Abdeslam Ouaddou n’a jamais mâché ses mots. Comme Zahir Belounis et bien d’autres, il s’est retrouvé bloqué au Qatar. Depuis, l’ancien international marocain lutte pour le respect des droits de l’Homme au pays hôte de la Coupe du monde 2022. Très disponible, il a accepté d’évoquer ce sujet sensible. Et en a profité pour adresser quelques piques et casser le mythe de l’Eldorado.
Abdeslam, raconte-nous ton expérience au Qatar.
AO : J’ai signé en juillet 2010 à Lekhwiya, puisque je n’avais aucune offre après Nancy et que j’étais libre de tout contrat. J’ai attendu mais je n’avais aucune proposition. Puis ces dirigeants se sont déplacés jusqu’à Nancy pour me présenter leur projet et je m’en rappelle encore très bien. C’était le bras droit de l’émir actuel, et propriétaire du Paris-Saint-Germain, Cheick Tamim Al Thani. Ça avait l’air d’être un bon projet à la base puisqu’ils voulaient calquer l’ambition de ce club sur celle du PSG. À savoir le faire figurer parmi les meilleurs en Asie. Ils cherchaient des joueurs de renom, avec une expérience européenne et même africaine pour pouvoir encadrer leurs joueurs. Donc j’ai signé, en ne connaissant pas à l’époque la législation du Qatar. C’est peut-être aussi une erreur de ma part, normalement avant de partir quelque part on se renseigne sur ce qui se passe là-bas. Mais en même temps, j’ai des circonstances atténuantes. J’ai été bluffé par l’image que le Qatar a réussi à s’acheter. Je pensais que c’était un pays -comme ils le disent- démocratique, en plein boum, en évolution et qui respecte les droits de l’Homme en tout cas. Je n’ai pas eu peur de ce côté-là. Oui, j’ai été bluffé très honnêtement par l’image qu’ils ont réussi à se faire. Ils ont réussi leur coup, bravo !
Donc, tu atterris là-bas…
AO : La première année, ça s’est passé comme ils me l’ont expliqué. J’ai été capitaine de cette équipe de Lekhwiya. Il faut savoir que ce club venait de monter de deuxième division et l’objectif était de terminer dans les quatre premiers. C’est ce que le prince Tamim Al Thani souhaitait dans un premier temps. Nous on a fait mieux que ça, on a été champions. Ils avaient jeté leur dévolu sur trois professionnels, dont moi : Bakary Koné et Aruna Dindane. Il faut savoir qu’ils ont le droit à quatre professionnels dont un Asiatique. Et ça s’est super bien passé. Même si quand on est arrivés, avec les Ivoiriens on voyait deux-trois trucs qui n’allaient mais tant qu’on gagnait ça allait. Les choses se sont compliquées en fin de saison quand je pars en vacances, en France. Je rentre pour la deuxième saison, et là un dirigeant m’apprend au cours du stage que je dois changer de club. J’ai cru que c’était une blague, j’ai dit en anglais « are you joking ? » Et non, il n’avait pas l’air de plaisanter ce bonhomme ! Il m’a répondu : « C’est les ordres du prince, ça ne discute pas ». Je lui explique : « J’ai signé pour Lekhwiya, pas pour Qatar Sport Club ! Je ne connais personne dans ce club-là ! ».
Et contre ta volonté, te voilà à Qatar Sport Club.
