Footboys de Mathieu Tulissi Gabard est un livre essentiel sur les conditions d’un jeune adolescent en centre de formation pour devenir footballeur professionnel. L’auteur, également danseur et performeur, revient sur sa propre expérience à l’âge de 15 ans au centre de formation de Montpellier, dans un univers masculiniste, violent et maltraitant. Avec des enfants livrés à eux-mêmes dans des centres qui ne forment à rien sauf à la performance. Un angle rare qui permet de désacraliser le milieu souvent vu avec des paillettes et de nuancer un point de vue idéalisé sur le foot par les enfants comme par les adultes. Et qui peut broyer les enfants. Formulée 20 ans plus tard, l’expérience adolescente laisse des traces : l’auteur comme ses coéquipiers interrogés témoignent de leurs difficultés communes pour s’en sortir et surmonter la dépression. Ce témoignage s’avère essentiel tant pour l’auteur lui-même que pour l’avenir des centres de formation. Footboys fait le buzz dans les médias jusqu’à So Foot, et on se réjouit que cela puisse provoquer un débat nécessaire, et pourquoi pas bousculer les pratiques en bottant le cul de la FFF au passage. Mathieu Tulissi Gabard a accepté de s’entretenir avec nous. Bien que mise à rude épreuve, sa passion du foot est toujours vivace.
Tu étais passionné par le foot, super doué. Ton passage par le centre de formation a cassé tout ça… Et tu n’es pas le seul. On voit que ton expérience du centre n’est pas isolée, grâce aux témoignages de tes coéquipiers. Pourquoi avoir écrit ce livre maintenant, 20 ans plus tard, est-ce qu’il était évident pour toi depuis longtemps ? Quel était ton projet de départ, était-ce d’écrire ton histoire, ou de dénoncer les agissements dans l’institution ?
Depuis une vingtaine d’années, il y avait une sorte de boule en moi qui voulait absolument que je parle de cette expérience et je ne savais pas trop comment, je ne trouvais pas trop l’angle. Grâce à la danse, j’ai commencé à insérer dans une performance de danse en solo une sorte de chorégraphie, de gestes d’échauffement, à mettre des maillots de foot, et à partir de là, je me suis dit ok, je crois que je commence à pouvoir écrire…
Ce qui m’a aussi donné un angle pour parler de ça, c’est toutes les lectures que j’ai faites quelques années avant de commencer, pleins de lectures féministes, queer, avec une politisation qui essaie de penser les choses à partir du système, et moins de l’individu. Au début je voulais écrire mon expérience donc à partir de moi, ce que j’avais ressenti et vécu. Sans trop présager parce que moi quand je pars dans un livre, je déploie de la matière et je vois après comment elle peut s’agencer, qu’est-ce que je peux en faire de ce truc !
Et pendant l’écriture, en parlant de mon expérience, j’ai pensé aux expériences des copains et des collègues de formation, notamment un pote qui était en préformation, donc qui est parti à 13 ans – moi je ne suis parti qu’à 15 ans – … et je me suis dit qu’il était arrivé en formation à 15 ans ravagé, il fallait absolument que je lui laisse la parole. Et puis après je me suis dit, ha mais il y a Antonin, ah mais il y a Lucas, et Thomas, et Pépé, etc… Donc je me suis dit bon, en fait je vais faire un truc avec plusieurs vécus différents, plusieurs points de vue, pour parler un peu plus du système que de l’individu.
Ça veut dire qu’il a fallu tout ce recul, tes expériences, toutes ces lectures, ces témoignages, pour te rendre compte que vous étiez victimes d’un système ?
Oui, totalement. On était en plein dedans. C’est complexe. On savait qu’on en souffrait, on pleurait… J’étais en colère contre les encadrants mais je n’avais pas une forme de recul pour le penser. Comme je le dis dans le livre, je suis sorti de là en disant : « C’était le service militaire », ça m’a dégouté du foot. Je n’ai pas plus développé.
Tu montres qu’en fait, en tant qu’adolescent de 15 ans, il n’y avait que très peu de personnes à qui parler. Vous étiez complètement isolés et laissés à vous-même. Même tes parents, qui parlent dans le livre, sont totalement démunis, ils n’ont pas d’information et ne peuvent pas demander d’information, car c’est presque vu comme une chance et il faut se taire… Tu parles même de « maltraitance », à juste titre.
