Il y a des équipes qui marquent leur époque, et d’autres qui le font en marquant l’évolution du jeu. C’est le cas de l’Ajax de Louis van Gaal qui, à travers la qualité technique et l’intelligence cognitive, a su représenter au mieux l’inviolable philosophie de l’Ajax dans les années 1990. De l’importance de l’institution, à la redéfinition du jeu, au staff, en passant par la formation, rentrons au cœur de l’Ajax de l’époque. Après l’analyse tactique de la campagne 1995, découvrez notre première partie consacrée à une brève présentation des principes de jeu exhortés par LVG.
Saison 1976-1977, l’Ajax remporte l’Eredivisie mais le jeu de Tomislav Ivić, basé sur des principes défensifs, aura raison du départ prématuré de l’entraîneur croate. C’est qu’il est difficile d’être entraîneur de l’Ajax. Gagner des titres chaque année n’est pas l’aboutissement, l’ADN du club vous demande de prendre des risques continument et de ne rien accepter si ce n’est le meilleur dans l’expression collective. Les coachs, quels qu’ils soient, doivent respecter la coutume chaque année. Et ils sont quatre à l’avoir incarné de la plus belle manière : Rinus Michels, Stefan Kovacs, Johan Cruyff et Louis van Gaal.
Mais c’est sous l’ère Louis van Gaal que le club connut le plus de succès. En 1988, l’ancien joueur du cru devient coordinateur des équipes de jeunes avant de prendre par intérim (en tant qu’assistant) les rênes de l’équipe professionnelle aux côtés d’Antoine Kohn suite au départ de Kurt Lindner. Le board de l’Ajax juge qu’il est trop tôt pour donner à van Gaal les clés de l’équipe première et décide alors de nommer Leo Beenhakker entraîneur (avec van Gaal comme adjoint), lequel remporte le championnat avant de s’envoler la saison suivante pour signer un juteux contrat en faveur du Real Madrid.
29 septembre 1991, l’Ajax donne une seconde chance à Louis van Gaal de faire ses preuves. Et ce dernier changera la face du club à jamais. Il demandera à Jan Wouters (Bayern Munich), Bryan Roy (Foggia, vite remplacé par Marc Overmars), Wim Jonk et Dennis Bergkamp de quitter le club (tous deux iront à l’Inter) ; arriveront Frank Rijkaard (de retour en 1993) et les deux pépites nigérianes, Finidi George et Nwankwo Kanu pour amener de l’expérience, de la taille et de la vitesse au jeu. Le jeune entraîneur subira critiques et quolibets, qu’importe, l’Ajax de van Gaal est né. Celui qui, à travers un football merveilleux, gagnera 11 trophées en 6 ans parmi lesquels la C1, la C3, la Coupe intercontinentale et le championnat des Pays-Bas (3).
Les bases de la philosophie van Gaal
« Peu d’équipes, parmi toutes celles que j’ai pu voir jouer, m’ont autant séduit que l’Ajax de van Gaal. La facilité à créer le jeu de derrière, la rapidité des joueurs de côtés et leur façon de se passer le ballon. Dans les pieds à travers les espaces. Cet Ajax pouvait résoudre de manière totalement fantastique tous les « un-contre-un » qui peuvent exister dans un match. En attaque comme en défense. Ils assumaient tous les risques qu’une équipe peut prendre. Cet Ajax avait quelque-chose qui m’étonnait, qui m’ébahissait, qui m’émerveillait. La discipline du positionnement. La possession de balle comme idée de base. Le jeu en appuis constants. Les mouvements à deux touches… Et ils faisaient tout ça d’une manière aussi simple que sublime. Ils étaient capables de faire à la perfection ce que je crois qu’une équipe de football doit toujours faire. L’Ajax de van Gaal donnait des leçons de football à ceux qui connaissaient parfaitement le jeu […] », Pep Guardiola (Mi gente, Mi Futbol)
Pas étonnant que l’Ajax de van Gaal soit l’équipe référence de Guardiola. Son idée de jeu est une réminiscence de celle de son ancien coach du Barça : marquage individuel agressif, obsession pour la circulation du ballon et mouvement constant.
