Vous ne le savez peut-être pas mais le Noël 1974 a connu une particularité : il a eu une semaine de retard. La raison ? Il a fallu attendre le 1er janvier pour la parution de l’autobiographie de Stefan Kovacs, « Football Total », alors sélectionneur de l’équipe de France. Dans cet ouvrage, l’entraîneur roumain évoque son cheminement de technicien, de sa Roumanie natale à la sélection française en passant par ses deux saisons à l’Ajax Amsterdam. Un livre intemporel tant sa portée fait écho au football de notre époque. Si Pep Guardiola répète à cor et à cri qu’il n’a rien inventé, c’est parce que Kovacs a tout écrit à l’aube de l’année 1975. Extraits.
Dans son autobiographie, Stefan Kovacs se moque pas mal de raconter au lecteur son enfance ou son éducation par une litanie d’anecdotes personnelles et intimes. Il se limite seulement à exprimer la genèse de son amour du ballon rond par le souvenir suivant :
« Mon premier contact avec le ballon date d’un matin de Pâques. J’avais quatre ans, et je fus réveillé en sursaut par un ballon que mon père me jeta sur la tête. Je n’ai jamais oublié l’arôme de son cuir jaune. Il m’est resté dans l’odorat, et, depuis ce jour, je suis marié avec un ballon. »
Le football est une affaire de famille chez les Kovacs. Stefan a vu son père jouer (aux Old Boys de Kinizsi) mais surtout son frère, Nicolae, disputé trois Coupe du monde (1930, 1934, 1938). Et si lui-même a également connu une carrière honnête, émaillée par la guerre, entre la Roumanie, la Belgique et la Hongrie, à 28 ans, sa passion pour l’étude du jeu l’a mené à la carrière qui nous intéresse, celle d’entraîneur.
Retour vers le futur
Dans un récent article (immanquable) sur le travail mené par Pep Guardiola, Marti Perarnau explique que l’actuel entraîneur de Manchester City a toujours été animé par une curiosité sans borne pour tout ce qui peut optimiser son travail. Le but ? Sortir de sa zone de confort et innover. Sans cesse. Guardiola n’est pas seulement un obsédé de football, c’est un obsédé de tout ce qui peut l’élever. Une soif d’apprendre de tous les champs de compétence avec cette préférence logique pour le sport et la science. Quel est le programme d’entraînement de Katie Ledecky, jeune ogresse des bassins de 19 ans quintuple championne olympique ? Comment fait l’ultra-trailer Kilian Jornet pour dominer autant sa discipline ? Quel est le secret de cette « culture d’équipe » qui émane des All Blacks ? Quelles sont les dernières avancées de l’Institut de Technologie du Massachusetts ? Autant de questions a priori anodines pour un entraîneur de football qui ont également germé dans l’esprit du jeune Stefan Kovacs dans la quête d’un savoir sans fin.
« Est-il vraiment nécessaire, me demandais-je, écrit Kovacs, d’apprendre la pédagogie, la physiologie, la biologie, l’anatomie, alors qu’il ne s’agit que de frapper dans une balle ? Mais, aujourd’hui, je sais que tout cela est nécessaire. Pour avoir suivi des stages partout dans le monde, pour avoir fréquenté les plus grands techniciens de tous les pays, je puis affirmer que ce qui distingue l’entraîneur moderne, ce qui lui permet de bien analyser et juger les divers aspects du football, c’est la valeur et le poids de son bagage, et non la qualité du joueur qu’il a été. (…) Qu’est-ce qu’un entraîneur ? C’est, à notre époque d’efficacité et de technologie, celui qui sait tout de ce qui concerne son domaine. Les dirigeants savent certaines choses, les joueurs en savent d’autres, les médecins encore d’autres, mais l’entraîneur doit tout savoir. Si quelque chose lui échappe, s’il ne saisit pas un phénomène d’ordre physiologique ou psychologique, il est condamné un jour ou l’autre, à l’échec. C’est pourquoi il doit avoir la compétence d’un professeur d’éducation physique et y ajouter sa personnalité et son savoir sur le football. »
Après l’obtention de ses diplômes C et B d’entraîneur par ce travail d’universitaire, à la fin des années 50 et via son poste de sélectionneur national de la Roumanie, il se lie d’amitié avec un certain Helenio Herrera. À l’automne 1964, Kovacs lui sert de guide lorsque l’entraîneur de l’Inter débarque en Roumanie, à la recherche d’informations sur le Dinamo Bucarest que le club nerazzurro doit affronter en Coupe d’Europe des clubs champions (C1). Une journée mémorable pour Kovacs passée aux côtés de son idole (duquel il apprendra certains secrets de sa méthode), et qui profite de sa publication pour défendre l’image d’un entraîneur (déjà) résumé à ce qui le colle à la peau : le catenaccio.
