Animé par des principes effervescents dans sa capacité à conquérir les espaces, le Hambourg SV drivé par Tim Walter a offert une version pétillante du football contemporain. Une voie pour celui de demain ?
« Je crois qu’en football, en terme d’organisation interne du jeu, presque tout a été développé en 150 ans d’histoire du football. Le jeu offensif a été le premier à naitre. Puis le jeu défensif s’est développé en réaction au jeu offensif, jusqu’à l’avènement du ‘catenaccio’ italien. Le 3ème grand mouvement, la 3ème organisation, c’est ce qu’on appelle le football TOTAL (…) La Máquina de River, Millonarios Futbol Club (période Di Stéfano), la Hongrie de Puskás , le Real de Di Stéfano, le Santos de Pelé, l’Ajax et la Hollande de Cruijff. Et aussi d’une manière peut être un peu différente le Milan de Sacchi, le Barça de Cruijff et le Barça de Pep bien sûr… Toutes ces équipes et bien d’autres ont un lien commun : une conception globale du football (…) Il y a donc ce lien entre toute ces équipes, et le ‘juego de posicion’ est un peu la suite de ce processus de jeu total qui tente d’attaquer et de défendre tous ensemble et tout le temps. » prétendait Martí Perarnau, auteur d’El Largo Viaje de Pep, Herr Pep et Pep Guardiola : La Métamorphose, à Nosotros en 2017.
Ces évolutions accompagnées de la démocratisation du pressing ont entrainé des mutations, qu’elles soient individuelles et collectives, tactiques et techniques, dont les succès ont contribué à cimenter constamment de nouvelles normes. Dans les réappropriations sur-mesure d’autres équipes et dans la formation des nouvelles générations. Ce faisant, la grandissante polyvalence des joueurs et l’hybridation croissante de leurs fonctions sur le terrain ont progressivement redéfini une nouvelle grille de lecture du football animée autour de la flexibilité positionnelle.
En 2021, dans une conversation filmée avec Ignacio Benedetti, l’initiateur de la revue sportive pluridisciplinaire The Tactical Room poursuivait : “Je crois que le football est en train de revenir au chaos. Je veux dire par là que le football a commencé dans le chaos, puis s’est organisé à travers certains systèmes de jeu et maintenant nous allons de l’ordre au chaos. Un chaos prémédité. Pas comme le chaos originel de 1860 dont personne ne savait réellement pourquoi. Maintenant si on sait, nous allons dans le chaos de manière organisée. »
L’adoption autant structurelle qu’individuelle, désormais régulière, de formations distinctes en fonction des phases de jeu comme les très spécifiques défenseurs volants sur les ailes du Sheffield United de Chris Wilder, ceux de l’Atalanta de Gian Piero Gasperini, le gardien très haut des U19 du FC Nordsjælland 2022/23 dans l’élan de l’US Vandoeuvre 2021/22 de Pape Diakhate (…) comme early adopters de l’innovation de Christian Titz dans les divisions inférieures allemandes, les phénomènes Ajax d’Erik ten Hag, le Vélez Sarsfield de Gabriel Heinze et d’autres encore sont autant d’exemples qui le démontrent.
Avec ses mouvements et permutations exacerbés et exprimés de façon plus prononcée qu’avec l’Holstein Kiel 2018/19 et le VfB Stuttgart 2019, le HSV de Tim Walter explorait toujours plus loin l’évolution du football en réactualisant les concepts de l’Ajax de Rinus Michels (70’s). Si bien que la déclaration de ce dernier : « Le football total fut la conséquence de mes recherches pour trouver une solution face aux défenses renforcées. Cela nécessitait des phases de construction d’attaque qui surprennent l’adversaire. C’est cette raison qui m’a fait choisir de fréquents changement de positions soit à l’intérieur d’une même ligne soit entre les trois lignes » aurait très bien pu être prononcée par le coach allemand.
