Bien avant Diego Milito, le Racing Club de Avellaneda a surtout applaudi les buts d’un gamin de la rue qui deviendra par la suite la plus grande idole du club : un certain Oreste Omar Corbatta. Entre grandeur et décadence, récit de celui qui est considéré comme étant le meilleur ailier droit de l’histoire du football argentin.
Alberdi, Mitre, San Martin, Bolivar, Belgrano, Roca, Alem … Autant d’anciens présidents et autres héros de l’histoire argentine qui ont donné leur nom à de nombreuses rues dans toutes les villes du pays. L’une d’entre elles qui borde le Cilindro de Racing dans la ville d’Avellaneda attire notre attention : la rue Corbatta. Corbatta n’est ni un homme politique, ni l’un des libérateurs de l’Amérique du Sud mais c’est un poète, un poète du football. Il est sûrement le premier d’une longue liste de personnages pittoresques du football argentin qui trouve son origine dans les potreros (terrains vagues) et quartiers pauvres et qui a terminé dans l’excès et la décadence. Une liste où l’on retrouve des légendes comme Carlovich, Houseman, Maradona ou le « Turco » Garcia.
Un gamin de la rue
Oreste Omar Corbatta est né en 1936 à Daireaux, une petite ville situé à 400 kilomètres de Buenos Aires mais il grandit à La Plata. Il perd son père rapidement et sa mère doit alors nourrir 9 enfants. C’est dans ce contexte difficile qu’« El Loco » tape ses premiers ballons dans l’un des nombreux potreros de son quartier. Le football était déjà un échappatoire à la pauvreté. Formé à l’école de la rue, il est analphabète et il en a honte. Plus tard, quand ses coéquipiers relataient ce que disaient les journaux, il regardait en l’air et se mettait à siffler. Par la suite, il trouve la parade avec une méthode qu’il mettra en pratique toute sa vie tant dans la vie quotidienne que sur les terrains de foot : le bluff. Il portait toujours en dessous de son bras, un journal. De cette manière ni les journalistes, ni ses coéquipiers ne pouvaient savoir qu’il ne savait ni lire, ni écrire. Corbatta a 14 ans quand l’Estudiantes le repère. Il se fera virer du centre de formation du club de La Plata quelques mois plus tard après avoir volé les crampons de l’un de ses coéquipiers. De retour au monde amateur, il brille sous les couleurs de Juverlandia de la petite ville de Chacosmus en ligue régionale. Son talent et sa malice arrivent aux oreilles d’un recruteur du Racing. À une époque où internet n’existait pas, les recruteurs devaient faire de nombreux kilomètres et se rendre dans des bleds paumés pour observer et superviser des futures pépites. Corbatta fait indéniablement partie de cette catégorie. L’histoire d’amour du « Loco » et du Racing débute en 1955. Lorsqu’il débarque pour la première fois aux installations de l’Academia, il n’a pas un sou et cela fait quelques jours qu’il ne s’est pas douché. Du haut de son mètre 65 et de ses 63 kilos, personne ne le prend au sérieux lorsqu’il arrive sur la pointe des pieds dans l’une des institutions les plus respectées du pays.
« Arlequin » d’Avellaneda
Il débute à 19 ans en équipe première et marque 79 buts en 195 matchs. Considéré comme le meilleur ailier droit de l’histoire du football argentin, il fut la clé de voûte de l’équipe de Racing championne en 1958. Grâce à ses dribbles et son sens du spectacle, il conquit rapidement le cœur des supporters et devient l’idole du peuple racinguista. Le 26 octobre 1958 reste la date à laquelle Corbatta est passé du statut de joueur populaire à celui de mythe. Ce jour-là, Racing reçoit Estudiantes et à l’autre bout de la planète, à Rome, le monde a les yeux figés sur le Vatican et attend le successeur du Pape Pie XII décédé quelques jours plus tôt. Corbatta drible, se débarrasse de ses rivaux pendant tout le match alors que le stade, à l’unisson, commence à chanter : « cette hinchada a des frissons, Corbatta Pie XII ».