Je parle régulièrement de maltraitance ! Moi je parle de maltraitance institutionnelle car les enfants sont livrés à eux-mêmes. Quand tu vois au centre de préformation à Vichy, des sortes de rituels, de chasse à l’homme… Beaucoup de violences et de maltraitances parce qu’en fait l’institution donne la charge à une personne qui n’est pas formée, qui n’est pas un éducateur mais un entraîneur, en plus ils passent leur diplôme mais en général à la FFF les entraîneurs on leur donne les yeux fermés… donc on met les enfants en situation de danger parce qu’ils ne sont pas encadrés comme il faut.
Il y a un coach, qui est là, qui vient nous voir, vaguement, il y a un surveillant au centre de formation. Il faut aussi parler des méthodes d’entraînement qui sont des méthodes d’humiliation, de menaces, il y a du mensonge, de la manipulation, plusieurs témoignages le confirment. C’est de la maltraitance institutionnelle.
Tu as passé des tests avec le petit Hatem Ben Harfa et tu parles quelquefois de lui. Justement, les joueurs qui « réussissent » échapperaient-ils à cet abandon et à la dépression, sous prétexte qu’ils réussissent ? Est-ce suffisant pour accepter ces agissements ?
Pour en avoir discuté avec un Français qui a joué en Championship, la deuxième division anglaise, et quelques témoignages qu’on peut entendre, comme celui de Thierry Henry qui s’est confié à un journaliste anglais, sur les moments de dépression qu’il vivait quand il était joueur, les douleurs physiques constantes qu’il avait, où il ne pouvait pas marcher parfois… Qu’on réussisse ou qu’on ne réussisse pas, je pense qu’ils ont subi les mêmes traitements. Il y en a qui arrivent à prendre sur eux, et à les dépasser, mais ça ne valide pas.
Ce n’est pas parce que certains arrivent à les dépasser que ces traitements sont valables, justement. Dans la formation de jeunes champions qui sont considérés comme des produits, qui deviennent des produits très rapidement, parce qu’on investit sur eux et tout, c’est ça dont je veux parler.
Il y a toujours dans tes livres une dimension engagée derrière l’intime et le poétique. Tu as écrit un récit sur ton voyage en Palestine, « CRA : 115 propos d’hommes séquestrés » donne la parole aux étrangers qui sont enfermés dans les prisons parce qu’ils n’ont pas de papier en règle. Tu es quelqu’un d’engagé, dans plusieurs combats fondamentaux, mais aussi de visibilité des autres, tu donnes une plume aux voix qui sont privées de visibilité. Dans quelle mesure ton livre s’inscrit dans cette dimension ? Et était-ce redonner la parole à ces enfants, vous ado, qui en étiez privés ?
C’est vrai que ça s’inscrit dans la dynamique de mes autres livres parce que c’est comme si j’avais fait tout un travail de partir des autres pour me rapprocher de mon vécu et de mes zones aveugles. Le livre en Palestine, les centres de rétention, j’ai fait aussi un livre sur le poète public qui n’est pas encore sorti, et là pour la première fois le sujet c’est vraiment moi, mon vécu, et même mon passé, et les collègues aussi. Ça s’inscrit dans cette continuité, dans le trajet de rapprochement vers moi, où je deviens mon sujet.
Il y a une vraie continuité car je donne la parole à moi enfant, et aussi donc à mes coéquipiers, entraineur, famille, et je poursuis le projet en allant plus loin parce que, on va dire dans une sorte de travail documentaire, pour ce livre-là, j’essaie d’affiner aussi un peu mon étique, d’auteur et comment on travaille avec la parole des autres.
J’ai proposé à chaque personne que j’ai interviewée de s’impliquer dans le processus d’écriture. De relire à plusieurs étapes du travail et de réécrire des morceaux s’ils voulaient. Il y a une ou deux personnes qui ont réécrit des petits trucs. Dans un enjeu d’éthique parce qu’en passant la parole de l’oral au livre, il y a une forme de trahison, et je voulais me rapprocher d’une zone de consentement, une visibilité pour celles et ceux dont la parole est mise en livre.
Pour qu’ils soient de plus en plus impliqués, fiers aussi, et aussi pour que ce soit le plus possible, même si c’est juste moi qui signe, un projet collectif. Même si ça reste mon livre. Les coéquipiers : Rémi, Antonin, Lucas et Thomas, l’entraîneur : Pépé, et mes parents.
Comment tu as choisi qui allait intervenir dans le livre ?
Au fur et à mesure, je me suis dit que j’avais envie que ce soit un livre affinitaire. Que dans ce livre là il n’y ait que des gens que j’aime qui prennent la parole. Je me suis posé la question à un moment, est-ce que je vais interroger les coachs avec lesquels ça a été compliqué ? Je ne l’ai pas fait aussi parce que je n’en avais pas la force. C’était déjà un travail démesuré pour moi. J’ai voulu me ménager.
