Bien moins connu que ses successeurs contemporains, Gaetano Scirea n’en reste pas moins l’un des plus grands défenseurs italiens de l’histoire. Adepte de l’esthétisme, La Grinta vous emmène aujourd’hui à sa découverte. Gaetano Scirea, où quand la classe et l’élégance se côtoient avec allégresse.
L’histoire débute en 1953 dans une Italie d’après-guerre au sein du village de Cernusco sul Naviglio (Lombardie). D’origine sicilienne, le jeune Gaetano Scirea (prononcé « Chirea » à l’italienne) issu d’une famille modeste ayant émigré pour des raisons professionnelles, se dirige dès son plus jeune âge vers le calcio. De ses premiers pas au sein du club de la ville de Cinisello Balsamo – la Serenissima –, il ne reste que peu de souvenirs. Hormis le fait tout de même que Scirea jouait alors avant-centre. Au fil des années, le jeune talent se fait un nom en Lombardie. A 14 ans à peine, il est repéré par un émissaire de l’Atalanta, qui facilite son insertion au sein du centre de formation du club. Mieux encore, en 1970, dorénavant vu comme un milieu de terrain davantage que comme un attaquant, Gaetano entame réellement son apprentissage bergamasque avec la Primavera. Une étape longue de deux années qui l’aura en partie façonné, avant ses premiers pas en Serie A à 19 ans en 1972 contre Cagliari.
De la Lombardie au Piémont, un seigneur est né
Fort rapidement, Scirea s’impose comme un maillon essentiel de l’équipe orobica jouant 20 parties dès sa première saison. Pas suffisant néanmoins pour éviter au club une douloureuse relégation en Serie B. Déjà convoité par les plus grands clubs italiens, Scirea décide de rester à Bergame et d’y faire ses gammes dans un championnat ô combien délicat. Repositionné depuis au poste de libéro par Giulio Corsini, le jeune Sicilien excelle, progresse et développe une vision du jeu rare à cet âge. Mélange de ce qui se fait de mieux, polyvalent au possible, avec une rage de vaincre sans pareille, Scirea semble être l’évidence même à ce poste si particulier démocratisé par Franz Beckenbauer. À la fin de saison, à la recherche d’un successeur à Sandro Salvadore et, profitant des excellentes relations entretenues avec le président de l’Atalanta, la Juve flaire le bon coup. L’épisode de cette transaction demeure d’ailleurs assez savoureux. Un jour de l’année 74 en mai, le joueur reçoit un coup de téléphone l’informant d’une transaction quasi-réglée avec le club zébré. Pensant à une plaisanterie, Scirea n’y prête pas attention. En rentrant chez lui ce soir-là, il découvre alors une bonne partie de sa famille fêtant émue l’événement tout en lui confirmant la véracité de la nouvelle. Quelques semaines plus tard, Gaetano débarque en voiture au centre d’entraînement de la Vieille Dame pour le ritiro d’avant-saison. Il confie à son frère qui l’accompagne : « Je ne veux pas descendre, je ne veux pas y aller, je ne le sens pas ! ». Son frère affirmera quelques années avoir dû recourir à la force pour envoyer le défenseur au rassemblement d’une équipe notamment composée de Zoff, Cuccureddu, Gentile, Capello, Bettega ou Rossi. D’une extrême timidité et d’une simplicité sans pareille, tel était Gaetano Scirea, alors aux prémices d’une immense carrière.