« On s’est bien trompé en expliquant les succès d’Herrera par le catenaccio, le jeu défensif. Ce qui le caractérisait, c’était le travail et l’exigence. Quand je lui racontais qu’à Cluj j’allais à l’Opéra deux fois par semaine, il me répondait :
– Moi, je n’ai pas le temps de sortir. Je refuse les dîners et les galas. Ma vie est exclusivement axée sur le football.
C’était un perfectionniste, un éternel insatisfait, conscient que ses efforts gigantesques de la semaine, il les retrouverait, le dimanche, sur le terrain. On l’a jugé extérieurement, formellement, alors que sa force était dans le contenu de son labeur. Si je dois me reconnaître un maître, en toute justice, c’est Herrera. »
C’est à travers sa propre expérience et son admiration pour le Franco-Argentin qu’il synthétise sa pensée sur sa vision de l’entraîneur :
« Dans une société à tendance technocratique, celui qui ne recherche pas la perfection est vite dépassé. Un entraîneur doit sans cesse être à l’affût des nouveautés non par simple amour du changement, mais pour répondre aux exigences, de plus en plus accusées, des joueurs. Il doit se servir de son équipe comme champ d’expérience et, sans nuire aux résultats, réaliser certains tests qui compléteront ses connaissances. Le progrès est à ce prix. »
Son succès à l’Ajax
Après avoir accepté de devenir entraîneur du Steaua Bucarest en 1967, en juin 1971, Stefan Kovacs est choisi par les dirigeants de l’Ajax Amsterdam pour succéder à Rinus Michels pour un contrat de 2 ans. Sitôt en place, Kovacs profite de l’intersaison pour faire intégrer ses méthodes d’entraînement aux joueurs en prenant soin d’étudier ce qui avait été entrepris sous Michels. « Michels avait eu le mérite d’habituer les joueurs à l’effort, même le plus rude. J’ai conservé ce qui me paraissait correspondre au tempérament hollandais, mais j’ai cherché à l’enrichir et à l’humaniser », précise-t-il.
Si les deux entraîneurs ont la discipline comme point commun, l’arrivée de Kovacs n’a pas été chose aisée. Il dû s’adapter à une culture de club différente, à des comportements déjà ancrés et à de très grosses personnalités, que ce soit au sein du staff (Greisenhoud, son adjoint) qu’avec les joueurs, Cruyff et Arie Haan en particulier. Kovacs nous raconte en détail ses dix premiers jours à la tête du club ajacide (durée de la préparation), les temps forts de la saison 1971-1972 (avec en point d’orgue ce quart de finale aller de Coupe d’Europe contre Arsenal), le contenu des entraînements et l’explication de ceux-ci avec toujours ce souci didactique. « Moi, ici, je ne suis pas venu pour vous couper les cheveux, mais pour perfectionner votre football », déclare-t-il à Cruyff quand ce dernier s’inquiète de sa rigueur militaire (coucou Daniel Passarella). Kovacs raconte aussi sa difficulté à affirmer ses principes devant un groupe suffisant voire insolent suite à la finale gagnée face au Panathinaïkos en Coupe d’Europe des clubs champions (2-0) la saison précédente. On peut les comprendre : l’Ajax remportera de nouveau le titre de champion des Pays-Bas deux mois avant la fin du championnat contre le rival historique (Feyenoord) pour sa première saison.
Outre ses explications sur ses choix de carrière, Kovacs parvient à offrir au lecteur un certain privilège : livrer quelques indiscrétions de vestiaire, des anecdotes tactiques et son opinion personnelle sur l’évolution tactique du football de l’époque, un aspect du bouquin particulièrement appréciable. Prenons le cas d’un secteur alors en transition pour exemple : la défense.
