Le politologue Loïc Tregoures est l’auteur d’un ouvrage sur les tribunes durant la période du « chaos yougoslave », évoqué en détail via le prisme du foot. Et c’est pas simple. Après le régime communiste mené par Tito qui tendait à rassembler les peuples sous une Yougoslavie unifiée malgré leurs disparités, les mouvements nationalistes émergent et arborent leur identité propre, exaltant leurs différences. Dans une zone où les frontières des États ne recoupent pas celles des nations, ces caractéristiques se définissent parfois violemment et en reniant l’autre. Le stade de foot est un lieu où s’exprime le rejet de la Yougoslavie : le discours nationaliste y est relayé et amplifié. Les tribunes arborent leur identité jusque-là reléguée au second plan, avec leur langue, leurs codes et cultures propres. On croise notamment les groupes de supporters du Dinamo Zagreb, de l’Etoile Rouge de Belgrade, du FK Sarajevo, du Velez Mostar. Rencontre avec Loïc Tregoures, auteur d’un ouvrage fondamental sur les tribunes, tant sur le plan géopolitique que social.
Pourriez-vous raconter vos différentes expériences au stade durant le terrain de votre travail de thèse, qui a ensuite été publiée en livre ?
Pendant plusieurs années (2011-2015 environ), j’ai réussi à faire au moins un derby de Belgrade, puis un Hajduk-Dinamo par an. Je suis pas mal allé à Belgrade, Maksimir, mais aussi Mostar, Sarajevo, Smederevo, Tuzla, Prijedor et un peu au Kosovo. Sans oublier les matchs des équipes nationales, j’ai fait plusieurs fois la Bosnie à Zenica, les deux Serbie-Croatie de 2013 notamment.
Des expériences différentes qui permettaient de capter des moments forts sur le plan politique, sur le plan de la rivalité de tribunes, de l’expérience sensible de la tribune. Faire un derby dans la tribune avec les Delije (Etoile rouge de Belgrade) ou les Grobari (Partizan Belgrade), ce n’est pas pareil que de la faire en latéral. Ce qu’on voit, ce qu’on vit, n’a rien à voir. J’ai deux beaux souvenirs personnels. Le premier est un derby de Belgrade en tribune nord avec un sous-groupe de Delije qui avait traversé le pays pour venir au match, j’avais fait le trajet en car avec eux. Victoire de Zvezda 3-2 après plusieurs derbies sans victoire. On voit comment les groupes se placent, comment ils positionnent leur bâche, qui lance les chants etc. Et quelle ambiance de dingue au moment du 3e but. Le second souvenir est un Hajduk (Hajduk Split) – Dinamo (Dinamo Zagreb) à Split sous un beau soleil de début septembre. Avec un doublé du jeune (à l’époque) Pasalic. J’étais au beau milieu de la Torcida (Hajduk Split). Là aussi grosse ambiance. On vit, on donne le change niveau chant et gestuelle, en n’oubliant pas de garder les yeux et les oreilles ouverts parce que le chercheur n’est jamais loin !
Les « petits » matchs, c’est aussi bien pour s’imprégner de quelque chose de différent. Voir 50 ultras au lieu de 500 ou 5000, c’est intéressant quand on fait de la sociologie des pratiques supporters, quel que soit le terrain.
« Il y a un refus de considérer ce type d’expression comme un positionnement politique, puisque le « patriotisme » est supposé être naturel »
Vous évoquez principalement les groupes de supporters des clubs de Zagreb et de Belgrade. Les plus gros clubs sont en quelque sorte, à l’aube des années 90 et du déclenchement de la guerre, les symboles de la « croacité » pour le Dinamo Zagreb, et de la « serbité » pour l’Etoile Rouge de Belgrade. Est-ce qu’il existait des petits groupes de supporters qui auraient échappé à cette fuite en avant vers le nationalisme en Croatie et en Serbie, ou suivaient-ils tous, unanimement, cette vague nationaliste ?