Tous ceux qui interviennent se livrent volontiers, les témoignages sont tous très personnels, la première interview notamment est dure, c’est très touchant…
C’est beau à quel point il s’engage dans la parole intime, il m’a dit que ça faisait des années qu’il attendait ça, de pouvoir en parler. Il y a une interview où on est trois ensemble. Ça nous a fait tellement du bien. On refait communauté. A partir de nos souffrances et de nos traumas d’enfance et du coup on est moins seul.
Ton témoignage n’est pas uniquement pessimiste. Tu montres, il semblerait, qu’un autre foot est possible. Notamment à travers le témoignage de Pépé, ton entraîneur, passionné, pédagogue, raisonné et avec qui tu prends beaucoup de plaisir. On voit que le système pourrait fonctionner, pourrait être meilleur, s’il privilégiait l’humain, s’il y avait un travail d’accompagnement, de pédagogie…
Oui, parce que, déjà, il a lieu, il existe. Dans mon enfance avec Pépé à cet endroit-là, et dans pleins d’autres endroits, mais ça reste des niches. Par exemple le Foot du Peuple à Montpellier, j’ai pris un plaisir énorme à aller jouer au Foot du Peuple ! Ça m’a réconcilié, en plus à ce moment-là je faisais beaucoup de danse… j’avais l’impression d’aller danser du foot là-bas. En plus ce n’était pas compétitif, c’était mixte, ouvert aux sans-papiers, gratuit. Donc je pense que, ça existe, ça peut exister, mais la question est : qui a l’hégémonie ? Et l’hégémonie actuellement, c’est une hégémonie qui met en compétition les gamins entre eux, c’est capitaliste, patriarcal, c’est autoritaire, c’est violent. Pour modifier ça… va pas falloir changer que le foot.
On voit l’expérience de Pépé, mis à l’écart, a qui ont fait exprès de mettre des mauvaises notes pour le faire rater, et les autres qui bénéficient au contraire de bonnes notes… Son témoignage est hallucinant.
La FFF, c’est des pratiques mafieuses. Les ex-joueurs ont leur diplôme les yeux fermés. Pépé se fait humilier, ils le font travailler dans des endroits, pas payé, parce qu’il n’a pas été pro, parce qu’il vient d’une classe très pauvre et populaire… Il y a plein de trucs qui se jouent, de jeux de pouvoir dégueulasses.
Alors aujourd’hui, quel est ton rapport au foot… Est-ce que tu fais toujours du foot ? Est-ce que tu regardes le foot ? Est-ce que tu supportes une équipe de foot aujourd’hui ?
J’adore cette question ! Au fil des années, je me suis réconcilié avec le foot. Il y a une période de ma vie où je ne voulais plus en entendre parler. Puis je me suis rendu compte que ça faisait partie de moi et de mon identité. Au début de l’écriture du livre, j’ai joué à Berlin. J’ai trouvé un collectif qui s’appelait « Lousy & Lazy Soccer » (flemmard et dégueu, en français), c’était comme le Foot du Peuple à Montpellier mais encore plus pour les débutants… je me rappelle d’une image où, pendant qu’on jouait, pendant qu’il y avait l’action, une personne commence à arracher les mauvaises herbes ! (rires).
Ça m’a fait me rendre compte à quel point quand je jouais au foot, j’étais hyper câblé pour l’intensité, la performance, ne rien lâcher, et là ça m’a appris à… à y être, et à ne plus y être. A pouvoir regarder un peu les arbres pendant que je jouais… ça m’a trop fait du bien, ça. A Toulouse j’ai un peu repris, il y a un club populaire, BLS. Ils font partie du championnat FSGT (organisation sportive ouvrière qui s’inscrit dans le courant de l’éducation populaire). J’ai essayé de reprendre deux fois, cette année, mais je me suis fait une lombalgie puis une entorse. Ça fait un an que je n’ai pas réussi à rejouer.
Si je regarde le foot, ouais, à fond ! Même si c’est du foot moderne, hypercapitaliste, c’est mon plaisir, un refuge, mon lien avec l’enfance, j’apprends à l’accepter, à assumer ces contradictions, et à militer par ailleurs pour que ça change.
Tu as regardé le triomphe du PSG ?