« Arlequin », comme le surnommait son entraîneur Juan Jose Pezzuti, était une personne généreuse. Delaccha, son coéquipier et meilleur ami, avait conclu un pacte avec lui. Il lui apprenait à écrire son nom pour pouvoir signer des autographes en échange de passes décisives. Sosa, un autre de ses coéquipiers, raconte : « C’était mon anniversaire et il m’avait dit qu’il n’avait pas d’argent et qu’il ne pouvait pas me faire de cadeau, alors il m’a dit qu’il allait m’offrir deux buts au match suivant…C’est ce qu’il a fait, il m’a servi deux buts ! Je n’avais plus qu’à pousser le ballon dans les filets ». La presse époustouflée par ses prestations en tant qu’ailier droit considérait qu’il était « le garrincha argentin ». Sa légende grandit encore lors d’un match contre Chacarita. Alors qu’il était marqué ardement par les joueurs adverses, il se retourna en direction de son propre but et remonta tout le terrain pour finalement offrir le but à un coéquipier. Les anciens du Racing vous diront que ce que faisait Maradona, Corbatta le faisait bien avant.
« Los Carasucias » et la couverture de Life
« Arlequin » intègre l’équipe nationale en 1956 et gagne deux Copa América en 1957 et 1959 avec notamment une victoire 3-0 sur le Brésil de Pelé, Didi, Garrincha, etc. Corbatta avec des joueurs comme Maschio, Angelillo, Sivori et Cruz fait partie de ce que les spécialistes considèrent comme la meilleure sélection argentine de l’histoire : celle des « Carasucias ». Il est le seul à être épargné des critiques après l’élimination de la Coupe du monde 1958 en Suède. Lors des qualifications, en 1957, Corbatta marque contre le Chili son plus beau but : après avoir laissé sur place deux défenseurs, il se retrouve face au gardien. Au lieu de frapper, il attend que les deux défenseurs reviennent sur lui, les dribble à nouveau puis frappe petit filet opposé. Quelques jours après ce chef d’œuvre, la prestigieuse revue américaine Life lui dédie sa couverture. Jusqu’à aujourd’hui, aucun footballeur n’est réapparu en couverture du magazine… « Arlequin » était également un spécialiste des penaltys. Sur 72, il n’en a raté que 4. Lors d’un entrainement de l’équipe d’Argentine, Amadeo Carrizo, le mythique gardien de River Plate, le met au défi de lui arrêter 10 penaltys sur 50 tentatives ; Corbatta en marquera 49… Lors d’un match contre l’Uruguay, Pepe Sasia, le défenseur de la Celeste, fatigué de se faire balader par Corbatta, lui envoya une droite. « Arlequin », d’un air ironique, pause après le match avec un sourire et deux dents en moins.
Extravagant et imprévisible, Corbatta a été le protagoniste d’une dizaine de légendes urbaines et autres anecdotes rocambolesques qui font partie du patrimoine du football argentin. Lors d’un clasico, Racing-Independiente, pour échapper au marquage du rugueux Silveira, il se cache derrière un policier posté devant la tribune. Pendant un match contre Rosario Central, l’un des joueurs adverses humilié par Corbatta le menace : « Toi, tu partiras pas de Rosario vivant ». Sur l’action suivante, il lui met un petit pont : « C’est mieux de mourir en mettant un petit pont, non ? ». Il n’était pas rare de le voir arriver avant un match en état d’ébriété. Contre Chacarita, il débarque dans les vestiaires ivre, son entraîneur le douche et le fait jouer. Corbatta arrivait à peine à mettre ses crampons et il marque 3 buts en une demi heure. Après le match, son entraîneur déclare: « Des fois, j’ai envie de le frapper avec une barre de fer sur la tête mais quand il rentre sur le terrain, il est unique, il est différent des autres ». Avant un match contre Estudiantes, « Arlequin », après une soirée comme toujours bien arrosée, prévient : « Ne me passez pas le ballon, je ne vois rien. Je suis encore dans le coaltar ». Après une douche froide de Tita Mattiussi, Corbatta inscrit une nouvelle fois deux buts. Il répétait souvent que « le ballon doit être bien traité, c’est comme une femme. Si tu la frappes, elle part. Je ne tape pas dans le ballon, je le caresse. C’est pour cela qu’il ne veut jamais quitter mes pieds ».