AO : C’est un deuxième club de la famille Al-Thani, ce n’est pas à lui mais à son beau-père. C’est la troisième personnalité la plus riche, un homme influent. J’y ai joué ma deuxième année, on a fait une très mauvaise saison mais c’est le football. Il y a des hauts et des bas. À la fin du championnat, je repars pour prendre mes vacances. En France, comme d’habitude. Je reviens de nouveau pour terminer ma troisième et dernière année de contrat. Et là, les dirigeants de Qatar Sport Club me convoquent dans le bureau et m’apprennent qu’ils voulaient se séparer de moi en échange d’un mois de salaire. T’u imagines bien que j’ai refusé. J’ai dit « Non, il y a un contrat qui court, je souhaite terminer ma saison. Autrement vous faîtes comme partout dans le monde, vous me prêtez dans un autre club ou vous me transférez ». Et pour y revenir, j’ai été déplacé -parce que je n’ai pas été transféré, j’ai été déplacé !- . Parce qu’il n’y a eu aucun contrat de signé, aucune indemnité de transfert, il n’y a aucun document qui montre quelconque transfert. Déjà je pense que ça, c’est interdit au niveau du règlement de la FIFA. Il y a un bras de fer qui commence à s’installer. Ce n’est pas typique au Qatar, sauf qu’en Europe le joueur on continue à le rémunérer et à le respecter avec des entraîneurs qualifiés. C’est ce qu’on appelle le loft. Ce qui est dérangeant, c’est de ne plus payer le loyer de la maison qui est inclut dans mon contrat. Et tu vas comprendre pourquoi, ça fait partie de leur travail pour exercer une pression psychologique. Ils m’ont enlevé la voiture. Pour continuer à pouvoir travailler et respecter les termes de mon contrat, j’ai racheté une voiture derrière. Je leur ai montré que ce n’est pas parce qu’ils m’ont enlevé leur voiture que je ne pouvais pas m’en racheter une. Je ne suis pas venu pour l’argent au Qatar, j’ai joué dans des clubs ou j’avais des meilleurs contrats qu’au Qatar. Je suis parti là-bas parce que je n’avais aucune proposition et le fait de terminer ma carrière dans un pays du Moyen-Orient, pourquoi pas ? À la différence de ce que les gens pensent quand on va dans ces pays-là, je n’ai pas été là-bas pour l »argent. C’est vrai que 80% des gens y vont pour ça. Donc, ils m’enlèvent la voiture pour que je ne puisse pas venir à l’entraînement et me coller une faute professionnelle. J’ai toujours été pro, j’ai continué à m’entraîner et à être à l’heure. Alors ils m’ont écarté, je n’avais plus le droit de m’entraîner avec l’équipe. Ils sont partis en stage en Espagne puisque toutes les équipes au Qatar font la préparation à l’étranger car il fait plus de 50 degrés. Même la population locale vide le Qatar ! Il n’y a pas un chat en été, parce qu’il fait trop chaud. Je n’avais pas le droit à ce stage, je suis resté m’entraîner le matin et l’après-midi malgré des chaleurs étouffantes. J’ai posé la question à la personne chargée d’être avec moi : « Pourquoi vous vous comportez comme ça avec moi ?« . Et là il me dit : « Il faut accepter leur deal et tu abrégeras tes souffrances ». J’ai pas lâché, c’est une question de principe.
Et comment ça s’est fini ?
AO : J’ai continué à être irréprochable. Les mecs attendaient une faute de ma part pour me coller un procès ou je ne sais quoi. C’est un peu bizarre la législation là-bas ! En parallèle, j’ai contacté mes avocats à Paris. Je leur ai soumis le problème. Et on a attendu six mois, sans être payé. Heureusement que j’avais un petit matelas de sécurité pour subvenir à la scolarité et aux besoins de mes enfants qui m’avaient accompagnés là-bas. Ils ont reçu le courrier de la FIFA qui souhaitait avoir des précisions sur la plainte que j’avais déposée. Ils n’ont jamais répondu au courrier de la FIFA, ni à celui de mon avocat. On pratiquait un dialogue de sourd avec ces gens-là, il a fallu prendre une décision. Mon avocat a décidé de résilier le contrat à leur tort et de demander mon visa de sortie pour quitter le pays. Au Qatar, il faut l’autorisation de l’employeur pour quitter le territoire. Là, c’était le jeu du chat et de la souris. Ils m’ont demandé de retirer ma plainte à la FIFA pour me donner mon exit visa. On était continuellement dans du chantage.
Qu’est-ce que tu as fait ?
AO : J’ai du caractère, je suis quelqu’un qui n’a pas la langue dans sa poche. J’essaye dans ma vie d’être droit avec les gens. Mais je déteste l’injustice et il ne faut pas me manquer de respect. J’ai crié plus fort que le gars. J’y ai été au culot, je leur ai dit : « Je vais contacter les ONG protectrices des droits de l’Homme. Je vais taper un scandale comme vous n’en n’aurez jamais vu au Qatar ». Après quelques semaines, j’ai été convoqué par mon sponsor (ndlr : l’employeur au Qatar). Ils ont bien vu que j’avais commencé à communiquer, c’était pas bon pour leur image. Et là il affirme : « On va te donner ton exit visa mais on va tout faire pour que tu n’aies pas gain de cause, sache qu’on est très puissants à la FIFA ». À mon retour en France, après les articles lus dans la presse, France Football et le Qatargate, on se pose des questions !
« Les travailleurs immigrés […] C’est un sujet tabou mais c’est un des scandales humanitaires du XXIe siècle »
On apprend que le cas le plus médiatisé, Zahir Belounis, devrait enfin être libéré (ndlr : depuis l’entretien, Zahir est rentré en France). Tu le ressens comme une victoire ?