“Je me suis convaincu que finalement la culture doit toujours dépasser la spécialisation.”
Car en tout état de cause, il faut noter que le jeu avec ballon façonné par le HSV entre 2021 et 2023 a été lié à la manière dont les équipes défendaient, influencées par les idées de compacité axiale, de défense agressive en allant de l’avant et de mise sous pression en égalité numérique autour du ballon qui ont largement fait école en Allemagne. Car si ce facteur élémentaire a tendance à être oublié par bon nombre d’observateurs, un match se joue précisément à deux. Et le collectif d’en face est tout autant un adversaire qu’un collaborateur. Et à marquage extrême, le HSV répondait par dé-marquage extrême. C’est donc loin d’être un hasard si on percevait une patte futsal dans l’approche d’Hambourg. Un transfert réel de concepts depuis cette autre discipline dans la création d’espaces.
À Hambourg, le gardien Daniel Heuer Fernandes produisait, sur toutes les hauteurs et largeurs du terrain, des supériorités face à ces pressings adverses. Une contribution rapportée par le Groupe d’Étude Technique (TSG) de la FIFA à la Coupe du Monde de Futsal de 2021 en Lituanie. « D’une importance vitale » faisait état leur analyse post-compétition, l’influence de certains gardiens (Higuita, Kazakhstan et Sarmiento, Argentine) dans la création de 5v4 partout sur le terrain « était remarquable ».
Ainsi, dans la création de 11v10, Daniel Heuer Fernandes outrepassait le rôle de ‘sweeper keeper’, grandement adopté ces dernières années en football. Ce néologisme fabriqué de toutes pièces pour tenter de poser un mot sur le rôle émergent d’un gardien dit ‘plus actif’ dans la possession du ballon de son équipe, le TSG en pointait par ailleurs « l’inefficacité » par « l’absence de mouvement vers l’avant dans les moments avec ballon de leur équipe où leur rôle semblait être davantage de fournir une couverture prudente ». On profitera au passage des quelques années passées depuis le running-gag des locutions en ‘false…’ qui nous éviteront probablement la future démocratisation d’un ‘false keeper’ (‘faux gardien’).
Autour de lui comme en ‘power play’, les mouvements sans ballon des coéquipiers étaient les clés qui ouvraient les portes du jeu vers l’avant. Une doctrine appliquée avec une certaine forme de totalitarisme sur les rapports d’opposition et un degré extrêmement élevé de manipulation.
Le style ? « Courageux. Ou comme beaucoup disent : risqué. Mais le courage, c’est tout simplement la confiance en sa propre force. J’ai confiance en mon équipe et c’est pourquoi ce que nous faisons est raisonnable » témoignait l’ancien coach des équipes de jeunes du Bayern au média 11Freunde.
La structure ? Assez peu pertinente à décrire en termes de dispositif vu le mouvement perpétuel : le gardien et un back 4 dont les fonctions principales étaient simultanément d’attirer (porteur de balle ou joueur proche du porteur qui attire la pression en modifiant la structure défensive adverse et générer des espaces libres), d’envahir (porteur de balle ou joueur proche du porteur qui exploite un espace libre généré), de fixer (joueur +/- proche dont la position sans ballon fixe la profondeur et l’amplitude de la structure défensive adverse, ouvrant des espaces entre les lignes/en largeur/en profondeur), de compenser (joueur +/- proche du porteur qui maintien l’équilibre par rapport à la fonction d’un partenaire) avec des rotations proches du 4-0 du foot à 5. Comme les 3 milieux mis en évidence dans des schémas dynamiques complémentairement au rôle fixateur de 3 joueurs : la paire d’ailiers et le 9 pivot.