La descente aux enfers
Si Corbatta a toujours triomphé sur les terrains de football, sa vie privée a été beaucoup plus chaotique. Il avait un goût prononcé pour les femmes et était un homme de la nuit. Il tombe amoureux d’une prostitué puis se marie avec en 1959 et lui offre une maison dans la localité de Banfield. En rentrant d’une tournée à l’étranger, il se rend compte que sa femme est partie avec toutes ses économies et avec la plupart des meubles. Il s’est remarié trois fois mais ses quatre mariages furent un échec. En 1963, il est transféré pour la somme de 12 millions de pesos (une somme conséquente pour l’époque) à Boca Juniors mais ce n’était plus l’extraordinaire joueur qu’il a été à Racing. Son alcoolisme s’accentue au fil des années. Lors d’une tournée en Europe, le club avait demandé à son voisin de chambre, Carmelo Simeone, de surveiller les écarts de « Arlequin ». En vain… Corbatta cachait ses bouteilles de bière en dessous de son lit et buvait lorsque Simeone dormait. Son passage au club de La Ribera ne sera pas un franc succès. Son corps, avec le temps, avait de plus en plus du mal à supporter ses excès d’alcool. En 1965, il quitte l’Argentine pour la Colombie et s’engage pour l’Independiente Medellin. Il vient de signer son arrêt de mort. Abandonné par sa femme, il dépense sans compter en soirée et investi mal son argent. À son retour en Argentine, déprimé et ruiné, il se brade dans des clubs de seconde zone comme San Telmo ou Tiro Federal pour survivre. Il se retire du football pauvre et sans-abri. Il retrouve peut-être la seule chose qui ne l’a jamais abandonné, celle qui l’a vu grandir : la rue. Tel un chien errant, il dort entre des cartons au milieu des bouteilles qu’il a consommé. Des millions qu’il avait gagnés à Racing et à Boca, il ne lui restait plus rien.
Selon lui, il n’a jamais rien gardé, il a beaucoup donné à n’importe qui. Lorsque Racing prend connaissance de sa situation, le club décide de lui payer un salaire digne, équivalent au versement mensuel de 100 socios et une chambre d’hôtel. Son état ne s’arrange pas, il est constamment en état d’ivresse et mendie en échange d’une anecdote ou du déroulement d’un but. Alerté par la cirrhose de l’ailier droit, le président du Racing décide de lui offrir une chambre à l’intérieur du stade pour pouvoir contrôler et freiner son alcoolisme. Là-bas, Corbatta dormait toute la journée et se levait uniquement pour assister au match de l‘Academia. Sa deuxième maison était la chambre 129 de l’hôpital Fiorito où il jouait le match le plus important de sa vie : celui contre un cancer du larynx. C’est dans cette chambre d’hôpital qu’il voit le sacre de son club de toujours en Supercopa de 1988 à Belo Horizonte. Il confiera : « J’aurais aimé être là-bas avec ces gamins, j’ai perdu la dernière chose que je voulais faire ». Le « Garrincha argentin » est mort comme le Brésilien en 1991 à l’âge de 55 ans. Le jour de sa mort, Maradona lui rendra hommage avec ces mots : « J’aurais aimé voir jouer Corbatta, parler avec lui et boire un bon vin. C’était notre Garrincha, c’est pas rien ».
Corbatta n’est pas un simple nom sur un panneau dans une ruelle qui borde le stade qui l’a adulé et adoré, c’est l’étendard de l’un des plus grands clubs du pays. Ironie du sort, l’autre rue qui croise le pasaje Corbatta au coin du stade s’appelle la rue Mozart, un autre artiste, comme l’était « Arlequin ».