Je suis trop fan de Dembélé, comment il joue. Même quand il ne marque pas, j’aime trop comment il joue. Gamin, j’aimais le foot, je regardais le foot, j’étais pour le FC Nantes de Pedros Ouédec Loko, y a eu aussi le PSG de Valdo, Rai, Weah, Ginola, puis le Marseille de Blanc, Dalmat, Luccin etc. et l’Ajax d’Amsterdam aussi, j’adorais l’Ajax, avec Litmanen et Overmars !
Tu supportes une équipe ?
L’Union Berlin ! (rires). C’est un club de métallos. Les supporters ont participé à la reconstruction du stade. Super ambiance, le stade dans une forêt… Quand je suis arrivé ils venaient de monter depuis la deuxième division depuis pas longtemps, et ils étaient premiers, ils cartonnaient ! Je suis tombé amoureux de leur type de jeu, qui n’est pas flamboyant, mais c’est très solidaire, les uns pour les autres. Ils m’ont accompagné dans l’écriture du livre. La veste et le maillot de l’Union Berlin, c’est la même couleur que le FC Garches ! Symboliquement, il y a un côté renaissance !
Est-ce que ça t’a fait plaisir que le MHSC descende en seconde division ? (rires)
Je me suis dit, il faut vraiment faire gaffe quand on écrit, l’écriture a un pouvoir !
C’est pour rire, parce qu’il est clair que ce n’est pas le centre de formation de Montpellier qui est visé, mais bien le système tout entier. D’ailleurs d’autres centres de formation sont mentionnés à travers les témoignages, et on voit que c’est tout à fait pareil.
Voilà, c’est une critique généralisée. Il y a quand même un focus particulier sur Montpellier parce que c’est mon expérience, mais mon but n’est pas de dire que c’est Montpellier qui déconne, non, c’est systémique. Je ne peux pas me réjouir qu’il descende en Ligue 2. En plus la Ligue 2, moi j’aime beaucoup ! Je suis allé voir le Pau FC, je suis né là-bas, et c’est cool la Ligue 2. Non, je ne me réjouis pas pour Montpellier, mais il y a un truc ou je me dis bon euh… J’espère que ça va les faire réfléchir un peu, quoi ! Que ça va produire des remises en question fondamentales.
On a décidé de changer les noms dans le livre, des personnes en gros qui avaient eu des pratiques violentes. Dans cette dynamique de ne pas individualiser la critique, mais vraiment de faire une critique systémique. Ce n’est pas la peine, on ne veut pas les accabler en tant que personnes, eux-mêmes sont héritiers d’un système qu’ils reproduisaient. Au début, j’avais un truc un peu de vengeance, de les nommer et tout ça, mais au fur et à mesure de l’écriture je me suis dit, non, non.
Tu as pris la décision de quitter le centre de formation, ce qui est très rare. Ton père n’a pas forcément compris, mais a accepté, ta mère et ta tante t’ont soutenu dans ta décision, et avec le recul, tu aurais aimé y réfléchir un peu plus. Tu t’es posé la question est-ce que j’ai pris la bonne décision…
Quoi qu’on fasse, c’est hyper important de travailler la communication. D’accompagner… Que j’ai continué ou que j’ai arrêté le centre de formation. Les deux, parce que j’ai arrêté mais je n’ai pas fait mon deuil, je n’ai pas réalisé vraiment… Et c’était moi le seul responsable, car c’est moi qui avais décidé d’arrêter. L’écriture du livre m’a fait du bien parce que j’ai pointé aussi un système qui m’a maltraité.
Tu t’es dit, là, que tu avais pris la bonne décision ?
Non, en fait mon questionnement s’est déplacé. Je me suis dit, peu importe d’avoir pris la bonne décision ou pas, c’est ce système m’a fait du mal. M’a maltraité. Et maltraite d’autres personnes. Et je veux en parler. En fait, oui j’ai pris la bonne décision car ça me faisait trop souffrir ce milieu. Oui, j’ai bien fait de fuir.
Un immense merci à Mathieu.
Livres parus de Mathieu Tulissi Gabard :
Footboys, Mathieu Tulissi Gabard, Gallimard, 2025
Péninsule, L’échappée Belle, 2023
Rien que le corps, L’Échappée Belle, 2022
Le mur derrière le sommeil, L’échappée Belle, 2021
La fleur du monde, Le chant des voyelles, 2020
CRA : 115 propos d’hommes séquestrés, Editions des Lisières, 2019, Prix René Leynaud 2020
Les Trains crient plus fort que les aigles, éd. Albache, 2017
Cactus Calamité, ouvrage collectif, éd. Albache, 2017