La philosophie van Gaal repose sur 3 piliers : l’intégration des concepts (de jeu et de vie), la discipline, et le poids de l’institution. Les ingrédients idoines pour la naissance d’un groupe. « Se préparer tactiquement est essentiel. Chaque joueur doit savoir ce qu’il doit faire, et c’est pourquoi il y a besoin d’une compréhension mutuelle parce que vous avez besoin d’une discipline absolue. Les 11 joueurs doivent jouer comme une équipe. Chacun doit savoir qui battre (au duel) et où se placer pour aider son coéquipier. […] Depuis le début, mon objectif pour l’équipe elle-même, pour qu’elle puisse faire face à n’importe qu’elle menace était de former une équipe disciplinée. J’ai accompli cet objectif dès ma première saison. Je n’avais pas besoin de leur demander de rester après les entraînements c’était devenu une habitude en soi. […] La discipline et la communication continue avec l’autre est inévitablement menée par l’esprit d’équipe. Le concept est que nous devons vendre un produit, et ce produit, c’est un football d’attaque, un football attractif. Le meilleur système pour ça, c’est le 3-4-3 parce que les joueurs et le staff soutiennent la chose complètement. Nous nous mettons d’accord ensemble et après, nous faisons les choses ensemble. C’est comme cela que l’on travaille à l’Ajax, et cela est clairement reconnu. »
Une identité institutionnelle à laquelle van Gaal tient particulièrement. « Je vois certains parallèles entre ma vision et celle de Capello. Il parle du sentiment du ‘nous’ au Milan, et de comment des joueurs tels que Costacurta et Maldini devaient, grâce à la politique de jeunes du club, se considérer entre eux comme les gardiens de la culture du club. Capello faisait référence à Savicevic : même ce grand joueur a eu besoin de deux ans pour s’ajuster à la culture du Milan. C’est aussi comme ça que ça se passe à l’Ajax. Les joueurs qui ont été formés au club et qui sont maintenant en équipe première, doivent agir comme les gardiens du style Ajax. »
Un « style » qui repose sur le jeu. À travers le temps, van Gaal a montré sa flexibilité. Son approche à l’AZ Alkmaar était différente de celle présentée à l’Ajax ou à Barcelone, que dire de sa gestion du dernier Mondial, où l’Amstellodamois mit de côté le traditionnel 4-3-3 néerlandais pour adopter un 5-3-2 (ou 3-5-2) inédit, avant de changer sans cesse de système et d’intention de jeu pendant le tournoi ? Déjà avec l’Ajax, son approche pouvait varier en fonction de l’adversaire : demander un strict marquage individuel comme adopter une défense en zone. Reste qu’à Amsterdam, un fil conducteur restait immuable : « Je demande toujours aux défenseurs qui doivent sortir sur leurs adversaires directs d’agir comme des ‘tueurs’. C’est une indication sur ce que j’attends d’eux. »
Ce qui est également immuable, c’est le jeu proactif, exprimé à travers la possession et la circulation du ballon. Deux composantes qui ont le grand avantage de forcer l’adversaire à courir après le ballon et de permettre aux joueurs de l’Ajax de dépenser beaucoup moins d’énergie par l’intégration des mouvements (et la multiplicité de triangles sur le terrain). « Beaucoup de coachs dévouent leur temps à se demander si leurs joueurs seront capables de courir longtemps durant le match. Or, l’Ajax entraîne ses joueurs à courir le moins possible sur le terrain. C’est pourquoi les jeux sur le positionnement sont capitaux lors des entraînements. Cela requiert une excellente technique de passe, une capacité à garder le ballon quand on fait le jeu, le ballon doit être donné à la bonne vitesse, etc. Des détails importants qui ne peuvent être maîtrisés que par la répétition constante lors des entraînements et une concentration optimale en match. Lothar Matthäus l’a dit après le match de Vienne (finale de la C1 en 1995) : ‘L’Ajax m’a impressionné avant tout par leur parfait jeu de passe, le fait que tous les joueurs soient à l’aise avec le ballon, leur technique parfaite.’ »
Il faut dire que l’Ajax a l’habitude de construire depuis l’arrière où le gardien n’use que très rarement du jeu long. Il va davantage jouer avec un des défenseurs pour ressortir proprement, et ensuite, toute l’équipe bouge de manière coordonnée. Un joueur décroche ? Un autre fera l’appel contraire, en profondeur. Aussi, à vouloir évoluer vite et haut dans la partie de terrain adverse, l’équipe est souvent vouée à jouer dans un petit périmètre. L’espace étant restreint, les milieux de terrain excentrés multiplient les appels à l’instar des ailiers qui utilisent la largeur. Le but ? Favoriser, créer les espaces, multiplier les lignes de passe pour la naissance de combinaisons, de longs ballons ou de renversements. L’attaquant doit être capable d’exploiter les espaces créés et les milieux sont amenés à soutenir l’attaquant et leur ailier respectif pour favoriser le surnombre. Car dans le système de van Gaal, pour la fluidité du jeu, la prime est donnée au renversement de jeu et à la verticalité aussi vite que possible.
Position et animation : « Le n°4 est le nouveau playmaker »
Au sein du onze, chaque joueur a une mission. L’équipe évolue en 3-4-3 et chaque position est liée à un numéro de maillot. Un numéro associé à différentes tâches de bases avec lesquelles le joueur doit s’accorder aussi bien en phase de possession que lorsque l’adversaire a le ballon. Les équipes de jeunes jouent de la même manière, avec les mêmes prérogatives. Il faut garantir au plus tôt la continuité prônée.