AO : Je suis content que ça bouge, mais je ne le ressentirais pas comme une victoire jusqu’à ce que Zahir foule le sol français et atterrisse à l’aéroport Charles-de-Gaulle. Parce qu’avec les Qatariens, il faut s’attendre à tout ! Il y a une ressortissante anglaise qui est restée bloquée pendant 8 ans. Elle s’appelle Tracy. Ils lui ont fait le même chantage, ils lui ont dit au moins une dizaine de fois qu’elle allait avoir son visa de sortie. On attend du concret. Et quand bien même si Zahir rentre sur le sol français, pour nous ce ne sera qu’une mi-temps gagnée. La deuxième mi-temps, c’est d’exercer une pression avec toutes les ONG protectrices des droits de l’Homme pour que le Qatar enlève ce système esclavagiste de la kafala. C’est la cause de tous les maux. Des travailleurs immigrés bloqués là-bas, qui meurent par centaines chaque année, qui parfois ne sont pas payés et ne peuvent pas rentrer chez eux. C’est un sujet tabou mais c’est un des scandales humanitaires du XXIe siècle, j’exagère un peu. Je dis ça parce qu’on a affaire à un des pays les plus riches au monde et qui se comporte de cette sorte, c’est un scandale.
Tu fais partie d’un collectif qui demande le revote de l’organisation de la Coupe du Monde 2022. Concrètement, c’est peine perdue non ? Et pourquoi n’a-t-on pas entendu des voix s’élever dès 2010 ?
AO : Si, quelques-unes, pas toutes, même si ce n’était pas à cette ampleur. Il y avait déjà un grand point d’interrogation mais les gens ont respecté cette rotation de la Coupe du monde. Pourquoi ne pas donner cette compétition à un pays arabe ? Et moi le premier, en tant que franco-marocain ne connaissant pas encore ce qu’il se passait là-bas. Après quand on voit le système qui ne respecte même pas les droits les plus élémentaires des êtres humains. la vidéo du Guardian, et les cas des ressortissants français et étrangers… C’est un combat pot de fer contre pot de terre, on sait très bien qu’on s’attaque à une grosse puissance émergente. Ils ont des intérêts partout et finalement les puissances occidentales se retrouvent liées à ce pays. Faire marche arrière, ce sera difficile. Mais demander le revote c’est surtout pour pousser le Qatar à réformer ce système.
On sent que les « dessous du Qatar » est un sujet qui te tient à coeur, on te voit à bloc sur les réseaux sociaux notamment sur les conditions des travailleurs étrangers sur les chantiers des stades. Tu as vu ça de près, mais les autres footballeurs ne se positionnent pas là-dessus. C’est de la peur, du désintérêt ?
AO : C’est une très bonne question. Je suis stupéfait, moi qui pratique le football depuis l’âge de 6 ans qui est un sport formidable. On connait les valeurs qu’il représente. Quand on voit un joueur (ndlr : Zahir Belounis) qui est bloqué, qui fait appel, il demande pas de le faire sortir de là. Juste un geste de grands joueurs qui nous ont fait rêver et que Zidane et Guardiola sont ambassadeurs de cette Coupe du monde 2022… Et quand un jeune qui regardait avec des grands yeux ces icônes, qui écrit une lettre émouvante et qu’aucun des deux n’a répondu à cette lettre… Je me pose des questions. Et je crois qu’il y a Owen qui a mis un message sur Twitter. Mais où est le monde du football ? On aurait pu dire non au blocage des joueurs professionnels au Qatar. En tout cas la FIFPRO, le syndicat des joueurs, a écrit à Sepp Blatter et ça aussi ça a fait bouger les choses.
Passons à un sujet plus léger, en parlant de stade, tu as vu cette histoire de Vagina Stadium ? C’est une blague ou un signe d’ouverture improbable sur la condition de la femme ?
AO : J’ai vu ça. Il faut savoir qu’il y a deux blocs au Qatar. Un bloc moderniste et un autre conservateur très important. C’était un design architectural pour donner un peu de modernisme. Aujourd’hui, ça a tendance à se médiatiser et cette forme vaginale risque de brusquer le socle de conservateurs au Qatar. On a même vu la statue de Zinedine Zidane donnant un coup de tête à Materazzi qui a été déboulonnée de la corniche de Doha parce que le mouvement conservateur affirmait qu’on n’a pas le droit d’idolâtrer quelqu’un. Donc j’imagine bien qu’un stade en forme de vagin, ça doit déranger une partie de la population là-bas.
Qu’est-ce que tu dirais aujourd’hui à un joueur qui a envie d’aller au Qatar ?
AO : J’aurais bien aimé, dans mon cas, qu’on me mette en garde. Ce que je conseillerais aux joueurs qui ont des propositions du Qatar, c’est de demander un visa de sortie permanent qui leur donnera la liberté de circulation. Et surtout de faire attention à leurs contrats, qu’ils soient régis par les lois de la FIFA, pas par la loi qatarienne. Parce que sinon, c’est peine perdue.
Propos recueillis par Adrien Verrecchia et Etienne Comte