Stefan Kovacs se livre ainsi après avoir éliminé Benfica et sa « défense en ligne » en demi-finale de la C1 (1-0), disposition censée surprendre l’Ajax dans le piège du hors-jeu.
« Je ne pense pas que notre duel avec Benfica ait prouvé quoi que ce soit en faveur de ce système de défense. (…) En ce qui concerne la défense idéale, il n’existe pas, plus qu’ailleurs, de vérité absolue. Lorsque, dans le monde entier, le football est passé de trois à quatre arrières, la ligne a constitué, pendant quelques temps, un système de transition acceptable. Mais si, tous les grands pays, ont après des débats interminables, décidé de jouer avec un stoppeur et un libero, c’est que le jeu moderne l’exigeait. Certaines équipes comme celle du Brésil, sont passées par l’étape de la « ligne », mais déjà, à Mexico, en 1970, un des défenseurs « prenait » l’avant-centre adverse, tandis que l’autre le couvrait. Un libero est donc, à mon avis, nécessaire, mais un libero constructif, c’est-à-dire « invisible » et capable de jaillir à tout instant, de face ou sur les côtés. Quelle performance internationale a réalisée Benfica après avoir adopté cette organisation défensive ? Il a concédé cinq buts (à zéro) devant Derby County. (…)
L’anecdote suivante me semble révélatrice. En Roumanie, voilà une dizaine d’années, une équipe de division II jouait la ligne d’une manière systématique. Chaque fois que les défenseurs se préparaient à s’aligner, pour déclencher le piège du hors-jeu, l’un deux commandait la manoeuvre en prononçant le mot « blé ». Il criait le mot « blé » et tout le monde s’avançait comme un seul homme. Un jour, cette équipe disputa un match décisif, pour la promotion en division I, contre mon ancien club, Université de Cluj. Dans cette équipe, il y avait un de mes homonymes, Kovacs V. Celui-ci s’était blessé pendant le match : il souffrait de côtes fêlées et portait un énorme bandage sur la poitrine. Et il restait, presque paralysé, contre la ligne de touche, sur le côté gauche. Il avait entendu à plusieurs reprises, les adversaires crier « blé, blé » et, aussitôt, ils s‘avançaient pour mettre hors-jeu les attaquants ennemis. Il avait eu le temps de réfléchir sur son aile. Et voici que, dix minutes avant la fin, alors que la marque était toujours de 0 à 0, Kovacs V. reçut le ballon dans le camp adverse. Comme il pouvait à peine courir, il s’apprêtait à centrer tant bien que mal lorsque l’idée lui vint, subitement, de dire à haute voix : « Blé ! » Toute la défense adverse, aussitôt, se précipita derrière lui. Et lui s’avança sur la pelouse déserte, marqua le but, puis sortit du terrain, quitta le stade et, sans s’habiller, se fit conduire directement à la gare pour prendre le train ! Les adversaires, le public voulaient l’étrangler !
Il a dit notre mot, criaient les joueurs à l’arbitre. Vous devez annuler le but. Mais comment l’aurait-il pu ? »
Au terme de sa première saison, Stefan Kovacs établit avec l’Ajax l’exercice parfait : victoire en championnat, en Coupe des Pays-Bas et en C1 face à l’Inter (2-0) qui « n’avait plus rien de commun avec la terrifiante machine de guerre mise au point par Helenio Herrera. » L’Ajax remportera même la Coupe intercontinentale (où il fera débuter le jeune Johnny Rep) aux dépens d’Independiente, mais la compétition entachera la pré-saison du club et les premiers résultats du championnat suivant. C’est à ce moment du récit que Kovacs étaye l’identité de jeu de l’Ajax avec l’instauration assumée d’un jeu de possession. Une façon de jouer différente de la période Michels. Et la raison n’est pas dogmatique mais conjoncturelle. Nous sommes en janvier 1973, l’équipe est en sous-effectif et en difficulté, alors comment y remédier ?