A la Juve, Scirea est rapidement mis dans le bain. Il faut dire qu’avec pour partenaire de chambrée un certain Roberto Bettega – star turinoise de l’époque – il valait mieux. Lors de sa première saison dans le Piémont, malgré une préparation difficile, le gamin se rend indispensable jouant 28 des 30 matchs au cœur de la défense bianconera. Et encore, les deux seules parties manquées le furent à cause d’une blessure à la cheville en Coupe UEFA. L’année se termine d’ailleurs par un titre de champion d’Italie, le seizième pour la Juventus, le premier pour Scirea à 22 ans à peine. Le remplacement de Sandro Salvadore est un succès pour le board bianconero. Une année dont Gaetano garda un souvenir particulier. « J’ai ressenti cette saison-là un réel sentiment de joie certes, mais je me rappelle surtout être descendu à de nombreuses reprises sur la pelouse avec les jambes tremblantes. Mon intégration a heureusement coïncidé avec une période de succès pour l’équipe, une belle chance pour moi ». Après une seconde place en championnat lors de l’exercice 75-76, la saison 1976-77 sera celle de tous les records. D’abord pour le club le plus titré d’Italie, mais aussi et surtout pour Gaetano à titre personnel. Collectivement, les Bianconeri remportent un nouveau scudetto établissant par la même un record de points pour un championnat à 16 équipes (51). Championnat épique dans la mesure où le second finira à 1 point seulement du leader et qu’il avait pour nom…Torino, l’autre club de Turin. Parallèlement, la Juve s’adjuge son premier titre européen en remportant la Coupe UEFA (alors en aller-retour) contre Bilbao. Individuellement enfin, Gaetano Sciera entame une série légendaire : 89 parties jouées consécutivement en tant que titulaire, du jamais vu. L’ex-bergamasque est de la trempe des plus grands, de ce type de joueur avec un temps d’avance sur leur époque, lucide sur leur devoir et leur rôle à tenir au sein de l’équipe. « Jouer libéro est un engagement continu. Vous devez contrôler tout le monde et à la fois personne. Il faut avoir un sens de l’intuition très prononcé. Analyser la phase de jeu lorsque le latéral monte, pour mieux prendre au marquage l’avant-centre resté seul, couvrir les espaces pouvant éventuellement donné lieu à des contres. Ainsi, lorsque le libéro intervient, il doit non seulement penser à protéger sa zone, mais aussi à la façon dont il va faire redémarrer le jeu de son équipe. Cela semble simple à dire, mais c’est extrêmement compliqué à réaliser, surtout lorsque le jeu va vite ».
La finale aller contre l’Athletic Bilbao remportée 1-0 par la Juve, but de Tardelli.
Puis le retour en Espagne, remporté par les locaux 2-1. Les Bianconeri l’emporteront finalement grâce au but à l’extérieur de Bettega.
Parallèlement, Scirea fait également ses débuts avec le maillot de la Nazionale. Ceux-ci interviennent le 30 décembre 1975 à 22 ans lors d’un match amical contre la Grèce. Et pour cause, le sélectionneur de l’époque cherche d’ores et déjà un remplaçant à Giacinto Facchetti – alors en fin de carrière – en vue du mondial 78 en Argentine. Gaetano Scirea devient de fait un homme de base du socle défensif d’Enzo Bearzot. Sous sa tutelle, l’Italie terminera le Mondial à la quatrième place après une élimination en demi-finale.
En Italie, porté par un groupe exceptionnel, la Juventus règne toujours en maître. Trois Scudetti en cinq ans, avec en prime un succès en Coupe d’Italie 82, une Coupe des Coupes l’année suivante, puis un nouveau Scudetto en 84-85. Le club s’octroie ainsi dès 82 sa fameuse seconde « stella » (étoile en italien) correspondant à dix championnats remportés. A 32 ans, Scirea compte à son palmarès six campionati avec le club de la famille Agnelli. L’apogée de cette période ? Sans nul doute le Mondial 82 avec la Squadra Azzurra. Après un Euro terminé une nouvelle fois en quatrième position, les joueurs azzurri remportent la Coupe du monde en Espagne après une victoire finale face à l’Allemagne 3-1. Compétition évidemment marquée par les performances de Paolo Rossi futur ballon d’or, mais aussi et surtout par la présence du « guide » Scirea.