Défense
Les défenseurs excentrés (le n°2 et le n°5) ont pour consigne d’être disciplinés et de jouer simple. Si aucune solution courte n’est trouvée, deux solutions : transmettre à van der Sar ou jouer long.
Le principal changement de van Gaal dans le secteur défensif concerne l’axe de la défense. Van Gaal ne sélectionne pas de simples défenseurs. « Dans le football moderne, les joueurs au milieu du back 4 – les numéro 3 et 4 – deviennent réellement des playmakers. Le n°4 est le nouveau playmaker. C’est pourquoi Blind et Rijkaard étaient si important pour l’Ajax. Le numéro 10, derrière les attaquants, ne peut certainement pas être appelé comme un playmaker, parce que l’espace dans lequel il évolue est trop réduit. Les défenseurs et les milieux défensifs sont devenus plus durs et plus rapides que par le passé. […] Le numéro 10 à l’Ajax, c’est Litmanen. Il doit donner l’exemple en sortant au pressing sur son adversaire. Comparez-le avec le n°10 d’il y a 10 ans ! Aujourd’hui, les playmakers doivent se trouver dans l’axe de la défense. Cela signifie bien sûr que tu ne peux plus défendre comme avant. Tu dois, techniquement et tactiquement, avoir des joueurs doués comme Blind et Rijkaard. »
Si le n°3 est à la première relance, c’est le n°4 qui fait le liant milieu-attaque, qui signale (avec le n°3) quand le pressing doit se déclencher, qui garde un œil sur la disposition des lignes, la distance entre elles en se référant à la colonne vertébrale [3, 4, 10, 9], et qui donne les directives en conséquence. Cette position requiert beaucoup plus que des qualités défensives, il s’agit d’un véritable rôle. Il doit avoir les mêmes qualités que ses collègues de la défense et agir comme un quatrième milieu de terrain en phase offensive.
Milieu de terrain
Au regard de la place du n°4 dans le jeu de van Gaal, le n°10’ est ainsi amené à jouer assez proche de l’avant-centre. Si lors de ses premières années, van Gaal jouait avec Bergkamp dans cette position, Litmanen y a joué avec beaucoup plus de succès. Il faut dire que le Finlandais a tous les attributs pour le poste : infatigable, volontaire, n’hésitant pas à faire les efforts pour les autres, son profil sied parfaitement à ce qu’on attend de lui dans le système. Quand l’adversaire a le ballon, Litmanen sort directement au pressing, et quand l’Ajax a le ballon, il choisit le moment opportun pour distiller ses ballons ou se mettre en position de second attaquant.
Les milieux excentrés, eux, ont des consignes bien précises. Si beaucoup de coachs leur donnent celle de fluidifier le jeu, pour van Gaal, ce n’est pas suffisant. Ces joueurs doivent être capables d’amener le danger vers le but adverse par leurs courses pour créer des espaces et des situations de surnombre propices aux décalages. À l’inverse, en cas de perte de balle, ces milieux doivent évaluer la situation et savoir exactement comment réduire l’espace. Des qualités qui dépendent d’un facteur majeur dans le jeu de van Gaal : l’endurance, afin d’être capable de couvrir beaucoup de terrain durant la rencontre. Les milieux de terrain doivent donc être très réactifs, ce qui repose sur une compréhension tactique supérieure, une discipline impeccable et une condition physique optimale.
Attaque
Les deux ailiers utilisent la largeur du terrain de manière à créer de l’espace à l’avant-centre. L’une des situations préférées de l’Ajax est d’utiliser le jeu long vers l’avant-centre après qu’il est allé vers l’espace libre (créé par ses partenaires). Sinon, de jouer dans les pieds d’un des ailiers pour qu’un milieu de terrain face à un appel pour solliciter le une-deux. L’ailier doit être capable de lire le jeu et de faire le bon choix : aller au but balle au pied, frapper, passer, solliciter une combinaison… Quand l’adversaire a le ballon, van Gaal leur demande d’effectuer un gros travail défensif : faire le pressing au bon moment ou se replacer intelligemment pour soutenir le milieu de terrain.
Quant au n°9, sous van Gaal, Stefan Pettersson et Ronald de Boer n’ont pas marqué l’époque pour leurs prouesses devant le but. Ceci s’explique par d‘autres qualités, notamment celles de combiner et de créer des espaces. Des espaces que peuvent exploiter les ailiers et les milieux de terrain par leur projection. Le n°9 joue donc ainsi souvent le rôle de « 3ème homme » sauf Patrick Kluivert, attaquant complet et véritable buteur. Qui ne pouvait qu’être issu de l’école ajacide.
Pour en savoir plus : The Coaching Philosophies of Louis van Gaal and the Ajax Coaches, Henny Kormelink