« Je mis à pousser très fort l’entraînement. (…) Nous avions pu mener la première saison avec quatorze joueurs seulement ; cette fois, il nous en fallut dix-sept qui changeaient constamment. C’est pendant cette période que, dans un souci d’efficacité, Ajax pratiqua parfois un jeu plus lent, plus décomposé, plus latéral, mis au point au cours d’un entraînement spécial. Le procédé tactique ne constituait naturellement pas dans mon esprit une fin en soi, mais un moyen à utiliser par périodes et dans des circonstances précises. Par exemple, quand l’adversaire se ruait à l’attaque dangereusement, pour le priver de balle et l’affaiblir, psychologiquement. Ou bien, après une période d’intensité, pour endormir l’ennemi, saper son jeu et son moral, avant de le ré-attaquer à fond sur un terrain déminé (…) Avant l’adoption de cette tactique, Ajax n’avait qu’une corde à son arc : l’attaque à outrance et sur le même rythme. J’avais l’habitude de dire aux joueurs :
– Vous n’avez qu’un défaut : vous ne savez pas regarder l’horloge !
J’ai donc pensé qu’Ajax devait enrichir son répertoire et pouvoir changer de registre au gré des circonstances. Être maître, à tout instant, de l’événement, c’est finalement ce qui distingue les grandes formations. »
Résultat ? L’Ajax a presque tout raflé : le championnat (à deux journées de la fin de saison cette fois), la C1 et la Supercoupe d’Europe. À propos de cette dernière, Kovacs ne manque pas de livrer au lecteur quelques explications sur le chef d’oeuvre face au Bayern Munich (4-0) en quarts de finale aller de la C1, sans doute la plus grande démonstration de la décennie. Kovacs explique ses consignes défensives à Cruyff et son discours à la pause, avant que l’Ajax n’humilie en toute harmonie le Bayern Munich d’Udo Lattek en une mi-temps. Et en signe de synthèse sur ses deux saisons à la tête de l’équipe ajacide, il dresse en six points succincts ce qu’il pense avoir apporté à l’Ajax en guise de bilan :
- Avoir cultiver une ambiance d’équipe, sans compromis.
- Avoir contribuer à modifier le jeu de l’équipe en élargissant son registre et en augmentant son efficacité.
- Fait en sorte que les milieux de terrain soient capables d’attaquer et de défendre, de courir, d’attaquer un adversaire et de tirer au but.
- Créer la plus grande suprématie du football au nom de la relance : celle du deux contre un.
- Fait en sorte que l’Ajax n’ait plus peur de personne et apprenne à ne plus éprouver de respect excessif pour les Anglais, les Allemands, etc.
- Avoir introduit un jeu plus posé, plus réfléchi.
Après avoir réussi l’exploit d’établir un doublé en Coupe d’Europe et d’avoir magnifié l’Ajax de Michels, Stefan Kovacs, en fin de contrat, est alors courtisé par l’Inter, Benfica et l’AEK Athènes. Mais il préférera donner sa préférence à une sélection : l’équipe de France, et succédera ainsi à Georges Boulogne.
Face au football français
Son choix de rejoindre l’Hexagone n’a rien d’anodin : Kovacs est un amoureux de la France, fasciné depuis toujours par le pays, sa langue et son football. Un amour qui remonte à son enfance quand il suivait les exploits de son frère à Valenciennes et par une spécificité : la France est un pays de sport et de héros. Kovacs s’est très tôt abonné au Miroir des Sports et a toujours voulu perfectionner son français. « J’étais imbattable sur Sochaux, le Racing, Lille, Marseille, se vante-t-il. On m’appelait ‘Lexicon’, et je pense qu’il n’existait pas, dans toute l’Europe de l’Est, un seul entraîneur qui sache autant de choses sur le football français et qui en soit aussi fier ! »
À son arrivée, l’équipe de France est en chantier. Le football français est presque rayé de la carte du football mondial. Les Bleus n’ont plus participé à une grande compétition internationale depuis la Coupe du monde 1966. Voilà presque 10 ans que Boulogne, désormais DTN à plein temps, dénigre la philosophie de jeu de José Arribas à la tête d’un FC Nantes qui a pourtant illuminé un temps le football français. Les choses sont ainsi faites : le football doit reposer sur des athlètes, pas sur le jeu de passe et le mouvement. L’impact du Brésil 1970 n’a pas traversé l’Atlantique. L’impact de l’Ajax, en revanche, a fait son chemin.