La finale du mondial 82 contre la RFA
Père de famille, Gaetano confiera à plusieurs reprises au cours de sa carrière avoir tiré sa force de ses discussions sans détour avec son épouse Mariella. La fameuse autocritique, si souvent absente dans le sport d’aujourd’hui. « J’étais très critique vis-à-vis de mes performances, mais ma femme l’était davantage encore. Seulement je dois dire que ses interventions m’ont beaucoup aidé, parce qu’un dialogue constructif et serein une fois au calme à la maison reste le meilleur moyen de se détendre. J’ai épousé une Juventina qui m’a apporté une belle-famille délicieuse. J’ai appris tellement de choses sur le Vieux-Piémont, le culte du bon vin notamment au côté de mon beau-père. Lorsque je le pouvais, je l’aidais dans sa cave, mais il m’a toujours répété que j’étais plus doué sur un terrain ». Et Mariella d’ajouter : « Mon mari avait une qualité pouvant être un défaut gros comme une maison, la modestie. Il disait souvent que je lui parlais comme un directeur sportif. Combien de fois Gaetano est rentré avec trois ou quatre heures de retard à la maison après avoir mangé avec des inconnus. Il me disait alors « Mariella, ces gens ont fait plusieurs centaines de kilomètres pour venir me voir, j’ai pensé que je ne pouvais pas refuser ». Voilà qui était Gaetano Scirea dans la vie ».
Retraite sportive et disparition
82, c’est à cette époque que Scirea atteint ce que l’on pourrait appeler sa « maturité footballistique ». Toujours juste dans ses interventions, premier relanceur de l’équipe, il s’affirme surtout comme un modèle d’éthique et de fair-play. Rarement averti, jamais de gestes d’humeur, d’une simplicité sans pareille, Sciera devient un symbole de cette catégorie racée de défenseurs italiens. Avec toujours cette maxime dans un coin de la tête « La difficulté n’est pas d’arriver à un bon niveau, mais d’y rester ». Ce qui frappe également chez le joueur, c’est son étonnante facilité balle au pied, sa justesse en phase offensive. Car c’est là toute la spécificité de Scirea : il attaquait aussi bien qu’il défendait. Luigi Garlando, journaliste et écrivain italien aura d’ailleurs à son propos dit un jour : « Personne ne fut aussi fort que Scirea, y compris Beckenbauer ou Baresi, parce que ces joueurs là étaient des défenseurs qui attaquaient, Scirea lui était à la fois défenseur en défense, milieu au milieu, et véritable attaquant en attaque, il était unique ».
En 1984, après dix années de bons et loyaux services, Scirea devient le capitaine d’un club pour lequel il aura toujours tout donné. Les mois qui suivent, il remporte avec la Juve la Supercoupe d’Europe, la Coupe Intercontinentale ou encore la fameuse Ligue des Champions de l’année 85 (celle du drame du Heysel). Le club bianconero devient d’ailleurs à cette époque le premier a remporté l’ensemble des compétitions organisées par l’UEFA, alors que Scirea entre dans l’histoire avec ses coéquipiers Carbrini, Brio et Tacconi, comme étant le premier joueur italien à décrocher l’ensemble des compétitions auquel un club peut prendre part. Devenu également capitaine de la Nazionale, Sciera guide son équipe au Mondial mexicain de 86 avant de mettre un terme à sa carrière internationale sur un bilan de 2 buts et 78 sélections. Puis, au terme de la saison 87-88, le Juventino d’adoption se retire du monde du football à 35 ans. Sur le CV : quatorze années sous le maillot de la Juve. Une société qu’il n’a jamais envisagé de quitter comme il le confiera lui-même : « Bien sûr, j’aurais pu quitter la Juve, et signer un contrat pharaonique, mais des équipes comme celle-ci, il n’en existe pas d’autre. Je préférais terminer ma carrière à Turin. Je ne regrette rien, Dino Zoff m’a appris à ne pas regarder en arrière ». En résumé, parce qu’un bilan chiffré vaut mieux que des mots, Gaetano Scirea c’est : 377 parties en championnat, 552 au total avec la Juventus (record depuis battu par Del Piero en 2008), 7 championnats, 2 coupe d’Italie, 1 Coupe des Coupes, 1 Coupe des Champions, 1 Coupe UEFA, 1 Supercoupe d’Europe, 1 Coupe Intercontinentale, 34 buts mais surtout, aucune exclusion en 16 ans de carrière. Pas mal pour un défenseur. Cette dernière stat’ a d’ailleurs beaucoup contribué au mythe.