Il y a des subtilités. Par exemple, j’ai revu une vidéo récente de Čume, un leader historique des Grobari. On l’interroge vers 1989-1990, il dit que dans la tribune du Partizan (Belgrade), il y a des Bosniaques, des Albanais etc. Ce qui est vrai, parce que la tribune du Partizan s’est serbisée plus tard. On interroge en face un supporter de l’Etoile Rouge. Il a une veste de confédéré, une barbe de tchetnik (nationalistes royalistes serbes pendant la seconde guerre mondiale), et revendique la serbité de Zvezda (l’Etoile rouge de Belgrade). Mais plus on avance, et plus il est difficile d’aller en sens contraire pour ceux qui l’auraient voulu. Ce qui ne veut pas dire que tous les supporters étaient par eux-mêmes de dangereux nationalistes, mais la couleur de la tribune ne faisait pas de doute. A ceci près qu’hier comme aujourd’hui, il y a un refus de considérer ce type d’expression comme un positionnement politique, puisque le « patriotisme » est supposé être naturel.
Les groupes de Bosnie, notamment ceux de Sarajevo, étaient encore pour une unification de la Yougoslavie et ne prônaient pas le même discours séparatiste et nationaliste. Y avait-il d’autres possibilités qu’être communistes ou nationalistes à ce moment-là ?
Je ne sais pas si on peut les qualifier de communistes pour autant. Non nationalistes, pour la Yougoslavie. Attention, en 1990, par exemple au moment de la Coupe du monde, la dislocation de la Yougoslavie est encore un impensé pour beaucoup de monde. De toute façon, les groupes de Bosnie pouvaient difficilement porter une autre position. D’une part parce que les clubs au passé nationaliste comme le Zrinjski Mostar étaient encore interdits, et d’autre part, parce que les tribunes des principaux clubs, y compris celui de Banja Luka, n’étaient pas dans cette logique.
Vous évoquez Sarajevo comme ville cosmopolite, « symbole de métissage et de tolérance », qui était plus encline à soutenir la Yougoslavie comme terre pour tous. Les groupes de supporters viennent supporter l’équipe de Yougoslavie, « équipe zombie », en 1990. Les groupes Horde Zla, Maniacs, Red Army 81, les Vultures se sont-ils prononcés sur les événements ? Y a-t-il des exemples de refus du nationalisme, même durant cette période ?
Je n’ai pas d’exemple précis en tête, mais ces groupes sont à l’évidence dans une logique qui n’est pas du tout nationaliste. Cela dit, il faut bien voir que numériquement, et dans la période considérée, ce sont les discours opposés qui sont les plus porteurs, à travers les plus grands clubs, c’est-à-dire l’Etoile Rouge, le Dinamo Zagreb, le Hajduk Split.
Il existe un peu partout dans le monde un réseau de groupes de supporters « antiracistes » qui ont des affinités avec l’extrême gauche. Dans quelle mesure les groupes de supporters des Balkans échappent à cette réalité ?
Disons que ce n’est pas très répandu !
Les White Angels Zagreb du NK Zagreb s’inscrivent-ils dans cette démarche ?
Oui, mais ils sont 20 ! Leur démarche de création de club dans les petites divisions locales est intéressante, après avoir acté qu’ils ne réussiraient pas à faire bouger les lignes du NK Zagreb. La Red Army du Velez Mostar est aussi dans le refus du nationalisme. Je ne sais pas si « antiracisme » est le mot qui convienne pour eux. Les White Angels embrassent plus large en quelque sorte, avec des problématiques autour des réfugiés, des droits LGBT, et du racisme.
« De(s) jeunes conscrits Serbes ont préféré partir plutôt que d’être enrôlés dans l’armée pour aller faire une guerre qu’ils désapprouvaient »
C’est très intéressant de voir votre analyse des tifos, entièrement emprunts de nationalisme. Les drapeaux déjà, symbole le plus évident, mais aussi les banderoles aux discours guerriers, les chants, jusqu’à la langue utilisée et l’alphabet revendiquant une origine, une identité. Était-ce l’unique discours à ce moment-là ? Vous montrez que le nationalisme continue après l’indépendance des États, notamment dans certains clubs plus petits.