Sitôt nommé, Kovacs perçoit très vite que le football français est constitué de castes irréconciliables. Décidé à améliorer la communication entre les entraîneurs du pays au nom du renouveau de l’équipe nationale, plus que de sélectionneur, Kovacs tient davantage le rôle du médiateur.
« J’étais surpris et un peu choqué par ces dissensions et par l’absence d’une doctrine commune à tous les entraîneurs. Comment, me disais-je, doit s’y prendre le sélectionneur si, dans chaque club, on joue de manière différente ? (…) Près de deux ans après mon installation en France, je continue de penser que les entraîneurs n’y échangent pas assez leurs idées et leurs méthodes. S’ils débattent souvent de leurs conceptions tactiques, on dirait qu’ils évitent de s’exprimer sur leur travail de fond, comme si c’était un secret. »
Ainsi, Kovacs s’efforce de réunir des colloques dans un souci de rassembler les entraîneurs de clubs et les entraîneurs nationaux. Comme il le dit si bien, il n’est pas venu pour « enseigner une manière de jouer qui s’effacerait comme des pas dans le sable » mais pour amener son expérience, ses idées et ses connaissances. « Je ne viens ni vous diriger, ni vous juger. Simplement m’efforcer de compléter votre bagage », leur confie-t-il. Son expertise du handball, du basket et de l’athlétisme lui avait permis de faire évoluer tactiquement l’Ajax, son pressing, ses couvertures et ses permutations. Son champ d’expérience est voué à être beaucoup plus large avec les Bleus.
Son passage en France nous révèle aussi, de façon cocasse, certains maux du football français toujours présents quarante ans plus tard. Par exemple quand il évoque le conservatisme sur les méthodes d’entraînement, le mode de fonctionnement des entraîneurs ou l’attitude des joueurs.
« (…) On peut disposer des plus belles installations et engager les plus grands joueurs du monde, la clé du progrès demeure l’entraîneur. Mais l’entraîneur de club, s’il est isolé, est souvent impuissant à assurer la discipline et la rigueur nécessaires. Les joueurs sont souvent trop protégés ; on leur trouve, après un match manqué, toutes sortes d’excuses. C’est pourquoi l’entraîneur a besoin, pour placer les joueurs en face de leurs responsabilités, d’une aide extérieure, que les entraîneurs nationaux peuvent lui donner. Cette idée, je le sais, passe mal en France. Il ne s’agit pas, je le répète, d’uniformiser le football, mais de faire entendre qu’il existe, dans la préparation et même dans le jeu, certaines lignes directrices que le monde entier reconnaît et qu’on ne saurait pas conséquent, dédaigner. (…) J’ai tenu, par exemple, à ce que tous les jeux, les passes, les combinaisons, les tirs, etc., se pratiquent, sur le terrain, avec opposition. C’est ainsi qu’en Hollande, en Allemagne, en Angleterre, on travaille systématiquement. Or, très vite, les joueurs auxquels je demandais ces efforts se relâchaient et tombaient dans la facilité. J’ai compris alors qu’ils n’étaient pas habitués à « s’arracher » ainsi, à l’entraînement. » Une situation analogue vécue aujourd’hui si l’on s’en tient aux déclarations – quasi-hebdomadaires – d’anciens joueurs de Ligue 1 qui découvrent de nouvelles méthodes d’entraînement et le sens du labeur une fois à l’étranger.
Kovacs a transposé ses impressions sur le terrain de l’entraînement. En comparant les chiffres de ses tests physiques menés en Roumanie et à l’Ajax, il observe que si la moyenne des efforts produits avec ballon par les joueurs français se situe entre celle des joueurs roumains et hollandais avec lesquels il a travaillé, la donne est en revanche toute autre pour l’effort sans ballon. « Un détail m’a frappé, auquel j’ai accordé de l’importance. Dans les courses faites en conduisant le ballon, les Français se situent à peu près au même niveau que les joueurs d’Ajax ; mais, dans leurs courses sans ballon, ils étaient singulièrement plus lents. Comme je retrouvais cette différence dans le jeu, j’en conclus qu’il s’agissait d’un phénomène important. »
Autre phénomène qu’il observe durant son mandat à la tête de la sélection – gâché par le manque de talents (notamment offensifs) et un nombre important de blessés : la capacité du joueur français à se dédouaner dans la difficulté. Une observation qu’il établit dès le premier match, face à la Grèce.