Quelques semaines à peine après avoir raccroché les crampons, la Juve propose un rôle de collaborateur à Scirea. Sa mission ? Assister une vieille connaissance, Dino Zoff (entraîneur de l’époque) avec lequel Scirea a évolué en tant que joueur. D’autres clubs italiens feront bien le forcing pour le recruter en tant qu’entraineur principal, mais il était écrit que le destin du Sicilien ne s’écarterait plus jamais de celui de la Juve. Les relations entre l’ex-libéro et Dino Zoff sont au beau fixe. Depuis son arrivée au club en 74, le mythique gardien italien a toujours eu une affection particulière pour Gaetano. Déjà à l’époque, les deux hommes passaient des heures à parler tactique et à analyser les adversaires de la Juve. Le 3 septembre 1989, sur la demande de Zoff, Scirea se rend en Pologne afin de superviser le club de Gornik Zabrze, futur adversaire bianconero en Coupe UEFA. Après le match, le président du club local, un interprète et un chauffeur raccompagne l’ex-défenseur italien à Varsovie (d’où décollera son avion pour Turin). Mais aux abords du village de Babsk, la Fiat 125 est tamponnée par un fourgon. La voiture prend rapidement feu à cause de bidons d’essences présents dans le coffre. Malgré un transport rapide vers l’hôpital de la ville, bloqué dans l’habitacle en feu, Gaetano Scirea décède des suites de l’accident. Des quatre occupants, seul le président du club polonais s’en sortira. Au soir de ce dimanche du 3 septembre 89, la télévision italienne apprend la nouvelle. La « Domenica Sportiva » la première relaiera l’information. Le studio entier fond en larmes. Tardelli, ex-coéquipier de Scirea présent sur le plateau fait même un malaise. Les joueurs de la Juve eux, n’apprennent la nouvelle que tard dans la nuit à leur retour de Vérone après un match jouait plus tôt dans l’après-midi. L’Italie entière pleure son champion.
L’annonce de la mort de Scirea par Sandro Ciotti lors de « la Domenica Sportiva ».
Plus de vingt années après le drame, reste le souvenir pour ceux qui l’ont connu d’un seigneur du ballon rond, un modèle d’éthique, d’élégance, de simplicité. Nombreuses sont les villes italiennes à lui avoir attribué le nom d’une rue. De même, plusieurs tournois et prix ont été créés en sa mémoire. La Juventus de son côté a nommé la Curva Sud du tout frais Juventus Stadium « Curva Sud Gaetano Scirea » en plus de lui avoir offert une place de choix au sein de son hall of fame.
Plus qu’un grand joueur de football, Scirea était avant tout un grand homme. Typiquement le genre de personnalité qui manque au football d’aujourd’hui. Ayant tout gagné aussi bien avec la Nazionale qu’avec la Juventus, équipe dont il aura toutes deux été capitaine, son empreinte en Italie reste toujours indélébile. Gaetano Scirea au-delà de son romantisme a fait grandir le football, tactiquement, techniquement, aussi bien que moralement. C’est sans doute pour ça qu’il fut tant apprécié de ses coéquipiers, mais également de ses adversaires. Gaetano, Scirea, un gentleman du ballon rond, un véritable fuoriclasse résumé à travers une phrase simple prononcée peu avant sa tragique disparition : « Je suis heureux, parce que j’ai aimé le football depuis tout petit, et que j’ai réussi à en faire mon métier ».
En cette triste époque de Neymar, Ronaldo, Pogba, Mourinho et compagnie, voilà un article sur un vrai champion et un homme vrai.
Merci d’avoir honoré la mémoire du grand Gaetano !