Cela fait maintenant presque deux mois que Daniel Bazán Vera a été nommé au poste d’entraîneur de Tristán Suárez un petit club de la banlieue de Buenos Aires, à deux pas de l’aéroport d’Ezeiza, militant en troisième division argentine. Si ce nom ne vous dit peut-être rien, en Argentine, c’est une véritable légende. Et pourtant, il n’a jamais évolué en première division.
Ascenso, traduction littérale : montée, promotion. Dans le jargon footballistique argentin, le fameux ascenso représente les divisions inférieures. Si la Primera est le côté pile du football argentin, el ascenso est son côté face. El ascenso, ce sont les terrains boueux de la banlieue de Buenos Aires, les joueurs payés avec trois mois de retard. C’est le taulard qui a la permission de jouer le week-end à Mar Del Plata (station balnéaire prisée des touristes à 400 kilomètres au sud de la capitale). Ce sont ces clubs qui ne peuvent pas se permettre de perdre des ballons à l’entraînement sous peine de ne plus en avoir. Ce sont les ventres remplis de bières, les corps tatoués, les cheveux longs comme Juan Pablo Sorín. Ce sont les rivalités de quartier. C’est l’humidité d’un match à Chaco, les supporters qui débarquent au stade en carriole à Tucumán ou une enceinte remplie de 60.000 places à Córdoba. Ce sont des tags tels : « Ituzaingo (D5), c’est comme le sida, tu l’as dans le sang », « alcool, drogue et Nueva Chicago (D2), un cocktail de passion », ou encore : « Atlanta (D3), je t’aime plus que mon sexe ». Ce sont les affrontements avec la police, les centres commerciaux saccagés à Saavedra (nord de Buenos Aires), les pom-pom girls en string à l’entrée des joueurs à Isidro Casanova (Almirante Brown, D3), les chiens qui dorment sur le bord du terrain, les tacles à la gorge et les petits ponts improbables. Bref, c’est le football vrai, celui qu’on aime. Si la première division a ses héros, el ascenso en a également et nul doute que Bazán Vera en est son plus fidèle représentant.
Almirante Brown et record en deuxième division
Daniel « el indio » (l’Indien) Bazán Vera est né dans la province de Corrientes au nord-ouest du pays mais il a grandi à Villa Palito, un bidonville de San Justo en banlieue ouest de Buenos Aires. Son enfance est celle de nombreux gamins des villas, ces favelas argentines : un père absent et une mère qui peine à nourrir ses 11 enfants. « Il y avait des choses que l’on ne pouvait pas faire ; j’ai toujours voulu aller à l’école avec mon frère aîné Oscar, mais il n’y avait pas de chaussures pour tous les deux alors lui allait le matin, revenait et me passait ses chaussures pour que j’y aille l’après-midi. J’ai tellement mangé de pâtes dans mon enfance que depuis que j’ai les moyens de manger autre chose, je n’en mange plus. Pendant les mises au vert, les pâtes du midi, je ne les mangeais pas », confiera-t-il au journal Perfil.
À Villa Palito, le patron, ce n’est ni Boca, ni River, c’est Almirante Brown, le club de la ville voisine d’Isidro Casanova et l’un des clubs phares de la banlieue ouest de la capitale. C’est donc tout naturellement que le jeune Daniel se rend au stade de La Fragata le week-end. À 16 ans, il commence à jouer au centre de formation d’Almirante Brown un peu par hasard. Il accompagne ses amis du club de son quartier à des détections et le seul qui est retenu, c’est lui. Almirante le sort de son bidonville l’espace de quelque temps, lui propose de vivre au centre de formation du club. C’est là-bas que Bazan Vera hérite du surnom de « l’Indien » à cause de son physique et de ses cheveux longs. Il débute avec un but dans le clasico contre les voisins du club de Nueva Chicago. Attaquant puissant et doté d’un formidable jeu de tête, il écumera par la suite une dizaine de clubs de l’ascenso : Olimpo, Defensa y Justicia, Temperley, Atlanta, Unión de Santa Fe, Almagro, Atlético Rafaela, Gimnasia y Tiro et Tristán Suárez. Avec 288 buts à son compteur en Argentine, la moitié à Almirante Brown, il est sans conteste l’un des plus grands buteurs de l’histoire du foot argentin. Il égale même le record de 36 buts sur une saison en deuxième division jusque-là détenu par Toti Iglesias.
Alors pourquoi ce prolifique buteur n’a-t-il jamais goûté aux joies de l’élite ? Réponse de l’intéressé : « Il faut être honnête deux minutes. Si un club de première division me paye un peso et le club de troisième division m’en donne trois, je vais à celui de troisième division. On est en Argentine, pas en Angleterre, la carrière d’un footballeur est courte. Je connais des joueurs qui ont joué en première division et qui n’ont plus rien aujourd’hui. » Son nom est même cité du côté de River lors du passage du géant argentin en deuxième division. Ses performances l’emmènent jusqu’au championnat finlandais, au club de l’Inter Turku. « Je venais d’une mauvaise expérience de 5 mois à Zurich. En 24 heures, je suis passé des rues suisses aux ruelles de mon quartier de Villa Palito. Mon frère m’a dit : ‘Tu vois, tu viens de la meilleure ville du monde et regarde où tu es maintenant. Les opportunités, il faut savoir les saisir’. Deux jours plus tard, on m’a appelé pour aller jouer en Finlande, j’ai pris mon sac, je suis parti. Quatre escales pour arriver là-bas : Rio, Madrid, Barcelone, Helsinki. Ce jour-là, la ligne 154 de bus qui fait le tour de la banlieue ouest ne m’a jamais autant manqué. Il n’y avait que des blonds, j’étais la mouche au milieu d’un bol de lait. »
Maradona, cumbia et tribunes
Si Bazán Vera est un exceptionnel joueur, c’est également un sacré caractère et un personnage atypique. C’est aussi ça qui fait de lui une légende urbaine. Lors d’une interview d’après-match lors de la montée en deuxième division de son cher Almirante Brown, il n’hésite pas à charrier les supporters des clubs rivaux au beau milieu d’un hommage à sa maman décédée quelques mois plus tôt avec ces mots qui resteront dans l’histoire des clubs de la banlieue ouest : « Toma Moron, Toma Chicago para vos papi ». Traduire : « Prends ça Moron, prend ça Chicago, c’est pour vous ». Le quartier et Almirante, toujours.