« C’est à l’occasion de cette rencontre que j’avais, pour la première fois, pu mesurer la fragilité de certaines réactions françaises. Les Stéphanois avaient joué ce match au ralenti, émoussés peut-être par un début de saison trop dense, et avaient cru bon de déclarer :
– C’est la présence du sélectionneur Kovacs qui nous a cloués au sol !
Pourquoi dans le même temps, les grands joueurs d’Angleterre et d’Allemagne affirmaient-ils qu’ils se transcendaient lorsqu’ils se savaient examinés par Ramsey et par Schoen ? Je découvrais sans plaisir une tendance trop française à se créer des alibis en cas de défaite et à méconnaître les vraies raisons d’une contre-performance. »
Son bilan est ainsi fait : « En France, on est combatif un jour, et on ne l’est plus le lendemain, sous prétexte de fatigue ou de tactique. Alors que la combativité doit être toujours présente, comme un ingrédient de base du jeu. Faute d’élan, de rythme, de combativité, les Français, trop souvent, pratiquent un football démodé. Quand on fait une passe, on s’arrête, comme si le travail était achevé, au lieu de repartir et de se placer. (…) En France, on a trop longtemps préparé des arrières qui ne savent que défendre et des avants qui ne savent qu’attaquer. Je sais que les choses évoluent mais l’étranger, qui a quinze ans d’avance, travaille énormément lui aussi. (…) En dehors de l’entraînement, sur quoi pourraient porter les efforts en vue d’améliorer le football en France ? Sur la mentalité générale et sur l’exigence. »
Kovacs n’établit pas une critique générale sur le développement du football français puisqu’il félicite les progrès constants et les efforts mis en œuvre notamment à travers la création de l’INF. Il regrette simplement un manque d’organisation et de structure de l’ensemble au nom de la performance. Il juge ainsi les dirigeants comme étant « trop faibles » avec les joueurs, ces derniers d’être « protégés par leur contrat à temps et leur union syndicale » et se permet de rappeler comment un club doit être structuré : « Vingt ans d’expérience m’ont appris que tous les grands clubs reposent : sur une personnalité dirigeante, sur un entraîneur qu’elle a désigné et sur des joueurs qu’ils ont choisis ensemble. Entre ces trois éléments, une discipline stricte et une solidarité totale. » Arrigo Sacchi a livré la même définition presque mot pour mot il y a 3 semaines pour SFR Sport.
La Coupe du monde 1974 et l’évolution du jeu
Entre ses deux saisons passées avec l’équipe de France, Stefan Kovacs était au plus près de la Coupe du monde 1974 en tant qu’ »expert » pour la FIFA. Son rôle ? Analyser scrupuleusement les matchs aux côtés de quatre autres techniciens. Sa mission était de suivre les situations sur l’ensemble des phases de jeu. « Nous avons tout noté dans le moindre détail. Comment, à l’aide d’un petit dessin, chaque attaque s’élabore. Et l’histoire de chaque but : comment la balle a progressé, de quel côté, quel geste a éliminé ou déjoué l’adversaire, d’où et comment le dernier tir a été exécuté. (…) Nous avions également, toutes les dix minutes, à établir nos conclusions sur le comportement de chaque équipe. Enfin, nous devions y ajouter un jugement sur le jeu de chaque ligne (défense, milieu, attaque) et sur les joueurs. » Un chapitre de l’ouvrage bourré d’anecdotes, de rencontres et à travers lequel il livre au lecteur son opinion sur l’évolution du jeu lors d’une Coupe du monde où les Pays-Bas auront illustré à merveille le « football total » en mondovision.
Avant de livrer ses analyses, il évoque l’importance de la préparation avant une grande compétition et met en avant le programme mené par la Pologne, future troisième et révélation de la compétition. « Jamais peut-être une équipe nationale ne s’était aussi sérieusement préparée à la Coupe du monde que la Pologne en 1974. Sauf peut-être le Brésil en 1970 », juge-t-il. Pour rappel, Paul Breitner avait désigné la Pologne comme la meilleure équipe du tournoi, pas les Pays-Bas.