Dans cette période de montée des tensions, ce type de discours dépassait de loin les stades. Il s’agissait pour tout le monde de se positionner, de subir cette injonction. C’est pour ça que tant de jeunes conscrits Serbes ont préféré partir plutôt que d’être enrôlés dans l’armée pour aller faire une guerre qu’ils désapprouvaient. Il ne faut jamais perdre de vue la dynamique fondamentale de ce conflit, à savoir un modèle de transition différent du reste de l’Europe orientale, dans lequel les entrepreneurs politiques ont fait le calcul que la guerre via la propagande nationaliste serait une meilleure option dans la conquête puis la conservation du pouvoir. Cela ne retire rien à ce qui a pu se produire par le bas, mais c’est la guerre qui a créé la haine, pas l’inverse. Si on oublie ça, on accepte le narratif de l’homo balcanicus ahistorique. Ce qui pourrait bien à nouveau nous jouer des tours en Bosnie. Et la raison pour laquelle ces discours sont toujours aussi répandus est que ce sont toujours les mêmes au pouvoir trente ans après, et que ce sont ces discours qui sont les plus porteurs politiquement. Il suffit de voir ce qu’on enseigne dans les livres d’histoire.
Les supporters ont été en première ligne pour s’engager dans l’armée et défendre l’Indépendance. Vous dites qu’ils partent faire la guerre avec l’écusson de leur club car ils n’ont pas encore les équipements… Des stades ont été totalement détruits par la guerre, un stade devient même cimetière. Le paysage des supporters a-t-il été profondément modifié ? Il y a dû avoir un gros moment de flottement, notamment avec les championnats déconstruits et les nouveaux championnats en construction.
A vrai dire, on retrouve assez vite en Croatie une rivalité Dinamo-Hajduk qui prend de l’ampleur, y compris pendant la guerre. En Serbie avec les sanctions, on multiplie les derbies, le public est là. En Bosnie c’est différent, bien entendu. A Mostar, le club croate renaît, certains supporters du Velez passent au Zrinjski. A Banja Luka, la tribune se serbise autant que la ville elle-même, qui est « nettoyée » de ses habitants non-Serbes alors même qu’il n’y a jamais eu de combats là-bas. Banja Luka est la quintessence du projet fasciste serbe de nettoyage ethnique, et rappelle à tous les simples d’esprit que ce nettoyage ethnique était l’objectif de la guerre, et non pas une conséquence malheureuse de celle-ci.
Comment l’équipe nationale de Croatie a-t-elle pu attirer tant de sympathie ? Vous rappelez l’origine de son maillot à damier, aux références fascistes.
Attention, le damier est plus ancien que la période oustachi (période fasciste croate, 1941-1945). Elle a attiré la sympathie parce que globalement, la Croatie a été vue comme victime de ce conflit, ce qui est partiellement vrai, et qu’on a trouvé formidable cette très jeune nation capable d’aligner d’aussi nombreux et grands joueurs, qui jouent avec le cœur, avec ce maillot si caractéristique. Et puis les résultats immédiats ont joué en leur faveur. Vu de France, la Croatie qui met 3-0 à l’Allemagne, ça rend sympathique. Il y avait un côté petit poucet, tout le monde aime bien les histoires d’outsiders, de David contre Goliath.
Aujourd’hui, que reste-t-il de ce nationalisme en tribune ?
C’est ce que j’appelle « la grammaire des tribunes ». C’est un langage que tout le monde comprend, qui sert à provoquer l’autre. On le réactive à chaque fois que l’occasion se présente. Cela combine à la fois le folklore ultra des provocations, et l’histoire spécifique de la guerre qui fait que ces provocations vont tourner à l’apologie de crimes de guerre et de génocide. Le problème principal est que ces actes ne sont pas si éloignés des narratifs officiels. Quand tous les ultras croates rendent hommage à Slobodan Praljak qui s’est suicidé à La Haye au moment de son verdict, il ne faut pas oublier qu’un hommage officiel lui a été rendu par les plus hautes autorités de l’Etat croate, alors même que le jugement le condamnait lui et ses complices à des crimes de guerre en Herzégovine, en soulignant le rôle de la Croatie dans le soutien qu’elle leur avait apporté. Vous avez donc un Etat membre de l’UE et de l’OTAN, qui balaie un verdict du TPIY et se recueille pour un criminel de guerre. On ne peut pas disserter sur le nationalisme plus ou moins exacerbé des tribunes en ex Yougoslavie si l’on n’a pas ça à l’esprit.
Dans sa bibliothèque :
Loïc Tregoures, Le football dans le chaos yougoslave, Non-Lieu, 2019, 197 p., 15 euros.
Un grand merci à Loïc Tregoures.