Lors d’un match à Santa Fe, avec Union, il débarque sur le terrain avec un tee shirt de Supermerk2, un groupe de Cumbia villera faisant l’apologie de la drogue, du sexe facile et de l’abus d’alcool et qui fait danser toute la jeunesse argentine à l’époque. Toujours à Santa Fe, lorsqu’il est suspendu ou blessé, on le voit sur les paravalanches avec la barra brava locale.
Une réputation qui lui a valu parfois quelques ennuis comme cette fois où lui et six autres joueurs d‘Almirante Brown sont arrêtés à Chaco pour désordre sur la voie publique en état d’ébriété.
« À la base, ils nous avaient accusé d’avoir volé une moto. Comme si on allait voler une moto alors qu’on était venu jouer un match ! Quand ils ont su que j’étais de Corrientes, ils nous ont tous embarqués. Il y a une rivalité entre les provinces de Chaco et Corrientes. On a du retourner là-bas pour témoigner, on a dû payer plein d’avocats, un beau bordel ».
Un autre jour à la fin d’un clasico de la province de Santa Fe entre Union et Ben Hur de Rafaela en deuxième division, il reçoit un sceau rempli d’urine. Après avoir identifié l’auteur de l’agression, il le couche d’une droite sans avoir vu l’inscription sur son blouson : « police ». Ce soir-là, Bazán Vera sort dans le coffre de la voiture de l’un des dirigeants du club après avoir vu la moitié de la police de la ville de Rafaela qui l’attendait à la sortie du stade. À Gimnasia de Salta, il se bat avec son gardien dans les couloirs du stade après le match. L’Indien a réussi son passage dans la majorité des clubs où il a évolué sauf un : Atlanta. Le club de Villa Crespo avait monté une « dream team » avec les meilleurs joueurs de la troisième division. La formule ne marche pas, l’équipe ne gagne pas et lors d’une énième défaite, Atlanta reçoit la traditionnelle visite de la barra brava pendant un entraînement. La cible principale des insultes est Bazán Vera, l’un des salaires les plus chers du club. La suite, il la raconte à Arroban, une émission online dédiée au football argentin : « On faisait des tours de terrain et chaque fois que je passais derrière les buts, ils me traitaient de fils de pute (sic), qu’ils aillaient me tuer. Un moment, je me suis fatigué et je leur ai dit que s’ils vont me tuer, qu’ils viennent dans les vestiaires et je les prends un par un. Ils n’ont pas sourcillé et sont tous rentrés dans le vestiaire à la fin de l’entraînement. J’en ai pris plein la figure. Après chaque fois que je jouais contre eux, ils me dédiaient des chansons. Une fois, on a joué contre eux avec Almirante, j’étais avec la barra du club, ils sont pas venus. Je les attends toujours. »
Almirante Brown est un club rongé par la violence de ses supporters divisés entre plusieurs groupes et l’Indien a partagé une relation parfois controversée avec eux. Il a été accusé de se servir de l’un des groupes de la barra du club pour devenir président . « Un jour, on m’a dénoncé parce que soi-disant j’avais créé la Banda Mostro et ensuite Los Dengues. Ça fait 20 ans qu’ils se foutent sur la gueule, qu’ils arrêtent un peu. Les deux dernières années que j’étais à Almirante, il n’y a pas eu un seul problème de violence. À Chacarita, ils se sont tirés dessus toute l’année, à Chicago, ils se sont même entretués dans un hôpital. Ici, on est les seuls à jouer à huis clos. »
Si vous avez la chance de vous balader dans la banlieue de Buenos Aires, vous verrez sûrement des maillots, des porte-clés ou des figurines à son effigie. Le traitement médiatique à son égard a considérablement changé lorsque Diego Maradona himself a fait l’éloge du buteur : « Partout où il a joué, il a marqué beaucoup de buts. Et les buts ça vaut des millions, ce n’est pas facile. Un gardien, ça peut être un très bon gardien mais tu le vends combien ? 2 pesos 50. Un bon défenseur latéral, tu le vend 30 mais les buteurs, ils valent des millions. Et aujourd’hui, des gars comme lui qui marquent tout le temps, il n’y en a plus… »
Bazán Vera définit Diego avec ces mots : « Diego est un ami. La première fois que j’ai joué un petit match avec lui, le premier ballon qu’il m’a donné, je voulais partir avec sous le bras. Maradona il te faisait une passe de 50 mètres et le ballon ne faisait pas de bruit. Je n’ai jamais vu ça, un truc de malade. »
L’Indien, personnage vrai adoré par beaucoup, détesté par certains, est synonyme de but dans un football qui se nourrit de personnages populaires et charismatiques. Une légende qui s’est construite loin des projecteurs de la première division.
Chouette ce site, chouette ces anecdotes, je ne connaissais pas et ajoute dans mes favoris. Au plaisir de lire ces articles de fond sur l’Argentine.