Puis vient le temps de son analyse en sept points de la compétition et plus largement de l’évolution du football de l’époque. On se contentera ici de nommer ces grands traits largement développés dans le livre, ainsi que sa synthèse :
» 1. Depuis la Coupe du monde 1958, qui fut le triomphe du romantisme, le football est, en quelque sorte, entré dans l’âge classique. (…) En 1974, toutes les équipes ont cherché à construire, donc à attaquer. Cependant, les grandes équipes ont toutes, maintenant, deux visages. Capables d’attaquer quand c’est nécessaire, puis de défendre quand l’intérêt le commande.
2. La maîtrise technique et la puissance physique ne font plus la différence.
3. Les défenseurs ne sont plus des « footballeurs en moins », des porteurs d’eau.
4. On ne joue plus, désormais, nulle part, sans libero.
5. Le rectangle de jeu est désormais, comme le terrain de basket, accessible à tous les joueurs qui n’hésitent pas à parcourir cinquante mètres en avant, et, aussitôt après, cinquante mètres en arrière. Le terrain de football est désormais occupé tout entier à chaque instant par chaque joueur.
6. L’intelligence de jeu des footballeurs à tendance à se développer grâce à un enseignement théorique, à des discussions avec l’entraîneur et surtout à des exercices tactiques accomplis, sur le terrain, avec opposition.
7. Toutes ces tendances conduisent peu à peu à ce fameux « football total » dont l’idée se répand de plus en plus dans le monde.
(…)
L’organisation du jeu se résume ainsi : tout le monde est offensif avec le ballon, défensif sans le ballon. Grâce à ce football total, on ne se contente pas d’exploiter les faiblesses de l’adversaire, on met en valeur son propre jeu, et on cherche à l’imposer en annihilant les forces vives du camp adverse. Ce don total de soi, ce sens des responsabilités provoquent des duels inoubliables qui sont comme des matchs dans le match. C’est la figure du football moderne. Elle a remplacé l’étalage de la virtuosité. »
En toute transparence, Kovacs révèle la raison d’ordre interne qui servit de déclic à la victoire de l’Allemagne dans le tournoi (la cohésion entre Beckenbauer et Helmut Schoen) et l’ajustement tactique que lui révéla Schoen face au Pays-Bas en finale (le marquage individuel de Berti Vogts sur Cruyff combiné au manque de pressing sur Beckenbauer). Il explique pourquoi le Brésil a été contre-performant, pourquoi Cruyff a quitté l’Ajax et énonce avec arguments les joueurs qui l’ont particulièrement marqué (Beckenbauer, Neeskens, Hoeness, Breitner, Gadocha). Que dire des confessions d’appel à l’aide du sélectionneur polonais, Kazimierz Górski, demi-finaliste sortant de la dernière Coupe du monde, au pied de son lit après deux défaites en matchs amicaux (dont une contre la France) ? Des passages uniques qu’on ne peut lire que des protagonistes de l’époque.
Son dernier chapitre « Ce que je crois » est une synthèse de son opinion sur le football français, ses espoirs et ses craintes. C’est un rappel de ses principes concernant l’entraînement, la préparation mentale, physique et beaucoup de questions trop peu abordées mais qui animent encore aujourd’hui chaque jour entraîneurs et éducateurs.
En 1975, un entraîneur émérite du football européen livre sans détours et avec richesse des indiscrétions et son opinion sur le football, sa passion. « Football Total », c’est un recueil d’anecdotes sur les coulisses du Jeu et de l’évolution du jeu. C’est un ouvrage qui revêt un caractère prophétique : Stefan Kovacs exprime des idées et une approche du jeu similaire aux plus grands entraîneurs dont nous sommes contemporains et, dans le même temps, l’entraîneur roumain met en garde le football français de son retard structurel et moral. C’est le témoignage d’un homme qui demeure sans nul doute l’un des meilleurs témoins de la crise du football français dans la décennie 70 et de l’évolution globale du jeu. Avoir eu un rôle fédéral et côtoyé les plus grands joueurs et entraîneurs de l’histoire aide un peu.