein de la défense à 3 composée de Gonzalo Jara, Gary Medel et Francisco Silva lors du Mondial, aucun ne dépassait pas 1,78m, ndlr). Mais si elle est plus grande, sa capacité à bien relancer serait moindre. Et entre ‘ne pas être assez grand, mais bien jouer au sol’ et ce que vous demandez ‘être grand mais ne pas bien jouer au sol’, nous choisirons toujours la première option. Entreprendre porte sur le commencement. Si nous ne commençons pas bien ce que nous voulons entreprendre, on doit alors le faire via les longs ballons. Et ainsi disposer de grands attaquants qui peuvent se battre pour avoir ces ballons… Nous préférons avoir des joueurs qui ont de bons pieds. Et pour ça, si les attaquants doivent décrocher, alors nous leur demandons de décrocher. Parce que nous avons besoin d’une bonne relance.
Quel est l’élément le plus important, l’engagement ou le talent ?
Le talent engagé, le plus difficile à trouver. Aujourd’hui dans le football mondial, il y a de moins en moins de talent. Le talent se perd. Donc l’engagement est devenu plus nécessaire. Il faut aussi le stimuler parce que le football s’éloigne de l’amateurisme. Avant, on défendait beaucoup plus les couleurs, le maillot. Maintenant, c’est autre chose. Convaincre un joueur qui a beaucoup d’argent est très compliqué. Peut-être qu’ici cela nous touche moins. Nous avons un groupe très engagé. Si en plus du talent on y ajoute l’engagement, le succès est assuré. Je me souviens de Maradona en 90 : le meilleur joueur du monde jouant avec une cheville sept fois plus enflée qu’elle ne le devait, à faire tous les matchs sous infiltration. Comme Medel lors du Mondial. Dans une société totalement individualiste, il a pensé à sa sélection. Ça pour moi, c’est grandiose.
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Les attentes sont de gagner la Copa América. Êtes-vous conscients que s’il n’y a pas de victoire au bout, la campagne sera considérée comme un échec ?
Oui, je comprends que les gens puissent penser ainsi. Mais je ne peux rien leur assurer. On va d’abord se battre pour passer la phase de groupes. Notre groupe (Mexique, Équateur, Bolivie, ndlr) est très compliqué et il y a des sélections qui possèdent des joueurs incroyables. Quand on se réveille le lundi et qu’on voit les buts du monde entier, je vois une grande différence entre les buts argentins, brésiliens, colombiens et les nôtres.
Le Chili sait annihiler ses adversaires, il l’a déjà démontré. Quand est-ce qu’il les fera tomber ?
Les annihiler, c’est la première étape. Le dernier match contre le Brésil était le meilleur de tous. Nous avons eu 68% de possession, on a dominé, le Brésil nous a attendu pour contre-attaquer. Mais nous devons encore progresser en phase de possession. Être plus agressif. Avant, on jouait de manière plus verticale, mais comme on allait très vite vers l’avant, on devait revenir très rapidement. Au Canada (en match amical le 19 novembre 2013, ndlr), le Brésil a obtenu 11 occasions de buts, au Mondial, 6, et l’autre jour (le 29 mars dernier, ndlr), une seule. Nous comprenons progressivement comment jouer les grandes nations dans le jeu de transition.
Le Chili perd-il de son inspiration à mesure qu’il s’améliore tactiquement ?
Non. L’inspiration doit intervenir dans le dernier tiers du terrain, c’est dans cette zone que nous devons libérer l’inventivité. On ne dit pas à Alexis où il doit aller pour nuire à l’adversaire ou comment il doit se comporter. C’est à lui de voir. Nous sommes structurés comme nous le devons pour être en supériorité numérique. Mais on ne peut rien faire dans l’inventivité. Si on intervient dans la création, nous bloquons le meilleur de chacun. À Alexis, on lui dit comment collaborer dès la relance, ou en phase de transition, mais pas dans la finition.
Ce qui est certain, c’est qu’un but a suffi pour que le Chili perde. Est-ce que cela à voir avec la mise en place tactique ou le profil des joueurs alignés ?
Oui, ils nous ont été supérieurs dans la dernière passe. Puis est arrivé le but. Et je partage avec vous le fait que face au Brésil, nous avons été très dominateurs sans n’avoir pu marquer. Mais c’est aussi parce que le Brésil est l’équipe qui défend le mieux. Mettre un but à ce Brésil de Dunga, que l’on dit mesquin mais qui sait exactement comment jouer et comment faire mal, n’est pas facile. Si on rajoute plus de joueurs en phase offensive mais qu’on ne conclut pas les situations, on se met en danger. Willian, Oscar, Tardelli ou Neymar attendent toujours l’erreur pour te faire mal.
Comment allez-vous procéder pour passer cette étape d’attaquer efficacement face aux grandes nations ?
En optimisant les moyens. Il faut aussi voir dans quel état arrivent les joueurs. Si Arturo est remis ou voir la forme d’Alexis. Nous avons cinq joueurs qui sont très mal en point physiquement ou qui ne jouent pas dans leurs clubs. Jara a perdu sa place, Albornoz également. Marcelo Díaz n’est pas au mieux (blessé au genou en février, ndlr). Aranguíz a une pubalgie. Nous avons un tas de d’inconnues qui ne nous permettent pas de savoir qui sera dans la liste. Felipe Gutiérrez est en manque de rythme mais pour nous, il a toujours été important.