Et là, la façon de se créer du temps, de contrôler le rythme et de progresser dans l’espace de cet Hambourg était différent, hors de codes offensifs ‘orthodoxes’. À dominer le cœur du jeu par une occupation harmonieuse, les joueurs de Tim Walter préféraient des mouvements pour le libérer. À la sainte maxime « nous n’avons jamais vu le ballon transpirer », ils auraient répondu « mais l’adversaire si ». À tel point qu’ils auraient pu constituer une étude de cas pour tout logiciel de tracking souhaitant prouver sa robustesse.
L’apparence ? Pour l’observateur avec une grille de lecture axée sur la symétrie : une vision de chaos. Pour l’observateur dont l’œil analyse le football dans sa globalité : une vision de chaos, aussi. Le « chaos de manière organisée » de Martí Perarnau. Ou comme le distingue Jean-Francis Gréhaigne, également à NOSOTROS : « La trame dynamique de transformation que constitue un match de football doit, alors, être appréhendée comme un système complexe non linéaire ‘chaotique’ où l’opposition représente la pierre angulaire de toute analyse. Dans le langage usuel, le mot chaos est fortement relié à la notion de désordre. Le chaos peut qualifier aussi bien un agencement spatial d’une situation collective qu’individuelle. En science, le chaos est l’art de former du complexe à partir du simple. Dans ce domaine, l’expression de chaos s’est ainsi appliquée à tout phénomène ne semblant obéir à aucune loi et étant donc, de ce fait, impossible à prévoir. Longtemps, les adjectifs ‘chaotique’ et ‘aléatoire’ sont restés synonymes. Cependant aujourd’hui le terme de chaos se rapporte à une classe de phénomènes bien définis où l’imprédictibilité est certes présente mais où il existe néanmoins un ordre sous-jacent. »
Dans l’approche de cet Hambourg, « l’ordre » se réfère notamment – quels que soient les joueurs même si à moindre degré pour trois d’entre-eux (voir ci-dessus) – aux concepts de passe-et-va (vers l’avant), aux mouvements complémentaires décrochage/attaque de la profondeur et aux déplacements coordonnées (rotations, permutations). Ils permettent tous le contrôle de l’opposition, la continuité et la réversibilité ; « trois concepts qui s’avèrent essentiels dans l’analyse des configurations momentanées du jeu » selon le chercheur français en football et sports collectifs.
La leçon ? En se déplaçant dans différents espaces et assumant différentes fonctions au sein d’un même moment avec ballon, les joueurs s’émancipent de ‘postes’, engagent de puissantes facultés cognitives pour agir efficacement dans des scénarios contingents sur tout le terrain et explorent le jeu en amplifiant leur caractère ‘universaliste’. La proposition, elle, transfigure. Et préfigure du football à venir ?
Depuis, d’autres équipes ont démontré que la mobilité comme « naturelle évolution du football » (Vitinha) n’empêche pas la préservation de la dimension stratégique du jeu. Mais aussi que ce qui leur a permis d’atteindre des sommets était des performances colossales d’un point de vue de la ‘tactique individuelle’. Alors ? Interrogé sur la question par SkySports parmi une quinzaine de coachs internationaux, l’anglais Des Buckingham (ex-sélectionneur Nouvelle Zélande et ex-entraineur Mumbai City du City Football Group) songeait à : « Il y aura probablement trois postes spécialisés à l’avenir. C’est-à-dire gardien de but, défenseur central et avant-centre. Les autres joueurs avec les rotations, le mouvement et leur compréhension du jeu devraient être à l’aise dans le reste des ‘positions’. »
Un pas en avant vers la pensée d’Edgar Morin : « Je me suis convaincu que finalement la culture doit toujours dépasser la spécialisation (…) Si la spécialisation ne peut pas être articulée sur quelque chose d’autre, un problème fondamental, à ce moment-là c’est quelque chose qui devient plus nuisible qu’utile (…) les esprits sont formés à être soit des économistes, soit des techniciens, soit des ceci, soit des cela. Mais justement, on ne les forme pas pour favoriser la connaissance et la conscience d’un problème fondamental et global. »