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Est-ce que pour faire votre liste vous avez des préférences ou privilégiez-vous le rendement ?
Pour la courte période de préparation, je privilégie le joueur qui comprend ce que nous développons. Un sélectionneur doit donner un style. Eduardo Vargas passe un très mauvais moment, il ne joue pas dans son équipe, il s’est blessé (au genou, n’a pas fini la saison avec QPR, ndlr). Mais il a clairement en lui ce que nous voulons. Comparativement à un autre joueur qui est peut-être à son niveau ou un petit peu meilleur, nous prenons davantage en compte ceux qui savent déjà ce que nous voulons. En l’espace de 3 ou 4 jours, nous devons faire en sorte que les joueurs comprennent comment être compatibles. Sans joueurs qui ne savaient pas ce qu’on devait proposer, jamais nous n’aurions dominé le Brésil comme nous l’avons fait. Nous avons consacré beaucoup de temps au systématisme de notre organisation collective.
Pourquoi ne pouvez-pas trouver plus de joueurs qui comprennent cela, et notamment pour marquer ?
Si seulement je pouvais ! Quand nous analysons les buts, on observe de quels championnats proviennent-ils, contre qui ont-ils été marqués, comment ont-ils été marqués, comment les joueurs se sont-ils déplacés sur le terrain. On ne peut pas avoir un attaquant qui est fixe dans une zone. Dans ce cas, on disposerait d’un joueur de moins pour jouer. Il faut jouer d’une autre manière, par les côtés, les centres. Nous avons besoin de joueurs polyvalents qui nous permettent de jouer comme nous l’avons fait l’autre jour (face au Brésil, ndlr). Que les attaquants déboulent, qu’Arturo soit lui-même attaquant, qu’Aranguíz soit dans la zone (par ses projections, ndlr). Les joueurs savent où ils vont. Les nouveaux doivent s’adapter.
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Une qualité de la sélection ?
L’engagement dans le processus. Les joueurs veulent mener le jeu, n’ont peur de jouer contre personne et qu’importe où. Le match contre le Brésil nous a donné un échantillon de cela, c’est une certitude. Cela a plus été relevé par la presse internationale que par la presse chilienne, mais parce qu’on a perdu. Sinon, cela aurait été différent. Lors du match contre le Brésil, une erreur nous a empêché de justifier au score le déroulé du match. Mais il y a eu une amélioration dans le jeu qui nous laisse penser que l’on peut être compétitif face à n’importe qui.
Un défaut ?
Nous demander plus que ce que nous pouvons offrir. J’espère que durant la Copa América nous jouerons bien, au-delà de mettre des buts. Que nous prendrons du plaisir à jouer pour notre pays.
Vous avez besoin de joueurs intelligents tactiquement, qui étudient l’adversaire, qui regardent les vidéos… Comment faire pour que des joueurs comme Alexis Sánchez acquièrent cette intelligence tactique ?
Perturber son talent pour une fonction tactique serait une folie. Prendre le meilleur d’Alexis est mon devoir. Le mettre dans les meilleures conditions et mettre ses qualités au service de l’équipe. Là est le plus grand défi de l’entraîneur. Que tout le monde se mette au service de l’équipe en obtenant le meilleur de chacun.
Alexis est le génie. Qui est le leader tactique ?
Il y en a beaucoup. Vidal ou Aranguíz savent toujours comment jouer avant chaque match. Ou Marcelo Díaz. Ils interprètent très bien le jeu. Comme Medel aussi, aussi bien au milieu de terrain qu’en défense, où il ne joue jamais avec son club. Il prête beaucoup d’attention à respecter la fonction qu’on lui assigne. Sans rechigner.
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Vous êtes un obsédé de l’hermétisme ? Vous avez tant de choses à cacher ?
Je vois le football comme la guerre. Par exemple, nous avons envoyé un des nôtres au match États-Unis-Mexique pour tout savoir (victoire 2-0 des États-Unis le 16 avril dernier, ndlr), et il nous donnait des informations chaque jour. Chaque détail trouvé nuit à l’adversaire. C’est pour ça que mon analyste ne peut pas se tromper, ça ne lui est pas permis. Si je montre à Alexis sur qui il doit défendre, et qu’il défend sur un autre, imaginez le ridicule.
Et vous qu’on vous espionne, vous ne le voulez pas.
C’est ça. Je suis méfiant envers tous ceux qui veulent découvrir ce que je fais. Il y a des entraîneurs que ça ne gêne pas, moi si. Donc je deviens attentif, et je ne m’énerve pas contre le journaliste qui découvre quoi que ce soit, je m’énerve contre les miens qui doivent protéger la sélection. C’est informer l’adversaire, chose que nous ne voulons pas. Vu que tout est clair pour moi, un détail ou une découverte d’une action préparée peut-être significative pour gagner ou perdre un match. Sincèrement, comme vous le dites, c’est une obsession.
Propos traduits de l’espagnol par Romain L.